“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

James Vincent MCMORROW

Qualités de la musique

soigné (81) intense (77) groovy (71) Doux-amer (61) ludique (60) poignant (60) envoûtant (59) entraînant (55) original (53) élégant (50) communicatif (49) audacieux (48) lyrique (48) onirique (48) sombre (48) pénétrant (47) sensible (47) apaisé (46) lucide (44) attachant (43) hypnotique (43) vintage (43) engagé (38) Romantique (31) intemporel (31) Expérimental (30) frais (30) intimiste (30) efficace (29) orchestral (29) rugueux (29) spontané (29) contemplatif (26) fait main (26) varié (25) nocturne (24) extravagant (23) funky (23) puissant (22) sensuel (18) inquiétant (17) lourd (16) heureux (11) Ambigu (10) épique (10) culte (8) naturel (5)

Genres de musique

Trip Tips - Fanzine musical !

jeudi 28 octobre 2010

Gonjasufi et Flying Lotus


Article non corrigé à paraître dans Trip Tips 8

Une bonne partie du monde occidental semblerait pouvoir s’accommoder d’une capitale comme Las Vegas et d’un patrimoine historique aussi désolé que le désert Mojave. Dure allégorie pour décider qu’en ces terres où le créateur de A Sufi and a Killer a décidé de rester, ça n’est pas forcément évident de trouver les éléments nécessaires à la constitution d’une véritable nouvelle foi musicale. De là à être de bonne foi… Mais l’impensable s’est produit. 
Soit un yogi, soit un tueur
Gonjasufi semble avoir développé nombre de ses qualités dans la contemplation. Il voue pour son environnement le plus proche – la ville, les gens sur la route – un respect attentif qu’il accorde de la même manière au désert Mojave où il a vécu un temps (des paysages de cactus et pas une âme par 50 degrés), à l’océan pacifique dont la sérénité le repait – et sa considération porte même sur la population américaine avant de concerner chaque habitant de la terre. C’est ce qui fait que sa musique est si endurante, ces différentes dimensions qui sont autant d’inspirations.
La démarche du sufi nait de ce qui l’étouffe le plus – les discriminations auxquelles il doit faire face au quotidien. Des déceptions qui le positionnent au sein de cette société spécifique de la Californie du sud, et lui donnent le recul nécessaire pour comprendre le monde mieux que nombre de ses contemporains. Il faut s’imaginer qu’à Las Vegas, l’obscénité économique qui sclérose le monde occidental est une culture – de quoi devenir, en effet, soit un sage yogi soit un tueur. C’est donc tout à fait naturel qu’il y ait, dans le processus de pensée du sufi, à un moment donné, la pratique du yoga. Un exercice dans lequel Sumach Ecks (son véritable nom) excelle et qu’il enseigne désormais. Une pratique aux fortes accointances spirituelles qui lui a aussi permis de trouver sa touche musicale définitive, en changeant sa façon de chanter. « Je l’ai trouvée en enseignant le yoga. Je n’aime pas passer un micro autour de ma tête quand je communique, donc il fallait que j’apprenne à parler avantage avec le ventre pour être entendu. Je rentrais après avoir donné trois cours d’affilée et ma voix était foutue – la plupart du chant sur le disque a été enregistré juste après que j’aie enseigné le yoga. »
A Sufi and a Killer est un disque sombre et tendu. De Suzie Q à Holidays, de I’ve Given à Advice, l’artiste tire sa force d’une position apocalyptique. « Peu importe la façon, ça va empirer avant de devenir meilleur. C’est en cours. Quand ce cataclysme va survenir ça va être le moment du demi-tour, du changement, le moment où nous allons tous avoir l’opportunité de dire : « ok » (comme la  dernière fois qu’on lui a jeté un caillou dans son pare-brise…) Le truc c’est de se préparer pour cette épreuve où on n’a pas l’électricité, où on ne peut plus aller sur internet, où on ne comprend pas ce qui se passe. Comment je vais trouver de l’eau ? Comment je vais faire pousser de la nourriture ? Comment je vais avoir l’électricité ? » Les questionnements de Gonjasufi le mettent dans une sorte de transe. Il se projette dans un avenir pour lequel la plupart ne risquent même pas une pensée ; le fait jaillir dans la discussion, le rend palpable au moment présent. D’ailleurs, certains le qualifient de « Dieu ». Si son activité a un sens, c’est de chercher à lire les cartes. Appréhender la direction, sans vraiment savoir de quel côté le bouleversement va arriver.
Chez Sumach Ecks, l’inquiétude n’est pas qu’une affaire d’esthétique, mais un sentiment qui ressurgit ça et là en interview. « Vous ne pouvez pas blâmer les gens, ils croient la télévision, ils sont innocents dans le sens où leur innocence est manipulée. La nouvelle génération compte tant sur internet pour l’information, et ils croient tout ce qu’ils y trouvent. Les enfants ne vont plus à la bibliothèque. La substance est digitale – on fait des enfants digitaux ». Une remarque étrange quand on pense que ce qui se passe à un concert de Gonjasufi – l’endroit où cette génération peut aller à sa rencontre – est en grande partie virtuel. Le jeu de lumières intense, les beats qui sortent de la console… Il faut se raccrocher aux mimiques et aux suppliques du sufi pour croire qu’il existe une authenticité derrière tout ça. Mais peu importe, Ecks est vigilant, il montre la juste attitude.
Chercher de l’eau
Gonjasufi insiste sur le fait que la musique l’a débarrassé de la violence. Il est revenu de son isolement, il est devenu père. Et sa seconde famille, l’équipe du label Brainfeeder, fondé par Flying Lotus, l’a accompagnée sur le chemin de la paix.
Le musicien Flying Lotus est énigmatique, lui aussi. Il parle davantage de ses prestigieux ascendants que de sujets sociaux à même de concerner les hommes dans leur ensemble. Pourtant, la musique que produisirent en leur temps John ou Alice Coltrane, avec qui il partage des liens familiaux, était un vent de liberté, et c’est là qu’est l’essence du musicien. « [Alice Coltrane] considérait les planètes, et disait que les gens jouent tous au même jeu. Elle appelait cela le cosmic drama. Mais elle l’a dit à bout de souffle et j’ai cru qu’elle disait « Cosmogramma ». La contemplation, dans son disque qui porte ce nom, c’est comme regarder les étoiles en faisant des diagnostics, tel Truman Capote dans De Sang Froid – avec cependant de l’humour là où on ne l’attend pas. Il y autant de rêve et de barrières franchies que de trivialité dans sa bande sonore – harpe et bips de jeux d’arcade se côtoient au milieu d’une profusion de rythmes et de sons annexes.
En amont du musicien ; un producteur, monteur, séquenceur hors-pair, qui fait preuve sur Cosmogramma d’un sens quasi-cinématographique – répliques à l’appui – de la mise en scène sonore. Contrairement à Gonjasufi, qui semble parfois volontairement enclin à laisser la gangue musicale le dépasser (les beats ne sont d’ailleurs pas créés par lui), Flying Lotus contrôle tout. Il trie polit, incorpore des éléments et donne lentement vie. Ne laissant jamais les sentiments prendre une place prépondérante, il ne semble limité que par sa maîtrise technique des outils sonores. Il estime, avec Cosmogramma, avoir enregistré l’album qu’il a toujours rêvé de faire, avoir atteint le niveau de maîtrise suffisant pour cela.
Flying Lotus est, aussi, quelque part, plus civilisé que Gonjasufi. Tandis que celui-ci aurait tendance à tourner dans Las Vegas au volant de sa bagnole, sans autre but que de se faire sortir la misère humaine par les yeux, « Flylo » comme on l’appelle dans les cercles, fréquente la scène Londonienne, une ville de gentlemen qu’il considère comme sa seconde maison. Alors que l’un a les tics de la bête traquée, l’autre a un pragmatisme presque réac.
Là où il redevient parfaitement humain, c’est lorsqu’il reconnait que Cosmogramma est entièrement dédié à sa tante disparue. Une touchante démarche humaine qui, dans ses mains, va encore prendre la forme d’un documentaire… En bref, il est méticuleux, réfléchi. Tout le contraire  de The Gaslamp Killer, le DJ californien à qui l’on doit le plus gros de la production du disque de Gonjasufi. Ce dernier parvient à identifier habilement ses deux comparses. « Le son de Flylo me fait penser à de la glace, quelque chose d’arctique, de polaire. C’est comme si j’étais dans le désert, à chercher de l’eau, et ce bâtard m’apporte de la glace – c’est le genre de relations que nous avions. Quand je vois son son, c’est de couleur indigo ou violette. Gaslamp savait aussi que je cherchais de l’eau, mais il arrivait avec un verre rempli de sable et me disait que c’était de l’eau. » « Gaslamp est une putain de tornade, un putain de tsunami ! Flylo est comme l’œil du cyclone, aussi cool qu’un parvenu. » Sur scène, l’intensité de The Gaslamp Killer, boule de furie aux cheveux en pétard derrière ses platines, transforme en spectacle leurs concerts ensemble. Ils se répondent, développent leur gestuelle l’un en fonction de l’autre.  
Le syndrome Radiohead
Un artiste interviewé, ou fréquenté par les médias, est déjà influencé ; surpris par ses propres réponses, il aura parfois l’impression d’en tirer de nouvelles idées, d’y déceler de nouvelles directions qui lui paraissent plus conformes, finalement, à ce qu’on attend de lui. On sent que Gonjasufi et Flying Lotus sont au-delà de ce genre de considérations ; parce qu’ils sont si ridiculement originaux, au-delà des idées et des directions, dans un monde qu’il leur est propre – c’est le syndrome de Radiohead. Pas une stratégie, sûrement pas une affaire de conscience supérieure ; une simple façon d’être. Leur démarche d’être à la fois modestes et évasifs leur permet de garder la tête froide et de ne se priver d’aucune perspective quand à leurs prochaines expériences.
Comme la musique est un milieu qui circule, par certains aspects, en cercle fermé, on peut voir dans le choix décisif de Warp de chaperonner à la fois Flying Lotus et Gonjasufi un retour sur investissement. Radiohead s’est inspiré des productions de ce label légendaire de musique électronique – en particulier Aphex Twin – au moment  de Kid A (2000), et le résultat a été un immense succès. Radiohead devint le meilleur groupe du monde au-delà des frontières de l’Angleterre – là bas, ils l’étaient déjà en 1997 avec Ok Computer. Il semblait alors naturel que, voyant la direction prise par le travail de Flying Lotus et de Gonjasufi, s’apercevant qu’ils allaient de plus en plus dans la direction prise par le célèbre groupe anglais, qu’ils commençaient à devenir des figures publiques sympathiques, démocratiques, visionnaires en toute simplicité, le label Warp ait décidé de les signer. D’abord Flying Lotus, puis à travers lui, Gonjasufi.

