“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

James Vincent MCMORROW

Qualités de la musique

soigné (81) intense (77) groovy (71) Doux-amer (61) ludique (60) poignant (60) envoûtant (59) entraînant (55) original (53) élégant (50) communicatif (49) audacieux (48) lyrique (48) onirique (48) sombre (48) pénétrant (47) sensible (47) apaisé (46) lucide (44) attachant (43) hypnotique (43) vintage (43) engagé (38) Romantique (31) intemporel (31) Expérimental (30) frais (30) intimiste (30) efficace (29) orchestral (29) rugueux (29) spontané (29) contemplatif (26) fait main (26) varié (25) nocturne (24) extravagant (23) funky (23) puissant (22) sensuel (18) inquiétant (17) lourd (16) heureux (11) Ambigu (10) épique (10) culte (8) naturel (5)

Genres de musique

Trip Tips - Fanzine musical !

lundi 28 février 2011

Radiohead - The King of Limbs (2011)



 Voir aussi la chronique de The Eraser (2006)

Parution : février 2011
Label : auto produit
Genre : Psychédélique
A écouter : Little by Little, Lotus Flower, Separator

Note : 7/10
Qualités : habité, onirique, hypnotique



« Open your mouth wide, the universe will sight ». Le huitième album de Radiohead, ou peut-être seulement une partie de cet album, est finalement paru. L’autre jour, Karma Police passait à la radio et j’ai imaginé que si Radiohead avait reproduit un disque comme Ok Computer (1997), on aurait pu planétairement dire qu’ils étaient finis. Cela n’a rien à voir avec  la qualité de la musique, Karma Police étant bien sur une excellente chanson. C’est seulement que le disque dont la chanson était issue, nous l’avons assimilé, nous en avons intégré les règles émotionnelles, il ne nous surprend plus que de manière fugitive. Les mécanismes précieux par lesquels Radiohead s’exprimait alors en musique n’ont plus de secret pour nous ; ils jouaient un rock auquel il était impossible de s’identifier, mais dans lequel il était si agréable d’imaginer toutes sortes de choses, parce qu’ils savent tellement bien conjurer une atmosphère. Les guitares fiévreuses ont été peu à peu rejointes par des signaux électroniques, accompagnant avec le groupe l’entrée du psychédélisme anglais dans le XXI ème siècle. Thom Yorke, l’auteur de tant de chansons bouleversantes, confiait en 2006 n’écouter que des beats et des grooves comme ceux de Modeselektor ou plus récemment Flying Lotus (deux projets auxquels Yorke a participé).   
Hail To the Thief (2003) et In Rainbows (2007) prolongeaient de façon vaguement démonstrative la formidable éclosion d’un orfèvre du son, Jonny Greenwood. Presque quinze ans après avoir eu l’idée de génie de violenter sa guitare juste a l’entrée du refrain de Creep, il sertissait Nude d’un nuage élégiaque – mais nous savions déjà qu’une émancipation avait eu lieu avec Kid A (2000), et la découverte par Greenwood des ondes Martenot, le « premier synthétiseur du monde ». Pas d’ondes Martenot sur The King of Limbs ; et les arrangements ont un air mutin de pâtisserie orientale, n’agissent plus autant dans un but noble que dans celui d’imiter l’effet d’une piqure anesthésiante presque parodique. In Rainbows rendait aussi compte de la progression d’un batteur de plus en plus obsédé par les rythmes métronomiques hérités de Can, et soudain mélés à des beats de synthèse sur 15 Step. Le grand public apprenait que les boîtes à rythmes, plutôt que de seulement cohabiter avec les vraies percussions de Philip Selway, guidaient le batteur vers davantage d’inspiration et de précision. The King of Limbs continue sur cette voie, proposant sur certains titres une interaction maligne. Et, pour faire bonne mesure, le bassiste Colin Greenwood est ici particulièrement mis en valeur ; pas d’une manière aussi systématique et dantesque qu’au temps de The National Anthem, titre dont il était la base, mais de façon quelque peu illustrative.
