C’est un grand studio à Prague. La caméra se détache lentement d’une page de partition pour une pièce de musique intitulée sobrement Masturbator, ou l’on distingue des arpèges compliqués. Un violoniste est là qui pique son violon, ainsi qu’un orchestre de quarante musiciens concentrés, donnant vie à la musique imaginée par Devin Townsend. A un autre moment, une chorale chantera le détail d’une garniture de cheeseburger – l’un des ingrédients, difficiles à dénombrer, qui constituent la chanson Deconstruction, et l’album du même nom, finalement paru en juin 2011. En dépit du fait qu’il s’agisse d’un musicien vendant relativement peu de disques et disposant d’un budget limité, rien ne se compte en ce qui concerne Devin Townsend – toutes les variables, du temps passé en studio au nombre de couches sonores que comportent ses compositions, se mesurant à la force de son enthousiasme, né d’un sentiment d’infinie gratification à l’idée de pouvoir vivre de sa carrière hors normes.
« Vous pourriez prendre n’importe quoi… un objet bénin de toute sorte… Vous pourriez prendre un cheeseburger et le déconstruire jusqu’à sa source !» Townsend n’a jamais envisagé son travail d’artiste de façon aussi simple et décontractée qu’avec ce nouvel album, en dépit du fait que Deconstruction paraisse plus complexe que tout ce qu’il a réalisé auparavant. Ceux qui l’écouteront comprendront à quel point le travail sur ce disque fut pénible, même à l’aune d’un homme qui a joué, produit et enregistré seul un opéra-rock racontant l’histoire d’une marionnette extra-terrestre se vengeant des terriens après une mésentente concernant la qualité d’un café – le tout à un moment de sa carrière où il se jurait d’arrêter la musique. On est tenté de dire que ceci est une autre histoire, et le non-sens pourrait se perpétuer encore et encore dans l’œuvre en mouvement incessant de Townsend – quatre nouveaux disques ces trois dernières années.
C’est d’abord la façon dont il gère les méditations épineuses sur la condition d’un artiste habitant la terre au XXIème siècle qui retient l’attention. Il emporte ces pensées jusqu’à l’extrême bord du monde qu’il a créé et partagé avec ses fans. « «stand for what you truly believe in ! » s’exclame t-il à la fin de Poltergeist, le dernier titre de Deconstruction. Cette déclaration passionnée justifie déjà l’essentiel : à savoir pourquoi le musicien ne sonne comme personne d’autre. Et inutile de lui demander ce qui se prépare ensuite. Pour l’instant, le canadien se contente de reconnaître, après en avoir été informé en interview. « Une tétralogie ? Oui, je viens de sortir une tétralogie… »
Un petit homme effrayé
Né en 1972, le canadien Devin Townsend est un chanteur, guitariste, bassiste (ce rôle-là lui tient particulièrement à cœur) producteur, parolier hors du commun (ses albums sont parfois crédités comme écrits, produits, enregistrés, édités et mixés par lui). Excentrique et libre, il commença au début des années 1990 à enregistrer les démos d’un projet baptisé Noisescapes. Relativity Records produisit sont premier disque, Promise (1993) et le présenta rapidement à Steve Vaï avec qui il partageait son label. Townsend avait alors 19 ans et ne connaissait pas le guitariste américain virtuose qui allait le chaperonner. Celui-ci se montra impressionné par sa voix et lui proposa de chanter les chansons de Sex and Religion (1993).
Ce qui permettra au musicien de s’épanouir vraiment, cependant, ne viendra que de lui; la frustration. Il avait beau être fier de son début de carrière, Townsend devenait déjà méfiant quant à la façon dont l’industrie de la musique cherchait à l’orienter et à utiliser ses attributs au détriment de sa personnalité. « Je devenais le produit de l’imagination d’un autre, et cela se mélangeait avec ma propre personnalité. » Il commença alors à faire éclore ses différents projets, tous les œufs de dragon qu’il couvait déjà.