mardi 19 octobre 2010

Road to Fiasco - Bettertimes

Sous sa belle et muette pochette (un dessin de Anne-Pauline Mabire frappé de triangles rouges), le nouvel EP de Road to Fiasco est une bouffée d’énergie brute et globalement positive. Après deux détours plus post-rock sous influence Mogwai enregistrés en 2008 au studio UFO-Les Frigos à Paris, les quatre potes réussissent parfaitement le changement de format pour des titres plus courts, concis, qui mettent en avant un sens débridé de la mélodie stratosphérique. Le sentiment d’un son qui a fait son chemin loin d’ici, dans d’autres capitales, à travers l’assimilation de d’influences rock et urbaines, pour revenir débouler en trombe dans un pays où ce genre de mordant n’est l’apanage que de quelques passionnés. Un disque hors scène, hors-champ.
J’oserais employer le terme d’iconoclaste pour qualifier le chant de Ludivine Sabalot. Qu’elle ne change pas d’un iota, qu’elle ose encore davantage. « Ouh ! Oh Yeah ! She said all right ». Passé le seuil fatidique constitué par Dancing During the Crisis, qui nous propose de revivre en mode électrique à l’heure de la rigueur, le reste devrait se passer sans problème. Le numéro nostalgique Bettertimes arrête une vraie lumière, une flamboyance. C’est du post-punk : une certaine sensualité, une véritable esthétique qui peut, éventuellement, servir de point de chute pour de prochaines évolutions. La crise de la trentaine est négociée haut la main sous les doigts de Benjamin, le frère de Ludivine, qui utilise sa six cordes d’un seul mouvement ; au final, un geste de passion.
Ils n’ont qu’à laisser aller leurs qualités techniques, leur envie d’espace et leur respect de traditions très peu françaises – voir Les Savy Fav en concert –, leur passion des refrains repris en chœur, de la plastique ciselée et, presque déjà, d’un design pointu si l’on en juge par ces nouveaux morceaux coupés au cordeau. Qu’ils continuent d’y mettre toujours plus leurs tripes, leurs cœurs, à y faire tomber leurs petits mouchoirs, à y travailler en esthètes avant tout, puisqu’ils ont déjà le talent. Qu’ils continuent à y croire à fond, et on leur souhaite de faire bientôt l’expérience décisive de la scène.