Grandiloquent, apocalyptique ; ces termes autrefois volontiers appliqués à Radiohead, ceux-ci les ont habilement laissés comme un boulet à quelques-uns de leurs suiveurs – Radiohead a l’habitude aujourd’hui de susciter quelques mimes dont la particularité est d’avoir toujours cinq ou six ans de retard en termes d’inspiration. Le groupe s’étant débarrassé d’une aura qui n’était qu’inertie et encombrement, il leur restait à se débarrasser d’être Radiohead. Ils étaient impossibles à approcher, objets d’admiration, de subjugation, de charme évanescent, tous genres d’effets qui en 2011 semblent bien superflus. Ils sont avec The King of Limbs là, avec nous, dans nos oreilles, développant insidieusement les liens atrophiés qui réunissent les belles harmonies et les rythmes pour le corps. Ils nous réapprennent à danser dans notre tête. « Quand j’entends The King of Limbs, je me sens comme Thom sur cette vidéo », témoignait un internaute. La vidéo en question, c’est celle de Lotus Flower, une séquence de danse urbaine et psychotique qui fait naturellement le lien  avec les images pour Street Spirit (Fade Out). Dans les paroles, le chanteur nous conseille de faire ce qu’on veut de son petit corps fébrile.
Dans le vibrant retour à la réalité que constitue The King of Limbs, la voix de Yorke n’implore plus ; elle émet de l’ésotérisme primal et impénétrable. S’adresse directement à l’auditeur, le remue. « you’ve got some nerve coming here » glapit t-il sur Good Morning M.Magpie. Avant de se lancer dans un lent et doucereux « Good morning Mr. Magpie, How are we today ? ». Avec cette proximité, la moindre sentence prend un air politique, manipulateur, malin, immédiat. Couplé au background en forme de mantra (sur Bloom, Good Morning M. Magpie, Little by Little), cela crée une ambiance inquiétante et avant-gardiste. Il y a là quelques gènes, forcément, de la musique du futur. A ce rythme, et c’est le cas de le dire, le prochain de leurs disques se téléchargera directement dans notre cerveau pour un endolorissement délicieux et encore plus immédiat.
Ce n’est pas un hasard que ce soit Radiohead qui les premiers aient porté à échelle mondiale le système de laisser choisir à l’auditeur le prix de son disque. C’était l’impliquer dans l’expérience ; le rapprocher de sa source de plaisir ; lui donner la sensation de contrôler sa destinée,  et accroître la côte de sympathie du groupe. Pourtant, Radiohead est une équipe d’implacables professionnels, qui ont déjà effrayé au moins une fois leurs véritables admirateurs. C’est un maelstrom total pourtant léger, une solution  aqueuse et envahissante, une forme de vie dont le schéma de développement est semblable à ces monstres qui illustrent la pochette de The King Of Limbs (due comme les autres pochettes depuis Ok Computer au très inspiré et mystérieux Stanley Downwood), à chacune des 625 pièces d’artwork qui devraient constituer la version définitive du disque en mai ou encore à ce vieux chêne anglais qui a donné son nom au disque, le « roi des limbes ». Mais c’est pour votre bien, pour vous faire avancer. Leur habileté fait que vous continuerez à les aimer ; car malgré l’apparente aridité de the King Of Limbs, ils n’ont rien perdu de leur mystère et de leur ambigüité, au contraire.
Et il se pourrait, que les huit titres soient bien plus riches et texturés qu’il n’y paraît de prime abord. Le postulat étant qu’il s’agit bien de cinq musiciens, et non de Thom Yorke en solo avec l’ingénieur du son Nigel Godrich (comme ça été le cas en 2006 avec The Eraser). C’est toujours fascinant d’essayer de déceler qui fait quoi, la récompense du jeu étant d’apprécier la musique à un tout autre degré ; Greenwood est évidemment bien plus à ses pédales d’effets qu’à la guitare, et il peut arriver que Ed O’Brien ne semble faire que frapper dans ses mains tout au long d’un morceau. Les voir tous les deux triturer les sons en direct au moment des concerts est un spectacle en soi. Les guitares, quand elles s’illustrent finalement – on est bien loin, en outre, d’un My Iron Lung – sont d’une beauté stupéfiante. Tout est mesuré, et bien évidemment séquencé avec soin ; la seconde partie est plus charnelle, nous offrant une balade bouleversante qui fait une sorte de lien avec Amnesiac (Codex), une incantation sublime qui enjoint à ne pas heurter, ne pas hanter (Give up the Ghost), et Separator, bijou d’onirisme et de malice (c’est le moment pour les guitares stupéfiantes d’œuvrer) qui se termine par « If you think this is over, then you’re wrong », « si tu penses que c’est fini, tu te trompes ». Une façon pour le moins interactive de nous dire que The Present Tense et tous les autres morceaux qui ne figurent pas ici mais que le groupe a travaillés paraîtront très bientôt. 
 

dimanche 27 février 2011

THE TWILIGHT SINGERS - Dynamite Steps (2011)


