Avant qu’il y ait le Ry Cooder raconteur d’histoires, musicien aux multiples talents, artiste aussi exceptionnel que discret, il y eut le fan de hot-rods, ces voitures des années 50 qui ont refusé de vieillir à grand renfort de couleurs éclatantes et de dessins peints sur la carrosserie. « Tout au long des fifties, j’avais l’habitude d’acheter tout ces magazines avec les photos de ces voitures. Je suis parti me procurer un pinceau et j’ai essayé de m’y mettre. C’était impossible à apprendre sur le tas, il fallait qu’on vous montre, et je ne connaissais personne qui puisse m’enseigner cela. Il faut s’investir profondément dans cet univers, c’est très obscur, une sous-culture qu’ils entretenaient selon leurs propres préceptes. » En 2008, à soixante ans, Cooder produit un nouveau concept-album, I, Flathead, qui boucle une trilogie consacrée à sa terre natale, Los Angeles. L’histoire, racontée dans le livret d’une centaine de pages qui accompagne l’album, est celle de Kash Buk, un beatnik, un original, fou de musique country et de hot-rods, égaré entre passé et futur. On y trouve aussi, et ce n’est pas la première fois, un visiteur extraterrestre. Entre-temps, Cooder a rendu, avec une bonhommie à peine réclamée par son rôle dans la peau de Buk, hommage aux légendes de la steel guitar ou interprété une chanson d’amour sur fonds de moteur grondant et de cris de frayeur féminins. On a surtout pu entendre quatorze nouvelles compositions originales, entre rockabilly, blues, saveurs latines, swing et musique mariachi. Certes, rien de très étonnant, sur I, Flathead, pour qui a l’habitude de Cooder et de ces conceptions artistiques.
RY COODER A DONC FINALEMENT choisi la musique, encouragé lorsque ses parents lui achetèrent sa première guitare. Ses souvenirs d’enfance en Californie sont particulièrement clairs, maintenus en vie par l’excitation de toutes les rencontres musicales qu’il a pu faire à cette période, par ses leçons non-officielles en compagnie de Sonny Terry, Brownie Mc Ghee, Jesse Fuller, Mississippi John Hurt, et ses déconvenues avec Lighnin’ Hopkins ou Skip James. Son effort pour s’intégrer à la scène fut précoce, puisqu’il apprit à composer avec toutes ces personnalités impétueuses, imprévisibles, pleines de blues, si différentes de ce qu’il était alors. Ryland Cooder allongeait son répertoire à l’aune des heures passées à écouter la radio, depuis les jours d’école buissonnière. «J’essayais de tout mémoriser. Je n’arrivais plus à dormir car je ne pouvais chasser ces chansons de ma tête. Cela me rendait fou, le son, les paroles. » C’était Johnny Cash, Bob Wills, Ray Price. Le socialisme radical d’un patron de club l’a aussi marqué. « Il prenait sérieusement cette notion que la musique rassemble les gens et est un antidote à la guerre des classes. »
Cooder est un artiste aux paradoxes intéressants. Musicalement sociable mais socialement réservé, sa pâte de producteur est aussi prononcée lorsqu’il travaille avec Mavis Staples, par exemple, en relançant sa carrière le temps de We’ll Never Turn Back (2007), que son écriture est ouverte, capable d’embrasser tant de styles; bluegrass, blues, country, jazz, calypso, rumba, une authentique multitude. C’est un très grand guitariste, mais capable de s’effacer lorsque ses compositions nécessitent un autre genre d’instrumentation. « Je fais cela depuis longtemps. Je peux considérer une chanson et penser, de quoi ai-je besoin ici – accordéons, mandolines ? C’est comme de peindre, vous connaissez vos couleurs.» Certains les connaissent moins, car Cooder a déjà été pris pour un «rouge», un communiste. Le sort qu’il l’attendrait à nouveau s’il était plus visible, plus activiste. Plutôt qu’un communiste, c’est un communautaire. De Cuba à Hawaï en passant par des artistes Africains tels Ali Farka Touré, sa carrière laisse deviner une diaspora artistique très large. Il a simplement décidé d’aller là où sa passion le guiderait, risquant au passage 25 000 dollars d’amende pour entrer à Cuba et enregistrer le disque de musique du monde le plus vendu de tous les temps, Buena Vista Social Club (1999).