http://www.myspace.com/roadtofiasco  

Gonjasufi - A Sufi and a Killer



La voix de Sumach Ecks provient du plus profond de lui-même. C’est parce qu’il est, outre musicien professionnel et complètement dévoué à sa musique, également capable de donner des cours de yoga – sentant que sa voix était trop peu audible sans micro, explique t-il, il a adopté un ton guttural qui venait de son ventre. C’est ainsi qu’il a fait de sa faiblesse une force ; un précepte qui se multiplie à tous les niveaux sur A Suffi and a Killer, disque en forme de lutte pour la survie, en provenance d’un animal trop humain pour supporter sans broncher la loi de la jungle – chez lui, à Las Vegas, Ecks est l’objet de toutes les méfiances.  Sa tête le fait passer dans les meilleurs jours pour un junkie illuminé, et les autres pour un terroriste.

Ce premier disque sous le nom de Gonjasufi est le fruit d’un long cheminement depuis la violence exacerbée jusqu’à l’immobilité – si vous lui giflez une joue, Sumach Ecks tendra aujourd’hui l’autre joue, là où autrefois il vous aurait jeté une pierre dans le pare-brise avant de revenir s’occuper de vous avec sa batte de base-ball. Il a effectivement subi le coup de la pierre, et à ses dires il a simplement constaté les faits sans sortir de ses gonds : « Ah, Ok. ». C’est un peu l’histoire d’un type que les brimades et la haine raciale ont déséquilibré et qui décide de sauver son âme à travers la méditation, parce qu’il ne veut pas montrer le mauvais exemple à ses enfants. En fait, c’est exactement cela, car Ecks est effectivement devenu père de famille dans l’intervalle. Et il est devenu plus fort, sans quitter son siège, que tous ces américains mécréants, et premier rang desquels ces flics solitaires qui écoutent toute la journée une radio sans âme et traquent les petits délinquants au volant plein de graisse de leur véhicule. « J’ai appris la capacité à rester immobile. La chose la plus difficile à faire pour les gens est de rester immobile. Et dans l’immobilité vous créez le mouvement ».

Le sufi a décidé de se créer sa radio du désert à lui, en quelque sorte. Un habitué des régions Mojaves, un passionné de l’océan, c’est dans les grands espaces qu’il a écrit bon nombre des titres de son disque. A Sufi and a Killer en compte dix-neuf – souvent courts, nerveux, denses (sa musique a été qualifiée de stoner !) et fébriles, ils se révèlent comme une frise de figures antiques aux tons ocres, à peines dépoussiérée. Des forces peut-être occasionnellement maladroites, mais qui ont une grande qualité ; elles  laissent toutes cette impression d’avoir été extraites de la psyché du sufi lui-même, de pensées directes et raides auxquelles il insuffle un peu de vie.

C’est en concentrant des bribes d’impressions que Ecks parvient à donner le sentiment d’un disque complet et complexe – différentes dimensions, correspondant à différents états de conscience, s’empilent avec la simplicité que leur démarche gauche leur permet. Ce premier disque signé sur le label Warp, le plus grands des labels électroniques (Aphex Twin, Battles…) a eu beau bénéficier d’un bel appareil de promotion, il ne séduit pas immédiatement. Rêche, il parvient pourtant rapidement à ses fins grâce à des titres comme Ancestors, Dednd ou Holidays, et on finit par l’aimer pour sa qualité les plus importante ; son humanité, le fait qu’il soit les tripes et le cœur de son créateur. A Sufi and a Killer est produit au cordeau – de l’aveu de son auteur, le mixage (en compagnie de ses amis The Gaslamp Killer, Mainframe et Flying Lotus) a pris plus de temps que l’enregistrement – et pourtant, peut-être plus importante que le son général est cette voix aux intonations multiples, la façon dont elle sonne, s’éteint dans un souffle et revit dans la répétition d’une phrase, et ce qu’elle raconte, parce que ce premier album n’est pas qu’un travail d’esthète mais abrite aussi de vraies chansons. Quant au travail d’esthète, l’osmose entre voix et rythmes est remarquable, sur Holidays par exemple.

Certaines des chansons racontent des histoires – Suzie Q – mais elles se réfèrent souvent au sufi lui-même – c’est le cas de Sheep. C’est comme si Ecks avait voulu protéger les morceaux qui constituent A Sufi... en leur donnant un aspect esthétique insondable – astuce qui l’a finalement rattrapé, puisqu’elles ont servi de réceptacle à sa propre démarche protectrice. Malgré les beats urbains, c’est une musique qui appelle à la prudence, à l’humilité et au recueillement (Ancestors). Et – le plus important peut-être pour le sufi – son travail demande le respect (qu’il a obtenu sans difficultés depuis la parution du disque). Prudence, respect… des sentiments que Ecks est décidé à obtenir de nous, et sans lesquels il ne peut lui-même devenir ce « mouton, plutôt que d’être un lion », comme le raconte Sheep. La peur que sa mauvaise ombre ne reprenne le dessus en cas de provocation : « My shadow/It keep swallowing me » prévient t-il par le biais de Suzie Q. Il y a dans la métaphore de ce titre un message social et politique, preuve que les requêtes les plus spontanées sont capables de mettre en résonance toute personne dans les parages, quel que soit son passe-temps. A Sufi and a Killer contient peut-être la clef de l’autogestion – se maîtriser, ne jamais déborder… Comment ne pas y voir un sommet d’art populaire ? Doublé d’une plastique exigeante destinée à satisfaire une maison de disques à la pointe de ce qui se fait de mieux. Derrière un tel résultat, certaines structures peuvent tituber, ce n’est plus que du charme.   