OO
intense, soigné, sensible
Rock Alternatif, soul

Seul membre permanent des Twilight Singers, Dulli mime toujours tout quitter pour les créatures chéries plantées dans son lyrisme baroque, comme s’il pouvait abandonner sa carrière pour donner vie à des relations capables de réaliser les extraordinaires bouffées de chaleur humaine et de rédemption sentimentale dont il explore l’éventualité. Sur Wave, aux abois : « Toi et moi pourrions aller n’importe où »… Il remet en jeu les limites de sa voix – faisant souvent fi de la justesse harmonique – pour rendre vraies ses histoires, partageant équitablement ses énergies entre physique et psychologie. Il excelle en cela, puisqu’il parvient à rendre crédibles et même touchantes, en musique, des pensées dépourvues de toute concrétisation. 

Dynamite Steps est cependant une oeuvre réconciliée ; l’aspect charnel est largement suggéré par le choc des guitares, par la richesse et l’amplitude des sons, par l’utilisation subtile d’éléments électroniques, et la lenteur de certains passages suscite une sensualité délicate. Late Night in Town et She Was Stolen ont ce bord, tout en parvenant, du fait de la présence vocale de Dulli, à être racés et séduisants. Greg Dulli avait coutume de dire que, doté d'une meilleure voix, il se serait mesuré exclusivement à des reprises de classiques soul Motown. Avec The Beginning of The End, il sonne mieux que jamais comme un artiste soul, dont les compromis sont parfaitement assumés.
Parfois soupçonné de manipulation, les choses deviennent intéressantes lorsqu’on se rend compte que Dulli apparaît lui-même manipulé. Sa dualité et son remords jettent des ponts, entre lui et nous, et encore entre lui et cette autre personne qui n’est peut-être pas une femme, mais la enveloppante et pleine de propositions. Les Twilight Singers, et leur nom prend son sens, ont par le biais de Dulli cette aisance de rendre en cinémascope un monde noctambule tentateur, empli d’enseignes néon clignotantes, de fumée bleue, d'argent dilapidé et de plus de débauche et de vice que ce que la plupart des gens expérimenteront dans toute leur existence. En haut, la lune porte invariablement des lunettes noires, c’est le visage de plus en plus rond d’un Dulli nullement fatigué malgré qu’il approche la cinquantaine, et que certains verraient voilé du halo jaune du traître.

Les Twilight Singers reprennent du service quand toute la ville se couche, et retournent se coucher à l’aube, comme le dépeint le morceau-titre, long et langoureux telle la dernière défiance avant de s’effacer, de se déliter. Sur Dynamite Steps, Dulli essaie de former un ensemble pouvant faire écho à l’ensemble de son œuvre – une douzaine d’albums en comptant son disque en solo et sa virée avec son ami Mark Lanegan (ex-leader des Screaming Trees) pour les Gutter Twins. Be Invited profite de sa prestation d’ailleurs. Lanegan, au ton toujours satanique, en fait inévitablement le sommet pseudo-gothique du disque. Waves, titre rageur placé en suivant, chasse toute sensation que l’on est entrain d’écouter de la pop. Le ton, le rythme, l’intensité, tout est lâché en quelques minutes. 

La façon dont Dynamite Steps est séquencé, développé, en fait un grand disque. On retient, par exemple, ces soli fiévreux – sur On the Corner, Blackbird and the Fox, émaillant l’ensemble.
Get Lucky et ses cordes remarquablement soignées, puis On the Corner, le single extrait de l’album, laissent croire que la musique des Twilight Singers peut être aussi lumineuse qu’elle est ténébreuse. Inutile pour l’auditeur, et, à fortiori, pour Dulli, de choisir. Ce n’est pas de l’indécision, mais plutôt une sorte de révélation que les choses ne sont pas sans équivoque. Cela servi d’un seul tenant, avec un sens de l’espace et des atmosphères très agréable. Gunshots, avec un chorus soul soutenu par Joseph Arthur, et son vague air de générique de fin, est un autre moment fort du disque. 