PULL UP SOME DUST AND SIT DOWN (2011), son dernier album, pourfend le capitalisme avec suffisamment d’ironie pour que Cooder soit perçu tel un nouveau Woody Guthrie. Et avec suffisamment de discrétion pour que personne n’en fasse l’ennemi public numéro un. «Pensez-vous que quiconque se soucie de ce que je chante? Je suis en marge. Car ma musique est une chose holistique (auto suffisante) et si les gens ne m’aiment pas, je n’aime pas les gens ». Sur Pull Up Some Dust and Sit Down, Cooder nous fait entrer, en racontant les maux d’une société plus universelle qu’il n’y paraît, par la grande porte, celle de la conscience partagée. Il se place immédiatement, et la presse l’a largement souligné, aux côtés des grands plaidoyers politiques et économiques, à l’heure ou ce genre d’exercice donne plus facilement des films documentaires coup-de-poingque des albums de rythm-and-blues à la saveur fifties. Il suffit de relever quelques chansons sur Pull Up Some Dust and Sit Down pour observer la posture de Cooder. En ouverture, No Banker Left Behind évoque les marches de la guerre civile. Le musicen y joue guitare, basse, banjo, et de sa voix si caractéristique, balançant entre le grave et le cartoon, et dénonçant « ceux qui ont volé la nation impunément ». Joyeux et entrainant, le ton de cette première chanson ne sert que de passe-droit à une colère rentrée. « Je trouve le ton de l’album tempéré » remarque Cooder laconiquement dans une interview récente. Cela pour dire que la tournure aurait pu être autrement plus brutale. Le reste du disque confirmera ce que No Banker Left Behind avait suggéré ; Cooder a atteint un stade critique de son développement personnel : happé par les histoires et sa passion pour l’Histoire, plus désireux que jamais d’éveiller les consciences autour de lui.
El Corrido de Jesse James est une valse fantaisiste – accordéon, mariachis, etc. - et grinçante, réhabilitant le célèbre voleur de banques et lui donne pour mission de mettre de l’ordre à Wall Street, colt en main. Après tout, pour sa défense, Jesse James n’a jamais « privé une famille de sa maison » ; on ne peut en dire autant des banques qu’il affectionne. Là où s’illustre peut-être encore davantage la générosité de conteur de Cooder, c’est lorsqu’il décide de faire revivre John Lee Hooker, dans John Lee Hooker for President. Il faut dire que Cooder a rencontré le bluesman légendaire, qu’il l’a accompagné sur scène. C’est avec une empathie non feinte qu’il nous fait partager son amitié, son admiration pour le musicien, avec la même jubilation qu’il a mise à pourfendre juste auparavant toute une partie de son pays. Hooker y a « Un nouveau programme pour la nation… tous les hommes et les femmes auront un scotch, un bourbon et une bière trois fois par jour s’ils restent sages/Les enfants auront du lait, de la crème et de l’alcool s’ils restent à l’école. » Il gomme l’image de ces bluesmen réputés féroces aux côtés desquels il a joué ses premières rengaines.
IL A TROUVÉ IL Y A LONGTEMPS DÉJÀ SA VOIX DÉFINITIVE. C’était avec Chicken Skin Music, en 1976. Les propres guitar-héros de Cooder, le duo Hawaïen composé de Gabby Pahinui (1921-1980) et Atta Isaacs (1923-1983), l’accompagnait dans un fabuleux exercice de synthèse musicale. Le Stand By Me de Ben E. King s’y trouvait réinterprété avec la chaleur du gospel bordée d’une saveur mexicaine grâce à l’accordéon de Flaco Jimenez. « Pour moi, cet album atteint un bon niveau de compréhension mutuelle à travers la musique » dira Cooder dans les notes de pochette. L’histoire de Cooder allait désormais s’écrire à travers ses collaborations, et des musiciens d’horizons aussi divers qu’exotiques, surtout d’origine latine, viendraient enrichir son vocabulaire musical. S’il n’avait pas fini d’apprendre, il avait déjà développé un style qui en avait fait un musicien de session de choix pendant la décennie précédente – appelé par exemple auprès de l’iconoclaste Captain Beefheart pour les sessions de Safe as Milk (1967).