  • Parution : mars 2010
  • Label : Warp
  • Production : The Gaslamp Killer, Gonjasuffi, Mainframe, Flying lotus
  • Genre : Psyché, Tribal, Hip-Hop, Stoner
  • A écouter : Ancestors, Holidays, Dednd



  • Note : 7.50/10
  • Qualités : original, lucide, groovy

Antony and the Johnsons - The Crying Light (2009)




Parutionjanvier 2009
LabelSecretly Canadian
GenreFolk alternatif
A écouterEpilepsy is Dancing, Aeon, Another World
OOO
Qualitésoriginal, habité

Traduit de Pitchfork à l’exception du premier paragraphe.
Dès l’entrée en matière, Her Eyes Are Underneath the Ground, The Crying Light est insondable. Cette chanson, c’est à propos de la manière dont les enfants s’inquiètent que leurs parents vont mourir un jour, le moment où vous réalisez que personne ne va durer pour toujours » « Puis j’ai pensé que c’était peut-être ma mère qui chantait à propos de sa mère, et ainsi de suite, parce que je suis très intéressé par l’idée d’être le bout d’une ligne de vie qui remonte au début de la création ».  Un « drôle » de jeu de poupées russes, en somme. « Je suis un enfant de la terre, et la terre est ma mère, ou une figure maternelle. Donc dans un sens, la chanson raconte le deuil et la manière dont nous sommes affectés des problèmes d’écologie de notre mère la terre, comme l’est l’enfant affligé pour sa mère ». Epilepsy is Dancing est encore plus surprenante ; mais mieux vaut voir la vidéo réalisée pour cette chanson par les frères Wackovski (Matrix) pour en saisir, sinon le sens, au moins l’idée esthétique. « C’est l’histoire d’une personne qui a des crises. La chanson raconte comment elle est happée par le chaos mais en réchappe ensuite, et elle commence à y voir un motif, à en saisir la chorégraphie ».
Ce qui ramène à la pochette du disque. Elle ressemble assez à celle de son prédécesseur, l’acclamé I Am a Bird Now (2005). Ce dernier représentait une photographie en noir et blanc du performer travesti Candy Darling sur son lit de mort à l’hôpital ; cette fois, on a une image encore plus désolée du danseur de Butoh japonais Kazuo Ohno, un héros d’Antony Hegarty depuis qu’il le remarqua pour la première fois sur un affiche alors qu’il étudiait en France, étant adolescent. Tandis qu’Ohno se penche en arrière, ridé et apparemment proche de la mort lui aussi, la fleur dans ses cheveux  pointe la même direction que les bouquets clairs qui entourent Darling.
Mais c’est les différences entre ces deux photos qui en disent le plus sur The Crying Light. Le plus gros de ce que l’image de Darling représente – l’identité de genre, la performance artistique, l’underground New-Yorkais autour de la Factory de Warhol – est reflété dans la largesse stylistique de  I Am a Bird Now, ainsi que dans son usage d’invités qui incarnaient ces thèmes, comme Lou Reed et Boy George. Le symbolisme de l’image de Ohno est plus simple. Le danseur, cité par Hegarty comme un modèle de «vieillir en tant qu’artiste » a 102 ans et ne peut plus bouger ni parler ; il apparaît dans les limbes entre deux mondes. « Il s’est entraîné jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger », a expliqué Hegarty au magazine The Wire en décembre 2008. « Ensuite il a continué à effectuer les bons pas au fond de sa tête ».
Sur The Crying Light, Hegarty est fasciné par ces pas – les transitions et les chevauchements entre la vie et la mort, la mort et la vie, ce monde et le suivant. « From your skin i am born again », chante t-il sur One Dove, une ode pour un oiseau qui vient de l’ « autre côté » pour « apporter un peu de paix ». Plus loin, Aeon illustre l’éternité comme un jeune garçon né pour prendre soin de son père, alors que le temps mélange les générations. Des concepts similaires parcourent chaque chanson. Avec un touche adroite, Hegarty utilise en les répétant  des mots comme « utérus » « tombe » et « lumière » et il revient aux métaphores primales – l’eau pour la vie, la poussière pour la mort, la terre comme endroit à la fois pour l’enterrement et la renaissance. « I’m only a child/born upon a grave », insiste t-il sur Kiss my Name, capturant presque l’album entier dans une seule déclaration puissante.
Bien que faciles à résumer, ces idées ne sont pas moins complexes que celles sur I Am a Bird Now. En fait, elles sont plus vastes et universelles que les perspectives New-Yorkaises de ce précédent disque. Mais elles ont aussi poussé Hegarty à créer des chansons plus simples et subtiles. A la fois épuré et riche, The Crying Light atteint une grande intensité avec un mélange relativement minimal de mélodies basiques, de paroles concises, et d’arrangements sous estimés. C’est difficile de croire qu’un disque qui crédite quatre arrangeurs et deux demi douzaines de musiciens puisse être minimal. Mais la façon qu’a Hegarty de choisir leurs contributions est plutôt question de précision que de volume, davantage de moments attentivement choisis que de voix multiples. Le sombre violoncelle qui termine Her Eyes are Underneath The Ground par exemple, ou la douce floraison de vents au milieu de Epilepsy is Dancing, ou encore les claquements de doigts qui donnent une dimension charnelle et spirituelle au morceau titre.
Peut-être qu’Hegarty a enregistré des prises avec plus de chair pour ensuite en supprimer des parties, laissant leurs échos flotter dans les limbes qu’il chante. Quel que soit son procédé, l’utilisation qu’Hegarty fait de l’orchestration pour accentuer et souligner crée un pouvoir indéniable, le genre qu’une densité sonore plus grande n’aurait pas pu contenir.

Antony and the Johnsons - S/T (1998)

Parution : 1998
Label : Durtro
Genre : Alt-folk, auteur
A écouter : Twilight, Cripple and The Starfish, Atrocities

Qualités : original, soigné

Après avoir mesuré tout ce que ses influences – les drag queens et quelques réalisateurs de cinéma -  pourraient lui apporter, Antony Hegarty va commencer à écrire, diriger et produire des scénettes musicales ; d’abord Sylvie and Meg, inspirée par le cinéma de John Waters, puis Cripple and The Starfish, qui raconte, sur arrière-plan de fin du monde et de futur lointain, la douleur des deux dernières créatures, mi-humaines mi-robots, dont le cœur fonctionne encore.

Cela donnera, sur le premier album d’Antony and the Johnsons, la chanson du même nom. Celle-ci, l’une des meilleures du groupe à ce jour, a fait couler beaucoup d’encre ; on ne s’est pas privé de donner son ressenti à l’écoute, d’en explorer les thèmes. « C’est vrai que j’ai toujours voulu l’amour plein de souffrance… Je suis très, très heureux alors viens, viens et fais-moi mal »… « C’est comme d’avoir ses doigts coupés et les voir repousser de nouveau, comme une étoile de mer (starfish). C’est en vouloir encore », lira t-on. C’est une ode aux sentiments qui se mélangent, trouvent leur apogée dans la confusion, et  dont l’intensité atteint le masochisme – la douleur comme point de non-retour, dans un contexte où il n’y a plus de retour possible.