Il se pourrait à ce propos que les Twilight Singers ne nous servent en réalité que des génériques de fin, dans la lignée des Afghan Whigs pour l’ère grunge. On réalise que Dulli a beau avoir 25 ans de carrière à sa poursuite, il n’a pas encore lieu de mettre un point final à son grand imaginarium sexo-sensuel. On a là une succession de petites morts ne réalisant jamais les fantasmes poursuivis. Le chanteur garde ainsi une fraîcheur grisante sans avoir changé sa formule ni baissé d’intensité. Rares sont les groupes à avoir un tel pouvoir de régénération.

vendredi 25 février 2011

New Orleans - 1ère partie : 50's (2)

Guitar Slim

Rares sont les guitaristes blues du Texas ou de Louisiane qui ne citent pas Slim comme référence. Eddie « Guitar slim » Jones déboule à la Nouvelle-Orléans en 1950, et il est rapidement apprécié pour ses concerts flamboyants. Sur disque, après un premier single médiocre pour Imperial Records, il enregistre en 1952 Feelin’ Sad, qui sera plus tard repris par Ray Charles. Mais c’est The Things that i Used to Do, qui combinait une ambiance marécageuse et un arrangement quasi-religieux, qu’il va entamer son ascension. Ce titre va rester 14 semaines dans les charts R&B, et Slim va bien vite exploiter le filon dans la même veine torturée – c’est -- The Story of My Life, Something to Remember You By, Sufferin’ Mind. Ces titres ne rencontrèrent pourtant en rien un succès semblable que celui de Things that i Used to Do. La compilation Sufferin’ Mind donne à écouter tous les simples enregistrés entre 1953 et 1955 par Slim pour Speciality Records. Le blues n’a pas été meilleur à cette époque. Slim était aussi connu pour ses excès, et sa carrière s’interrompit avec sa vie en 1959 à l’âge de 32 ans.
 
Earl King

Songwriter – ce qui le positionne forcément dans le haut du paquet ! – et excellent guitariste, Earl King resta pendant 40 ans de carrière une force créative exceptionnelle à la Nouvelle-Orléans, avec son propre mélange de blues et de funk. Sous son véritable nom Earl Johnson, il enregistra Have You Gone Crazy pour Savoy Records en 1953. Il devint Earl King l’année suivante en signant avec Speciality. Son premier simple a été un hommage à Guitar Slim, produit par Johnny Vincent qui devait bientôt créer la maison de disque Ace. C’est avec celle-ci que King va ensuite travailler et enregistrer Those Lonely, Lonely Nights, un hit en deux accords qui eut un retentissement national. Il produisit ensuite des succès tout au long des années 50, avant de rejoindre Dave Bartholomew et Imperial en 1960. Là, il lâcha un classique, Come On. Il écrivit dans la période des chansons pour Fats Domino, Professor Longhair (Big Chief) et Lee Dorsey. Il continua à bonne allure durant les années 60 et 70, trouvant même le moyen d’une cure de jouvence dans les années 1990 en chantant avec Black Top, ou encore avec King of New Orleans, compilation recommandée parue en 2001. Il s’éteignit en 2003. Earl’s Pearls (1998) rassemble 25 titres enregistrés dans les années 50 et 60. On appréciera les solos abandonnés de Huey Piano Smith sur Nobody Cares, Little Girl, I’ll Take You Back Home and Baby You Can Get Your Gun, ainsi que le jeu de guitare de King, inspiré par Guitar Slim, sur My Love Is Strong et I’m Packing Up.
 
Huey Piano Smith

Huey « Piano » Smith combinait souvent un véritable talent d’humoriste et des paroles pleines de non-sens. Il captura la musique néo-orléanaise dans ce qu’elle avait de plus infectueux avec Rockin’ Pneumonia and the Boogie Woogie Flu. Né en 1934, il se mit au piano à l’âge de 15 ans. Il commença, au début des 50’s, par servir de musicien de scène à Earl King et Guitar Slim, et devint rapidement pianiste de session avec d’autres grands : Smiley Lewis (sur I Ear you Knocking), Lloyd Price ou Little Richard. Il signa avec son groupe The Clowns sur le label Ace et fit une percée avec Rockin’ Pneumonia... en 1957. Huey Smith tenta par la suite de reproduire ce succès fondé sur des jeux de mots oisifs (Tu-Ber-Cu-Lucas and the Sinus Blues, etc.) sans résultat, jusqu’à un dernier single, Pop Eye, en 1962. Il passa une partie des années 60 en tournée avec les Clowns et d’autres groupes, The Hueys et The Pitter Pats, avant de finalement quitter la musique et rejoindre les témoins de Jéhovah ! Paru en 2009, The Best of Huey ‘Piano’ Smith & His Clowns est la dernière et la plus complète des compilations consacrées à Huey ‘Piano’ Smith et à son groupe, ce qui en fait la meilleure façon découvrir sa drôle d’approche d’une culture très vivante.
 