Parmi ceux-ci le premier sera Strapping Young Lad, le groupe au travers duquel il connut sans doute le plus de succès. Strapping fut qualifié de groupe le plus intense au monde à la suite d’albums comme City (1997), que le magazine Revolver décrivit comme « l’un des plus grands albums de metal de tous les temps ». Townsend, alors dans sa vingtaine, y hurlait son angoisse, sa paranoïa, se rendant la tâche encore plus difficile par le truchement de tournées. « Tu te rends compte que cette façade du mec qui pète les plombs était juste l’expression d’une inaptitude à te contrôler doublée d’une volonté de contrôler ton entourage en t’autorisant tout. J’imagine que d’une certaine façon Strapping Young Lad était pour moi une façon de maintenir les gens à distance en reflétant cette colère et ce chaos. C’est comme à la fin du Magicien d’Oz, je ne sais pas si vous avez vu le film : les personnages se retrouvent face au magicien, c’est cette énorme masse avec une voix tonitruante... mais derrière il n’y a qu’un petit homme effrayé assis devant un ordinateur. » Au terme de leur cinquième album, The New Black (2006), sa maison de disques lui proposant un énorme contrat, Townsend décida d’en profiter pour mettre fin au groupe. « Je dépensais toute mon énergie à me concentrer sur les aspects négatifs des gens autour de moi, et par conséquent tout le monde devenait une menace potentielle. »
Pas peur de tomber
Un sentiment bien différent de celui, beaucoup plus harmonieux, qui a nourrit sa nouvelle tétralogie. « Prenons un orchestre, prenons une chorale, et des invités sur le disque qui lui donnent une légitimité par rapport à ce que vous essayez de faire, à savoir une déclaration qui vient du cœur de la même façon que Ki [2009], Ghost [2011] ou Addicted [2009] le sont, mais en utilisant ce genre [heavy metal] d’esthétique musicale. » Il sera difficile à l’avenir de dépasser en quelque domaine que ce soit Deconstruction. Le résultat final est parfois déconcertant, le processus de sa création a sans doute été pour Townsend, en sus de la plus éreintante, la plus passionnante des expériences de sa carrière - l’amenant à un niveau de responsabilité qu’il a su dégoupiller avec panache. « J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec un ami à moi qui s’appelle Florian. J’ai écrit toute la musique et je lui ait envoyé les demos en Pro Tools et fichiers Midi. Il a été capable de traduire cette musique d’une façon que l’orchestre serait capable de comprendre ». Parmi les sections de cordes préparées pour Deconstruction, Juular sonne ici comme la bande son d’une partie de chasse (Allmusic dira ‘polka crunch comme Danny Elfman rencontre Rammstein’), et Sumeria ou Planet of the Apes comme celles d’un film de science-fiction, en sus d’en avoir le patronyme. Les éléments enregistrés par l’orchestre remplacent avantageusement les synthétiseurs habituels, même s’il faut reconnaître que dans l’épineux mixage final ils restent discrets.
Sa musique est surprenante car elle vient du cœur plutôt que de la tête ; c’est un travail empirique, « libérateur et gratuit.» Sa manière même d’envisager ses différents projets musicaux témoigne de ce sentiment. « Dans la plupart des cas, il me faut simplement un thème de départ. Une fois que je l’ai trouvé, il prend littéralement le contrôle de ma vie, je deviens totalement obsédé par cette idée. Lentement, des idées musicales commencent à naître autour de ce thème en cherchant simplement à l’illustrer. J’obtiens différentes chansons qui représentent différentes facettes du thème mais dont l’ensemble crée une atmosphère censée évoquer cet univers aux auditeurs. Quand j’ai fait le tour du thème, le disque est fini. Je ne sais jamais d’avance s’il comportera neuf ou quatorze chansons. La seule certitude est qu’une fois que l’album est bouclé, le prochain sera totalement différent. Que ce soit en tant que producteur ou musicien, je ne fais qu’aller d’un style à l’autre pour ne jamais me lasser. » Cette démarche intuitive, privilégiant le naturel sur le théorique, distingue Townsend de Frank Zappa, auquel il est souvent comparé : un musicien qui, s’il partageait son sens de la grandeur, des formats épiques et de la richesse sonore, était d’une nature beaucoup plus réfléchie, écrivant à l’avance tout ce qui allait se passer musicalement dans ses disques. Dans le cas de Townsend, l’intuition l’amènera à intégrer sa propre nature duale à sa façon d’envisager ses différents projets musicaux, et à tenter d’en tirer un équilibre ; c’est l’apparition du symbolisme Ying et Yang derrière la conception de ses nouveaux disques. La recherche d’une balance cosmique dans ses aventures aux confins de l’espace sonore. Enregistrer quatre albums distincts c’était, malgré l’énorme poids de Deconstruction dans la balance, la tentative de trouver équilibre et harmonie, son art répondant précisément à ses besoins vitaux.
Townsend se défend toujours d’être comparé à Zappa en ces termes : “Je suis casse-cou à 100%. Je ne sais rien de ce que je fais. Tout ce que je sais c’est que je n’ai pas peur de tomber. » « Mon respect pour Zappa est immense, car ce type contrôlait tout entièrement, il y avait un sang-froid en lui, il écrivait sa propre musique et comprenait la théorie. Ca ne s’applique pas à moi.» « Je sais que c’est un blasphème, mais [Zappa] ne m’a jamais transporté émotionnellement parlant. J’aimais l’humour – c’était super. Mais pour ce qui est du choix des tons… J’adore Led Zeppelin, à cause de ce genre de sens monolithique dans quelque chose comme Kashmir, ou Pink Floyd et toutes ces choses. J’aime la noirceur aussi. Et la musique classique, Stravinski par exemple. » En voulant créer sa propre vibration, en recherche d’une plénitude propre, Townsend a inventé son propre langage sonore. C’est un véritable mur sonore qui rappelle les techniques de production de Phil Spector et fait de Townsend un producteur sollicité. Sur Deconstruction, cet agencement particulier de la matière a été trituré, malaxé à l’extrême, dans un mouvement de dérision. Mais malgré toute l’impertinence de Townsend vis-à-vis de sa création, elle continue de rester lisible.
« En décortiquant l’album – en le déconstruisant, dans un sens, constatait un chroniqueur quant à Deconstruction, « vous pouvez apercevoir des couches et des couches d’émotion, de passion, et l’intimité mise à nu que Devin a injectés à l’intérieur.»
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