Le disque est très bon, et c’est heureux car c’est le premier véritable pas de Hegarty comme musicien. Il n’a plus l’aspect visuel pour le soutenir, mais parient sans peine à susciter les images dans la tête de l’auditeur, et même une esthétique toute entière, qu’il va peaufiner lentement ensuite – la pochette bleue, représentant un Hegarty androgyne et extra-terrestre, est déjà très originale et marquante. Cet album éponyme permet Hegarty d’adopter quelques conventions, et surprend par son classicisme ; ce sont des chansons qu’il porte académiquement de sa voix, accompagné par une première mouture de Johnsons – formation mal définie, en mouvement, dissimulée derrière son improbable figure de proue. Cette présentation plutôt sage a eu le mérite de faire découvrir Hegarty à un nouveau public – quoique son public tout entier se soit virtuellement créé à ce moment - amateur s de soul, de crooners ou de rock alternatif.

Ce n’est pas vraiment la forme, mais le fond – les textes – qui est iconoclaste. Le troisième titre s’appelle Hitler in my Heart, mais rien de néo-nazi là dedans. Il y a aussi Rapture , Atrocities. Toujours une manière de nouer les extrêmes et les opposés. Une chanson d’Hegarty semble l’art d’en faire un nœud. De velours bleu peut-être. Par la suite, même alors que la musique prendra des formes abstraites, on pourra avoir l’impression que la force brute et parfois naïve des textes se resserre autour d’elle.

Le premier effort d’Antony and the Johnsons est remarquable par sa cohérence et sa constance. On aurait pu croire que ses premiers efforts musicaux allaient relever de l’essai, mais en réalité il a déjà fait ses essais auparavant, sur scène, auprès de son public. Ce disque est le fruit d’un premier aboutissement, et garde une place toute particulière dans la discographie de l’artiste. Cette impression se confirme quand on sait que sept ans le séparent de son successeur. Un grand écart qui aurait tendance, de notre point de vue, à s’opérer au désavantage de ce premier jet. Ce serait une erreur.  


lundi 11 octobre 2010

Antony and the Johnsons - Swanlights (2010)


Parutionoctobre 2010
LabelSecretly Canadian
GenreFolk, Soul, Auteur
A écouterThe Great White Ocean, I’m in Love, Thank You for Your Love
°°
Qualitéslyrique, onirique, sensible
Antony s’est révélé avec les années être un artiste difficile à comprendre, dès lors que l’on essaie d’aller au-delà de l’émerveillement que provoque ce « bêlement séraphin » qui lui sert de voix, pour reprendre l’expression d’un journaliste américain. C’est ainsi assez ardu de pointer la direction que prend l’art de Antony, surtout qu’il était déjà complètement formé avec I’m a Bird Now (2005). Ce disque montrait sa capacité à fondre fond et forme, tant les problématiques abordées – transgenre et transgression – étaient bien illustrées par le choix de faire apparaître l’icône Boy George sur le morceau For Today i’m a Boy.  De l’aveu d’Antony, ce morceau jusqu’au-boutiste avait été difficile à imposer comme single. Depuis, on a de cesse de traquer les exubérances lyriques qui font qu’écouter Antony and the Johnsons fait se sentir libre.

Comme sur son prédécesseur, les contributions des musiciens sont à la fois variées et suffisamment nerveuses pour éviter à Swanlights d’être amorphe. C’est un tour de force que de réunir ces ersatz de musique de chambre, de les assembler dans des compositions aux sentiments ambivalents. La voix d’Antony, qui est au cœur d’un processus mélodique fiévreux et précis, s’accroche toujours, trouve la note juste, exprimant au mieux les contraires, les métaphores, les métamorphoses. On a parfois reproché à Antony and the Johnsons de se prendre trop au sérieux ; mais c’est un dévouement qui est entièrement investi au travail des émotions, les rendant plus nébuleuses et insaisissables encore. Ainsi, les mots « thank you », par exemple, martelés à la fin de Thank You For Your Love, ne traduisent peut être qu’une douce hystérie, et impossible de savoir si la douleur du chanteur est apaisée ou si elle s’alourdit  encore au moment où il répète ses mots. Que la tension soit démultipliée ou libérée, le résultat est un mantra vibrant. Dans les moments ou la voix d’Hegarty semble débarrassée de toute retenue, lorsque les mots ou les simples sons se mettent à fleurir, comme sur Everything is New, cela ne veut pas dire qu’il est en bonne disposition. Il laisse éclater ses émotions, quel que soit leur bord, toutes serrées en un nœud unique et en un seul souffle.  

Swanlights est un disque d’humeur, et de nombreuses images viennent à son écoute – tout dépend de la situation dans laquelle on se trouve à ce moment. Pour moi, ce disque est empreint de visions de la mer, d’un nouveau départ – le thème évident du premier titre balbutiant. On peut imaginer à l’écoute de I’m in Love se trouver, le cœur à la fois léger à la perspective d’une nouvelle vie, et lourd des souvenirs diffus de ce qu’on laisse derrière nous, à la poupe d’un ferry. N’est-ce pas les émanations retentissantes d’un paquebot que l’on entend résonner au début du morceau ?
Hegarty apporte une sensualité particulière sur I’m in Love. « I’ve been touch and i’ve been touch/And it’s too much and it’s too much ». Et bientôt, au détour des mots « like a humminbird », on entend distinctement des froissements d’ailes… La rythmique y a cet aspect primitif et répétitif qui évoque un remous régulier et finit par un imposer une cadence, nous faisait pénétrer à notre insu, un peu plus à chaque écoute, des régions inconnues et qui le resteront. Ecouter Swanlights, c’est accepter d’être amené d’un endroit à un autre en distinguant si peu de chose que l’on est obligés d’imaginer. Imaginer la source de cet art souterrain, ce qui l’a inspiré. C’est comme des rêves qui se nourrissent bien un peu d’inconscient, mais aussi d’une matière très opaque – sont rendus chatoyants par les sublimes mélodies qui s’imposent finalement et font de l’écoute un simple plaisir. Ces morceaux prennent leur sens dans leur beauté.