Pour revenir à son expérience auprès des grands bluemen Californiens, il remarquera : « C’est ainsi que j’ai véritablement appris la musique, parce que les disques sont mystérieux. Mais si vous êtes dans une audience, suffisamment proche du musicien, ces types étaient plutôt amicaux, vous pouviez leur demander, ‘eh, qu’as-tu fait juste là ? Cet accord que tu viens de jouer, qu’est-ce que c’est? J’avais une bonne oreille, et je pouvais le retenir. » Les accords ouverts lui furent enseignés par Mike Seeger (le frère d’un grand chansonnier du folk, Pete) et Tom Paley, tandis que John Fahey, l’auto-proclamé ‘guitariste primitiviste’ l’introduisit à la guitare slide. Par hasard autant que par désir naturel de se différencier, Cooder développa cette technique jusqu’à un niveau hors du commun et sa réputation grandit. S’ensuivirent les sessions puis les disques qui introduisirent et confortèrent son style.
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RY COODER A DONC FINALEMENT choisi la musique, encouragé lorsque ses parents lui achetèrent sa première guitare. Ses souvenirs d’enfance en Californie sont particulièrement clairs, maintenus en vie par l’excitation de toutes les rencontres musicales qu’il a pu faire à cette période, par ses leçons non-officielles en compagnie de Sonny Terry, Brownie Mc Ghee, Jesse Fuller, Mississippi John Hurt, et ses déconvenues avec Lighnin’ Hopkins ou Skip James. Son effort pour s’intégrer à la scène fut précoce, puisqu’il apprit à composer avec toutes ces personnalités impétueuses, imprévisibles, pleines de blues, si différentes de ce qu’il était alors. Ryland Cooder allongeait son répertoire à l’aune des heures passées à écouter la radio, depuis les jours d’école buissonnière. «J’essayais de tout mémoriser. Je n’arrivais plus à dormir car je ne pouvais chasser ces chansons de ma tête. Cela me rendait fou, le son, les paroles. » C’était Johnny Cash, Bob Wills, Ray Price. Le socialisme radical d’un patron de club l’a aussi marqué. « Il prenait sérieusement cette notion que la musique rassemble les gens et est un antidote à la guerre des classes. »
Cooder est un artiste aux paradoxes intéressants. Musicalement sociable mais socialement réservé, sa pâte de producteur est aussi prononcée lorsqu’il travaille avec Mavis Staples, par exemple, en relançant sa carrière le temps de We’ll Never Turn Back (2007), que son écriture est ouverte, capable d’embrasser tant de styles; bluegrass, blues, country, jazz, calypso, rumba, une authentique multitude. C’est un très grand guitariste, mais capable de s’effacer lorsque ses compositions nécessitent un autre genre d’instrumentation. « Je fais cela depuis longtemps. Je peux considérer une chanson et penser, de quoi ai-je besoin ici – accordéons, mandolines ? C’est comme de peindre, vous connaissez vos couleurs.» Certains les connaissent moins, car Cooder a déjà été pris pour un «rouge», un communiste. Le sort qu’il l’attendrait à nouveau s’il était plus visible, plus activiste. Plutôt qu’un communiste, c’est un communautaire. De Cuba à Hawaï en passant par des artistes Africains tels Ali Farka Touré, sa carrière laisse deviner une diaspora artistique très large. Il a simplement décidé d’aller là où sa passion le guiderait, risquant au passage 25 000 dollars d’amende pour entrer à Cuba et enregistrer le disque de musique du monde le plus vendu de tous les temps, Buena Vista Social Club (1999).