Lloyd Price

Lloyd Price grandit à Kenner une banlieue de la Nouvelle-Orléans. Le juke-box dans le petit fish-fry que tenait sa mère lui permit de découvrir ses premiers morceaux de musique et il devint rapidement chanteur dans un groupe monté avec son frère. Repéré par Dave Bartholomew, il signa pour Speciality Records alors qu’il n’était qu’un adolescent. Il eut son premier succès en 1952, à l’âge de 19 ans, avec Lawdy Miss Clawdy, un blues qui faisait la part belle à sa voix puissante et à de riches arrangements. Il n’eut alors de cesse de reproduire la formule, en l’améliorant, et c’est ce que raconte The Exciting Lloyd Price (1959). Des sections de cuivres dansants, des chœurs doo-wop irrésistibles et des chansons d’amour classieuses constituent quelques uns des aspects qui permirent à Price de rencontrer un succès retentissant. Stagger Lee (1959), lui fit retrouver la première place des charts, tant convoitée. C’était une reprise d’un blues vieux de plusieurs décennies déjà, racontant l’histoire vraie d’un homme qui assassina l’un de ses amis. Cette compilation montre aussi la fascination de Price pour les orchestres, et la qualité de la stéréo permet de profiter au mieux du gonflement des cuivres. En 1963, Price cessa de chanter pour devenir producteur et promoteur et fonder un nouveau label, Double L. Il se mit à expérimenter, mélangeant arrangements de jazz traditionnels et large orchestre.
 
Smiley Lewis

Smiley Lewis commença sa carrière par accompagner le pianiste originel ‘Tuts’ Washington à la guitare. Il profita du développement rapide de la scène néo-orléanaise au début des années 50 pour enregistrer du rock n’ roll tels Lillie Mae, Ain’t Gonna Do It et Big Mamou. Il eut son premier hit national avec TheBells are Ringing mais vendit davantage avec I Hear Your Knocking, morceau immortalisé par un solo de Huey ‘Piano’ Smith. Avec un enthousiasme inébranlable, il enchaîna les morceaux de bravoure : Down the Road, Lost Weekend, Real Gone Lover, She’s Got Me Hook, Line and Sinker, Rootin’ and Tootin. Il engagea le tournant des années 60 en s’associant à Allen Toussaint, en 1965, pour réenregistrer The Bells are Ringing. Il mourut l’année suivante, emporté par le cancer, et, hors de la Nouvelle-Orléans, sa mémoire ne fut honorée que bien plus tard. The Best of Smiley Lewis : I Hear You Knocking permet d’entendre résonner sa voix puissante sur 24 titres qui ont fait de lui une autre légende musicale 50’s.

jeudi 24 février 2011

New Orleans - 1ère partie : 50's (1)

Dr John, l’un des plus célèbres ambassadeurs du son de la Nouvelle-Orleans, dit de la Louisiane qu’il s’agit peut–être du seul endroit des Etats-Unis à avoir sa propre culture. C’est sans doute là qu’elle est la plus vaste et la plus pénétrante ; depuis que les colons français y ont fait venir par bateaux entiers les esclaves africains, la Louisiane telle qu’on la connaît s’est mise en marche. Les souffrances n’ont pas entamé sa bonne humeur de façade ; même après Katrina, le carnaval du Mardi-Gras bat son plein, mélangeant des traditions ancestrales ésotériques, mystiques, magiques et l’exubérance des fêtes d’aujourd’hui. Quelques musiciens des années 50, inspirés du jazz des troquets, ont suscité une ère formidable où le divertissement savait se faire viscéral, perpétuant ainsi l’exception d’excellence qui marquait leurs coutumes rythmiques et musicales. Il n’était pas encore répandu d’enregistrer de véritables albums, et c’est la mise en boîte de simples, publiés par la suite en compilations, qui nous permettent de pousser les portes d’un lieu traversé d’éclairs de brillance et de courants d’air de folie douce. La quantité de nouvelles compilations prouve qu’il y a une véritable demande pour garder ce qui est peut-être la meilleure musique populaire des années 50 bien vivante.
 