Le morceau Swanlights nous plonge ensuite dans une étrange léthargie. Une vision que l’on peut avoir alors est celle d’un enchevêtrement de poisson argentés qui ne démêlent jamais leurs corps et font des ronds à l’infini. « It’s such a mystery to me » répète Hegarty, tandis qu’un piano donne après trois minutes une structure au morceau. Le chant d’Antony prend alors les accents d’une célébration, comme sur I’m in Love lorsqu’il répète « touch ». The Spirit Was Gone est le seul titre au ton résolument triste du disque – encore une chanson qui gravite autour de la mort, mais nous le fait comprendre, cette fois. Puis viennent  Flétta, un duo avec Bjork assez difficile à cerner, la valse lumineuse Salt Silver Oxygen et Christina Farm, peut être le titre le plus mystérieux du lot, qui se termine sur la répétition de la phrase « My face and your face/tenderly renewed », quelques mots dans lesquels Hegarty contient une tension qui ne s’est finalement jamais envolée. Le monde autour de vous va continuer de vibrer d’angoisse longtemps après que le disque soit terminé.

samedi 9 octobre 2010

Neil Young - Le Noise (2)


Le Noise, le nouveau disque de Neil Young, commence par deux morceaux dont les paroles ostensiblement simples : Walk With Me et Sign of Love. « I feel the love/I feel unconditional love » commence le premier. Pour se terminer sur la répétition des trios mots du titre. Walk With Me évoque Walk On, sur On the Beach (1974). Mais si Le Noise risque de souffrir de cette comparaison il vaut mieux le rapprocher, lyriquement parlant, de d’autres disques dont les phrases simples ne contenaient que ce qu’elles signifient. Neil Young est très direct lorsqu’il enjoint l’auditeur à marcher avec lui, à suivre ses traces. Sign of Love répond au même canevas primitif. Angry World, encore, ne s’embarrasse pas de décorum – c’est tout le personnage du simple chanteur, loin de l’image quasi-iconique qu’il a acquise a force de faire l’unanimité et d’intéresser toutes les générations. « It’s an angry world/No doubt everything will go as planned »

Young n’a jamais eu la plume d’un Dylan ou d’un Cohen, mais sa force est autre – partager des messages simples et humains (mais c’est toujours ardu d’en faire l’éloge sas évoquer son jeu de guitare). Il est aujourd’hui encore décomplexé, alors que la musique rock s’intellectualise de plus en plus. Lui tente de s’adresser directement aux cœurs, limitant ses métaphores à quelques titres plus imagés – Hitchhicker et Peaceful Vally Boulevard. Il y a fort à parier que si ce disque était paru dans les années 70, il n’aurait pas prêté à tant de réserve qu’aujourd’hui. Malgré tout, la plupart des critiques musicaux l’ont très bien accueilli.

L’enregistrement a commencé avec la pièce acoustique Love and War. Un retour à tâtonnements sur ce passé lyrique dont le chanteur n’a pas à rougir. « When i sing about love and war, i’don’t really know what i’m saying » “I still try to sing about love and war…” Ce n’est pas vraiment une chanson mélancolique, malgré le ton de la guitare ; plutôt un état de fait.
Etant donné l’ampleur que prend le son sous les voûtes du manoir de Lanois, à Los Angeles, le producteur et le musicien appréhendent ce que va donner la vieille Gretsch Falcon, branchée sur deux amplis pour deux sonorités différentes. C’est la naissance de Hitchhicker. Young enregistre ensuite le deux premiers titres, et c’est à ce point, sans doute, que l’album tint ses deux directions. Le chanteur fait le choix de mettre en valeur les déclarations de paix que constituent ces deux premiers morceaux, et garde pour la suite les textes plus personnels – Peaceful Vally Boulevard. Cela fait une pièce acoustique par face, et suffisamment d’électricité pour que les échos aient eu le temps de cerner la maison. Lanois se charge ensuite d’ajouter divers effets qui habitent et hantent le son.

Young raconte qu’il fit écouter Le Noise à Frank « Poncho » Sampedro, de Crazy Horse, le groupe qui l’accompagna depuis ses débuts sur Everybody Knows this is Nowhere (1969). Lequel dit qu’il adorait et demanda à Young comment il s’y était pris. En réalité, l’illusion est telle que l’on croirait entendre un groupe entier, et rageur, encore, un pur produit d’une époque amère – encore les années 70, cette décennie qui vit l’avènement de beaucoup des grands genres de rock – le punk, le grunge, le heavy… comme rarement avec Le Noise, un artiste reconsidère son instrument comme une source de d’expériences, de renouveau (il faut se souvenir de ses deux figures de proue ; Bert Jansch et Jimi Hendrix). Après avoir épuisé ses guitares au début des années 90, Young n’en tirera plus aucune réelle nouveauté jusqu’à aujourd’hui. Le Noise est plus pertinent que nombre de disques réalisés en compagnie du Crazy Horse ; tandis qu’un album comme Life (1987) s’est aisément fait oublier, on peut gager que Le Noise restera visible dans la discographie volumineuse du canadien. Contrairement à certains de ses disques tournés vers le passé – et cette propension d’en revenir toujours aux mêmes musiciens comme si quelque chose de neuf allait en sortir – celui-là est bien ancré dans le présent, et a la force de l’authenticité. Et suffisamment fiévreux pour rendre l’avenir excitant.


Neil Young - On the Beach (1974)


Parution : juillet 1974
Label : Reprise
Producteur : Neil Young, David Briggs, Mark Harman, Al Schmitt
Genre : Rock
A écouter : Revolution Blues, On the Beach, Ambulance Blues

°°°°
Qualités : vibrant, sombre, engagé, sensible, culte

Les années 70 ont contenu un orage étouffé, quelques grands disques à la fois abrasifs et éteints, comme Sticky Fingers (1971) ou On The Beach. Si Sticky Fingers est largement reconnu comme l’un des fleurons du rock, un statut qui devrait logiquement l’embarrasser – à cause de morceaux comme I Got the Blues, Sister Morphine ou Dead Flowers, qui lui donnaient à la fois sa poisse et son aura. On the Beach est paru en 1974, alors que les désillusions politiques et les pertes d’amis laissaient Young dans un dénuement proche du cynisme. On the Beach est trempé dans des émotions exténuantes et ne contient aucun des titres les plus célèbres de Neil Young, ce qui en fait un second couteau de sa discographie largement restée dans l’ombre de Harvest (1972) – pas l’un de ses disques les plus intéressants vu d’ici. Il a aussi souffert d’être longtemps resté inexistant en CD, tout simplement parce Young n’aimait pas trop ce format jusqu’à ce qu’il estime que les techniques avaient fait suffisamment de progrès pour rapprocher le son du compact-disc de celui des vinyles. Comme d’autres oubliés tels American Stars and Bars (1977), On the Beach existe de nouveau, dans sa jaquette symbolique, à l’épreuve de la modernité. Une plage maussade, où les impressions laissées dans le sable n’ont pour vocation que de s’effacer, est d’ailleurs l’endroit idéal pour l’écouter. 