PULL UP SOME DUST AND SIT DOWN (2011), son dernier album, pourfend le capitalisme avec suffisamment d’ironie pour que Cooder soit perçu tel un nouveau Woody Guthrie. Et avec suffisamment de discrétion pour que personne n’en fasse l’ennemi public numéro un. «Pensez-vous que quiconque se soucie de ce que je chante? Je suis en marge. Car ma musique est une chose holistique (auto suffisante) et si les gens ne m’aiment pas, je n’aime pas les gens ». Sur Pull Up Some Dust and Sit Down, Cooder nous fait entrer, en racontant les maux d’une société plus universelle qu’il n’y paraît, par la grande porte, celle de la conscience partagée. Il se place immédiatement, et la presse l’a largement souligné, aux côtés des grands plaidoyers politiques et économiques, à l’heure ou ce genre d’exercice donne plus facilement des films documentaires coup-de-poingque des albums de rythm-and-blues à la saveur fifties. Il suffit de relever quelques chansons sur Pull Up Some Dust and Sit Down pour observer la posture de Cooder. En ouverture, No Banker Left Behind évoque les marches de la guerre civile. Le musicen y joue guitare, basse, banjo, et de sa voix si caractéristique, balançant entre le grave et le cartoon, et dénonçant « ceux qui ont volé la nation impunément ». Joyeux et entrainant, le ton de cette première chanson ne sert que de passe-droit à une colère rentrée. « Je trouve le ton de l’album tempéré » remarque Cooder laconiquement dans une interview récente. Cela pour dire que la tournure aurait pu être autrement plus brutale. Le reste du disque confirmera ce que No Banker Left Behind avait suggéré ; Cooder a atteint un stade critique de son développement personnel : happé par les histoires et sa passion pour l’Histoire, plus désireux que jamais d’éveiller les consciences autour de lui.
El Corrido de Jesse James est une valse fantaisiste – accordéon, mariachis, etc. - et grinçante, réhabilitant le célèbre voleur de banques et lui donne pour mission de mettre de l’ordre à Wall Street, colt en main. Après tout, pour sa défense, Jesse James n’a jamais « privé une famille de sa maison » ; on ne peut en dire autant des banques qu’il affectionne. Là où s’illustre peut-être encore davantage la générosité de conteur de Cooder, c’est lorsqu’il décide de faire revivre John Lee Hooker, dans John Lee Hooker for President. Il faut dire que Cooder a rencontré le bluesman légendaire, qu’il l’a accompagné sur scène. C’est avec une empathie non feinte qu’il nous fait partager son amitié, son admiration pour le musicien, avec la même jubilation qu’il a mise à pourfendre juste auparavant toute une partie de son pays. Hooker y a « Un nouveau programme pour la nation… tous les hommes et les femmes auront un scotch, un bourbon et une bière trois fois par jour s’ils restent sages/Les enfants auront du lait, de la crème et de l’alcool s’ils restent à l’école. » Il gomme l’image de ces bluesmen réputés féroces aux côtés desquels il a joué ses premières rengaines.
IL A TROUVÉ IL Y A LONGTEMPS DÉJÀ SA VOIX DÉFINITIVE. C’était avec Chicken Skin Music, en 1976. Les propres guitar-héros de Cooder, le duo Hawaïen composé de Gabby Pahinui (1921-1980) et Atta Isaacs (1923-1983), l’accompagnait dans un fabuleux exercice de synthèse musicale. Le Stand By Me de Ben E. King s’y trouvait réinterprété avec la chaleur du gospel bordée d’une saveur mexicaine grâce à l’accordéon de Flaco Jimenez. « Pour moi, cet album atteint un bon niveau de compréhension mutuelle à travers la musique » dira Cooder dans les notes de pochette. L’histoire de Cooder allait désormais s’écrire à travers ses collaborations, et des musiciens d’horizons aussi divers qu’exotiques, surtout d’origine latine, viendraient enrichir son vocabulaire musical. S’il n’avait pas fini d’apprendre, il avait déjà développé un style qui en avait fait un musicien de session de choix pendant la décennie précédente – appelé par exemple auprès de l’iconoclaste Captain Beefheart pour les sessions de Safe as Milk (1967).
Pour revenir à son expérience auprès des grands bluemen Californiens, il remarquera : « C’est ainsi que j’ai véritablement appris la musique, parce que les disques sont mystérieux. Mais si vous êtes dans une audience, suffisamment proche du musicien, ces types étaient plutôt amicaux, vous pouviez leur demander, ‘eh, qu’as-tu fait juste là ? Cet accord que tu viens de jouer, qu’est-ce que c’est? J’avais une bonne oreille, et je pouvais le retenir. » Les accords ouverts lui furent enseignés par Mike Seeger (le frère d’un grand chansonnier du folk, Pete) et Tom Paley, tandis que John Fahey, l’auto-proclamé ‘guitariste primitiviste’ l’introduisit à la guitare slide. Par hasard autant que par désir naturel de se différencier, Cooder développa cette technique jusqu’à un niveau hors du commun et sa réputation grandit. S’ensuivirent les sessions puis les disques qui introduisirent et confortèrent son style.
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