Les maisons de disques

La Nouvelle-Orléans n’avait pas, dans les années 50, contrairement à d’autres villes des Etats-Unis comme Memphis, de maisons de disques locales à l’activité significative. C’est donc des labels basés dans d’autres parties du pays qui vont sortir les simples des artistes locaux. Parmi les plus significatives, on trouve Speciality Records. Lancée en 1946, cette maison de disque basée à Los Angeles était réputée pour son honnêteté envers les artistes, qu’elle enregistrait dans de bonnes conditions et qu’elle n’omettait pas de payer… Musicalement, elle produisit du rythm & blues, du blues, du gospel et du rock n’ roll, quatre producteurs se partageant le travail. Son ouverture de l’esprit, pour l’époque, a permis à quelques artistes R&B redoutables d’enregistrer des disques. Ace records, maison de disque de Jackson, Mississippi, est également une de celles qui ont le plus contribué à la scène néo-orléanaise en enregistrant des singles par Earl King, ou Huey «Piano» Smith. Enfin, Imperial était pareillement réputée dans les domaines du rythm & blues et du rock n’ roll. Elle fut vendue à Liberty Records en 1963 après que deux vedettes, Fats Domino et Frankie Ford, l’aie quittée pour la concurrence. Sous ce nouveau management, Imperial brilla de nouveau grâce à Irma Thomas, Johnny Rivers, Jackie deShannon ou Cher.
 
Isidore "Tuts" washington
 
Ce pianiste né en 1907 influença tous les pères du R&B de la Nouvelle-Orléans, depuis Professor Longhair jusqu’à Fats Domino en passant par Allen Toussaint. Il commença à apprendre le piano en autodidacte à l’âge de dix ans, inspiré par un musicien itinérant du coin, Joseph Louis « Red » Cayou. Il apprit rapidement un large répertoire de chansons en les mémorisant et en les développant ensuite à sa propre façon. Il s’agissait d’un mélange de ragtime, de jazz et de blues, surtout des instrumentaux, bien qu’il lui arrivât aussi de chanter. Il connut son plus grand succès à travers le chanteur Smiley Lewis, dont il lança la carrière. Avant que celui-ci n’obtienne son premier hit en 1952, ils enregistrèrent ensemble pour le label Imperial une série de morceaux de R&B parmi les plus importants de cette période : Tee-Nah-Nah, The Bells Are Ringing ou Dirty People. Tuts Washington ne considérait pas l’enregistrement comme une chose gratifiante et rejeta les offres qu’on lui faisait de mettre en boîte des titres en solo. Il ne le fit qu’en 1983 – à l’âge de 76 ans ! Cela donna New Orleans Piano Professor, un disque dense qui couvrait tout, jazz traditionnel, pop, boogie woogie, blues, gospel, accents latins ou caribéens… Il mourut peut de temps après, et ce disque n’en est que plus précieux. 
 
Dave Bartholomew

Né en 1920, il a joué pour la musique néo-orléanaise un rôle central dans les années 50. Il fut le producteur et arrangeur à l’origine de disques intemporels de la part Shirley&Lee, Lloyd Price, Smiley Lewis ainsi que Fats Domino. Ses nombreux talents incluaient de savoir jouer du tuba et de la trompette. L’un de ses plus hauts faits fut de monter un groupe de musiciens – Alvin ‘Red’ Tyler et Lee Allen au saxophone, Earl Palmer à la batterie - qui allaient constituer la base du son de nombreux artistes solistes de la scène rythm & blues. Il intégra la maison de disques Imperial dès le début de l’aventure, et fut par la suite responsable d’une impressionnante quantité de hits des artistes susmentionnés et de beaucoup d’autres comme Frankie Ford. Lorsque le filon s’épuisa au milieu des années 60, il quitta Imperial et travailla avec Mercury et à son propre label, Broadmoor. Deux disques sont particulièrement excellents : The Spirit of New Orleans: The Genius of Dave Bartholomew (1993) rassemble 50 titres enregistrés par toutes les vedettes dont Bartholomew tirait les ficelles, ainsi que par lui-même ! Stack-a-Lee, Ain’t It a Shame, Bo Weevil, I Hear You Knocking, I’m Gonna Be a Wheel Someday, One Night, vous ne trouverez pas le repos après avoir découvert cette compilation ! The Big Beat of Dave Bartholomew : 20 of His Milestone Productions 1949-1960 (2002) en tire, sous un jour un peu different, la substancielle moelle.
 