On pourrait, sans évoquer le moindre morceau de ce disque, lui faire une réputation insalubre en se perdant en légendes – l’état déplorable de Young sur scène à l’époque, et, étant donné qu’On the Beach semble enregistré dans des conditions live, la manière dont son attitude éhontée avec l’alcool et les substances perce à travers sa façon de chanter. Mais le disque est peut-être l’œuvre d’un musicien plus lucide que prévu, dont la voix maladroite ne reflète que le dépit. C’est toujours plus facile de donner une image infréquentable du musicien pour mettre son disque en valeur – même les Stones n’ont pas toujours été si glamour – que d’en faire l’exacte somme de ses intentions, que d’admettre qu’il s’agit d’un pamphlet de quelque sorte que ce soit. On the Beach n’est peut être pas aussi cynique et fielleux que cela, mais Young ne dissimule plus qu’il puisse être farouche. En réalité, Neil Young avait déjà recouvré ses esprits depuis Tonight’s the Night (enregistré avant mais sorti après) – et ce qu’il voyait, au sortir du deuil d’un ami, avec son regain de sagesse, ne lui plaisait pas du tout. C’est plutôt alors le disque d’une rage lucide que celui d’une déprime égoïste, n’en déplaise à ceux qui en auraient fait leur compagnon dans la défonce. Le désespoir est derrière lui. 

Toutes ces réflexions semblent bien vaines aux premières écoutes du disque. Walk On va y rester le parent sympathique, fréquentable, peut-être anecdotique malgré son cynisme latent. See the Sky About to Rain décevra sans doute, dans un premier temps, par sa simplicité. Mais c’est la promesse que ces titres, malgré de puissants messages, pourront être réécoutés des centaines de fois sans lasser, dans l’appréhension de ce Revolution Blues qui est la meilleure chanson de Young post-After the Gold Rush. Ce disque a l’extraordinaire pouvoir de vous imbiber, et See the Sky About to Rain est un buvard. Sur Revolution Blues : « On vit sur un plateau en bordure de la ville/Tu ne nous vois pas parce que nous n’y allons jamais On a vingt-cinq fusils seulement pour empêcher la population d’augmenter/Mais on a besoin de toi maintenant/c’est pour ça que je suis venu » « Je suis un barillet de rires/avec ma carabine j’entretiens leurs espoirs/jusqu’à ne plus avoir de munitions. » Et après mûre réflexion : « J’ai entendu que le Laurel Canyon est plein de stars connues/Mais je les déteste plus que des lépreux et je vais les tuer dans leurs voitures. ». Sur cette chanson terrifiante et irrésistible à la fois, inspirée par Charles Manson que Young a rencontré, il n’a jamais été aussi incisif, et la musique qui l’accompagne est d’une efficacité redoutable (le groupe est alors constitué de Ben Keith, Tim Drummond et Ralph Molina, et voit la participation entre autres de Crosby et Nash). 

Puis l'halluciné For the Turstiles, et le quasi-distrayant Vampire Blues, dont l’introduction nous replonge effectivement dans le pot des vieux classiques de la musique noire, avant de se muer en rock, sans perdre son groove poussiéreux. « I’m a vampire babe/sucking blood from the earth/I’m a vampire babe/so you’re twenty dollars’ worth ». La guerre continue sous une forme différente. Avec parfois la tentation de tout abandonner. Sur le morceau titre : “I need a crowd of people/but I can’t face them day to day” “I went up to the radio interview, but I ended up alone at the microphone”. Sombre réflexion sur les à-côtés de la célébrité. Sur Motion Pictures, Young dépeint de manière subliminale sa relation avec l’actrice Carrie Snodgress. A la fin, Ambulance Blues est la magistrale complainte du chanteur envers ses critiques. Le tempo ralentit imperceptiblement jusqu’à la dernière note. Les trois derniers morceaux, qui occupent la deuxième face du vinyle, ont la faveur de Young.



      jeudi 7 octobre 2010

      Jonny Greenwood - There Will be Blood (Bande Originale)



      Jonny Greenwood aborde depuis 2003 sa nouvelle expérience de compositeur de musique contemporaine avec une retenue et une discrétion qui lui font honneur. Ce qui n’est pas surprenant de la part de l’un des cinq membres du groupe le plus cool du monde, celui qui prend son succès artistique et commercial avec la simplicité la plus désarmante, Radiohead. Seule la curiosité et le désir de s’améliorer, de progresser, les a fait avancer depuis le début des années 1990. En 2008, Greenwood apparaît totalement décomplexé avec cette bande originale, n’ayant pour limite que son exigence minimaliste,  gravité plutôt que grandiloquence. Pas de doute, c’est le même homme que celui qui a enregistré pour le documentaire Bodysong, beaucoup plus confidentiel, une bande-son fascinante en 2003. Les fans les plus attentifs de Radiohead y reconnaîtront aussi des sonorités présentes au sein de Radiohead depuis Kid A (2000), disque phare de la discographie du groupe auquel Jonny Greenwood a largement contribué. On reconnaît son goût pour la musique contemporaine (Penderecki, Messiaen, Gorecki), sa fascination pour des ambiances à l’harmonie difficile au travers desquelles triomphe toujours la beauté, la fragilité, l’émotion.
      Deux choses, en particulier, marquent l’esprit dans le film de Paul Thomas Anderson pour lequel a été composée cette bande originale ; la performance d’acteur de Daniel Day-Lewis dans le rôle du magnat du pétrole Daniel Plainview – présent dans chaque scène ou presque -, et la musique, utilisée avec plus d’économie, de Greenwood. Dès la première séquence, alors que l’image s’ouvre sur les espaces désertiques californiens éblouissants et le puits que Plainview tente d’exploiter (il n’est encore pas le richissime propriétaire qu’il deviendra par la suite), la musique tendue, les cordes intenses évoquent une beauté en distorsion, font rejaillir des sentiments enfouis au fond du cœur du personnage. Jamais la beauté n’avait été aussi pure, dans l’œuvre du musicien, que depuis le diaphane How to Disapear Completely, titre présent sur Kid A. Ici, loin du parasitage électronique auquel il a parfois été confiné, Jonny Greenwood n’imagine que de la musique orchestrale, se projetant dans le début du vingtième siècle avec une discipline inédite pour lui.
      En résulte un disque d’un peu plus de trente minutes, construit de onze pièces séquencées dans l’ordre de leur utilisation dans le film, et où aucun instant n’est superflu ; toutes les voix musicales, orchestre et quartet, se répondent pour donner un bouleversante œuvre à l’intérieur de l’œuvre. Malgré les titres – Open Spaces, Hope of New Fields, Proven Lands, qui font de toute évidence référence à des séquences du film, la musique de Greenwood est toujours intérieure. C’est, plus qu’une musique d’ambiance, ou d’atmosphère, une musique d’humeurs, donnant chair au récit, évoquant les flux et reflux du sang et de la bile des personnages. Il excelle aussi à évoquer leurs tentations et tiraillements. Eli Sunday, le  jeune prêtre au bord du fanatisme, qui fait salle comble tous les dimanches dans sa paroisse ; Henry Plainview, le frère de Daniel, qui apparaît de nulle part au milieu du film et dont les intentions ne sont pas claires, même pour lui. Le fils de Daniel, peut-être celui qui sera le plus dramatiquement touché par l’histoire. Les nappes de cordes apparaissent et disparaissent alors du champ auditif comme des vagues de fièvre.
      Greenwood a le loisir d’évoquer la foi des personnages, qui motivait la plupart des œuvres de l’un de ses maîtres en musique contemporaine, Messiaen (Vingt Regards sur l’Enfant Jésus). Prospectors Arrive est une belle tentative au Quatuor de la Fin des Temps (1940) prolongée en ramifications sur l’élégiaque Oil. Dans There Will be Blood, la foi est comme un personnage invisible qui noue le destin de tous les autres, et la musique est son récipient. Le film est aussi fait de tension – l’intensité du personnage de Daniel Plainview, sa méchanceté, le suspense dû à l’escalade de la violence, jusqu’au châtiment et à la rédemption. C’est ce sentiment de suspense qui prédomine musicalement, et ce même dans la grâce du malheur et de la contemplation, lorsque les images ralentissent. Au sommet du film, se trouve une pièce rythmique baptisée auparavant Divergence sur la bande originale de Bodysong ; soulignant l’une des scènes les plus dramatiques et centrales de l’oeuvre, c’est l’apogée percussive du suspense, exprimé soudain sans plus de gravité.