Fats Domino
 
Le plus célèbre ambassadeur du rythm & blues de la Nouvelle-Orléans. Son style relaxé au piano et sa voix chaleureuse furent le pouls d’une collection de hits dans les années 50 et au début des années 60. Il n’a peut-être pas été aussi charismatique et innovant que d’autres personnalités de la scène néo-orléanaise, mais il en a sans doute été l’élément le plus consistant. Son premier single, The Fat Man (1949) est souvent considéré comme l’acte de naissance du rock n’ roll. Il en vendit un million ! Accompagné de musiciens comme le batteur Earl Palmer et le saxophoniste Alvin Tyler, il contribua à donner à la musique locale une entité distincte. Au sein de la maison de disques Imperial il eut 35 simples au top 40, dont Blueberry Hill, Walking to New Orleans, Whole Lotta Loving, I’m Walking, Blue Monday ou I’m in Love Again. Il changea de maison de disques pour ABC Paramount mais ne fit qu’un seul nouveau chart ; sa carrière s’est essoufflée au milieu des années 60. Walking to New Orleans (2009) est l’une des plus récentes, et la meilleure compilation sur un seul CD de 30 titres. Il existe aussi pléthore de compilations plus extensives, mais pour une découverte de ses morceaux les plus célèbres, ainsi que quelques uns moins connus mais toujours soigneusement choisis, celui-ci est parfait. Un autre, The Fats Domino Jukebox: 20 Greatest Hits the Way You Originally Heard Them, est tout aussi bon, mais moins fourni !

Captain Beefheart


Voir aussi : "13 raisons pour lesquelles on aime Captain Beefheart" par Mojo Magazine.

Dans chaque discipline, des gens ont instauré des règles ; et dans les disciplines créatives, on dirait qu’il y a encore plus de règles qu’ailleurs. Par exemple, si on prend le journalisme, activité qui devrait contenir son propre sens de la création. Il faut maintenant être journaliste de métier ; avoir sa carte et être invité là où l’on croit qu’on a choisi d’aller, pour écrire sur ce qu’on croit avoir eu l’idée d’écrire. Certains sont mêmes conscients qu’ils n’ont pas eu le choix quant à ce qu’ils devaient écrire, ou pire, quant à la manière dont ils devaient l’écrire. Ils emploient les mots et expressions surannées dont ils ont pourtant l’impression qu’elles leur correspondent. Ils ne prétendent même pas avoir de conscience supérieure, de sensibilité létale qu’ils pourraient rendre au centuple dans leurs articles.
Plus ils montent en grade, et plus ils sont heureux de respecter une ligne éditoriale ou une autre. La plupart ne font que suivre un mouvement vain et c’est pour ça que les journalistes des grands médias donnent l’impression de toujours avoir un train de retard. Ils ne font qu’emboîter le pas à ceux qui ont créé l’information, et qui ne sont pas journalistes, ou qui ne le sont que parce qu’on dit qu’ils le sont.

Les musiciens sont souvent encore pires, et c’est une chose extraordinaire que l’un d’entre eux ait été Don Van Vliet, ou Captain Beefheart (1941-2010). Beefheart n’était pas musicien au sens où la plupart des gens l’entendent, et pourtant, il a enregistré des disques qui ont inspiré quantité de musiciens, souvent talentueux. C’est souvent un signe de talent de la part d’un musicien, aujourd’hui, que de citer Beefheart comme influence.
Le musicien que vous admirez admire Beefheart, à moins que la chaîne ne soit plus longue. Le musicien que vous admirez admire un musicien qui admire un musicien qui admire drôlement un artiste aux poses impossibles qui s’apellait Don Van Vliet dans la vraie vie et Captain Beefheart dans une vie encore plus follement réelle. Cela vous met au bout d’une chaîne de qualité sensiblement identique à celle qui sépare les personnes sensibles avec leur propre compte rendu du monde et les journalistes. Imaginez la traînée d’une comète dont vous êtes la dernière particule.

Dans de nombreux cas, ceux qui ont brisé les règles ont été largement imités, sans être pour autant compris du plus grand nombre. Mais ce n’est qu’un mauvais sort de conscience, car en ce qui concerne Captain Beefheart, tout ne s’explique pas sur un ton sentencieux et un mépris qui l’opposerait à la musique trop obéissante. La contradiction ne lui est pas étrangère. Mais, mieux ; il a capturé l’esprit de contradiction de son monde, en voyant Trout Mask Replica (1969) et Lick my Decals Of, Baby (1970), deux de ses albums, se classer 20e et 21ème dans les charts anglais de l’époque.
Commencer par évoquer Trout Mask Replica, l’album le plus controversé et le plus extrême de Captain Beefheart et de son groupe le Magic Band, est sans doute le meilleur moyen de diviser son public potentiel en deux camps peu distincts ; ceux qui en écouteront la moitié du premier titre et éteindront aussitôt, dans l’incompréhension de ce qu’ils viennent d’entendre. Il y a aussi ceux à qui on a dit avec insistance qu’il fallait qu’ils l’écoutent. Parmi eux, quatre-vingt dix pour cent vont éteindre au bout de vingt secondes. Car les gens qui vous conseillent d’écouter absolument tel ou tel groupe ont rarement les mêmes goûts que vous ; ils ont même souvent des attirances que vous ne comprenez pas pour des choses dont vous avez déjà décidé sans forcément les avoir écoutées qu’elles n’ont pas d’intérêt pour vous. Donc vous serez encore plus méfiant à l’écoute que si on ne vous avait rien dit.