      Parution : 2008
      Label : Nonesuch
      Genre : Musique contemporaine
      A écouter :  Prospectors Arrive, Future Markets, Oil


      7.50/10
      Qualités : intense,  onirique, audacieux

        Korn - Remember Who You Are (2010)


        Parution : juillet 2010
        Label : Roadrunner
        Genre : Nu metal
        A écouter : Oildale (Leave me Alone), The Past, Let the Guilt Go

        O
        Qualités : groovy, sombre

        Trop de jugements sévères voient en Korn une aventure dont la source s’est complètement tarie ; et le chanteur Jonathan Davis serait une mémère au bas-ventre desséché se servant du producteur Ross Robinson comme d’un déambulateur, sans parvenir à ne donner que l’illusion de relief pour une musique non plus ronde, grasse et excentrique mais au contraire plate comme un décor en carton.
        Pourtant, la générosité de Davis et son dévouement à une cause pas très claire mais vaguement musicale, il faut bien l’admettre, est intacte.  Même lorsque il s’est épris d’indus en empruntant à Nine Inch Nails et co. sur See You On The Other Side (2006) et le disque sans titre de 2007, il est parvenu à en tirer quelque chose. Pas forcément des disques qui feront date, mais ils avaient suffisamment d’épaisseur  et de complexité pour nous intéresser. Davis se surexpose largement dans chaque disque de Korn. Dans ces conditions, on peut dire que ce n’est pas sa sincérité qui s’est ébranlée ; mais qu’il suffit que son humeur change pour rendre à priori quelque chose de différent. 
        Au moment de Remember Who you Are, le neuvième album (le patronyme Korn III est une référence au fait qu’il s’agit du troisième disque enregistré avec Robinson, les deux autres étant les deux premiers du groupe), les objectifs sont tout autres ; retrouver le faste de Life is Peachy, deuxième album (1996) et de l’aveu de Davis, le meilleur de Korn. De quoi réhabiliter les fans, le soutien primordial d’un groupe qui a beaucoup compté sur cette communauté d’ados à dreadlocks assez malins pour être capable de manger aux râteliers du rap comme à celui du métal « gothique ».
        L’aspect corbeau entretenu par Davis est demeuré suffisamment convaincant après qu’il ait abandonné tout humour sur Tearjerker (See you on the Other Side). Remember Who you Are, encore une fois, n’est pas spécifiquement drôle. Si Davis parvient à se dépasser à nouveau vocalement, c’est pour exprimer le dépit, ou ce qui y ressemble. Ses intentions sont de plus en plus difficiles à suivre, mais c’est sans doute parce que ses talents ne sont pas constants.   
        Le disque commence fort, si l’on ignore l’introduction inutile, avec Oildale (Leave me Alone). Un morceau qui fustige un ancien ami médisant, qui ne sera plus après ça un ami bien longtemps. Pop a Pill est un titre martial est un peu grand-guignol, sur lequel Davis nous refait le cinéma habituel, jouant assez bien l’oppression nerveuse. On se dit que  cette façon de surjouer est finalement une force qui donne au groupe son identité, pour le meilleur et pour le pire (ça devient toujours purement folklorique avant d’être déprimant). Il y a aussi cet étrange acharnement à assembler dans leurs morceaux des bribes schizophrènes, comme s’il y avait là la preuve de leur inspiration. Cela marche bien sur The Past, dont il faut reconnaître l’excellence des premières notes. D’un autre côté, les refrains sont souvent martelés – Fear is a Place to Live, Let the Guilt Go – jusqu’à rendre l’auditeur sceptique. S’agit t-il de slogans ? De revendications ? De fureur, de désespoir, de l’esprit farouche d’une jeunesse éternelle ? D’une attitude de dédain purement culturelle ?
        Malgré son travail remarquable sur les dissonances, la batterie, etc., on dirait que Robinson resserre finalement le corset d’un groupe qui mériterait, après quine ans de carrière, de se projeter enfin dans des voies vraiment différentes. Quelle formation a besoin d’une tradition, et d’utiliser un jour l’expression de « retour aux sources » ?  Quant à ces choix, on peut croire Korn victime de sa crainte à ennuyer ses fans, et on peut imaginer que le premier d’entre eux est Davis lui-même ; dans son affection pour Korn, il a l’impression en replongeant dans l’écume de son passé de retrouver une partie de sa personne.

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