Trout Mask Replica va donc rester hors de votre vue pendant longtemps. Mais un jour… Par exemple, lorsque vous vous rendez compte que tous les journaux que vous lisez se fendent d’un article plus ou moins conséquent au moment de la mort d’un certain Don Van Vliet, le 20 décembre 2010. Vous ne l’avez pas reconnu tout de suite sur la photo parce qu’il n’a plus son masque en tête de poisson. C’est le même appétit de musique noble qui vous conduit à apprendre la mort de Van Vliet, que celui qui vous avait sommé de faire cesser le vacarme après trente secondes de Beefheart.
Vous découvrez que Captain Beefheart était un artiste profondément excentrique et touche-à-tout. Si son copinage avec Frank Zappa vous laisse sceptique, ses prétendus pouvoirs psychiques attirent particulièrement votre attention. Ainsi que d’apprendre qu’il avait enregistré une dizaine de disques en 1967 et 1982, la plupart avec un jeune groupe débordant d’énergie, de professionnalisme et de qualités diplomatiques baptisé le Magic Band. S’attirant Ry Cooder (prodige du blues qui depuis a eu une brillante carrière comme musicien et producteur) il enregistra Safe As Milk (1967). Lequel opus est décrit comme influencé par Otis Redding et Howlin’ Wolf… Vous finissez par mettre la main dessus, et, hormis quelque rythmes étranges, il s’avère être un cocktail irrésistible de blues psychédélique. Ce disque là n’a pas vieilli, il est bourré de titres qui méritent un été à eux tous seuls. Le tandem The Spotlight Kid (1972)/ClearSpot (1973) est lui aussi hautement écoutable. Vous pouvez bien faire tout le tour de la discographie de Beefheart, mais, juste après un crochet par Lick my Decals Off, Baby, vous finirez par retourner à Trout Mask Replica.

Pouvoirs psychiques

Un jour le Magic Band attendait de pouvoir répéter, mais un groupe était encore à l’intérieur de la salle en train de boire des bières. Cliff Martinez, le batteur du Magic Band en 1981-1982 se souvient : « On était tous assis dans le parking et Don se plaignait : ‘Mec, est-ce qu’ils comptent partir ? Je peux les faire partir mais ca va trop me coûter’. Il faisait référence à ses pouvoirs psychiques – il ne parlait pas d’y aller et de leur parler. 10 ou 15 minutes de plus passent et il fait, ‘Regardez ! » Il était appuyé contre une voiture, dos au groupe de buveurs, et il entre dans une sorte de transe. J’ai pensé, cool, je vais voir quelques uns de ses pouvoirs psychiques. Il reste immobile et le groupe n’avait toujours pas l’intention de partir. Il ouvre un œil et regarde par-dessus son épaule, et avec l’air résigné, il finit par dire : ‘Ok, mec, ils sont stupides’ ».
Don signifiait peut–être qu’il fallait une certaine intelligence pour tomber sous son contrôle. Beefheart croyait en un pouvoir supérieur que suscitaient les vibrations de sa musique. Peut-être pensait t-il que l’amalgame sonore qu’il produisait le ferait accéder à une nouvelle puissance qu’il avait déjà la sensation d’effleurer. Ensuite, comme Tom Waits (qui le cite naturellement comme influence), Beefheart aimait inventer des histoires ou exagérer les situations déjà étranges que produisait généralement sa présence.
John French, le batteur de l’époque Trout Mask Replica, raconte dans Trought the Eyes of Magic, son témoignage paru en 2010, une étrange expérience. Alors qu’ils se trouvaient à l’intérieur et que Beefheart préparait quelque chose à manger, un objet non identifié a soudain jailli d’une étagère pour tomber aux pieds de Don. French, depuis le salon, avait aussitôt demandé ce qui venait de se passer. Il s’est entendu dire par Beefheart, le plus naturellement du monde, qu’il s’agissait de télékinésie.


Création

John French, aussi transcripteur des idées de Beefheart en musique, raconte l’interaction unique de celui-ci avec ses musiciens. « Don a eu beau être un génie créatif, il n’aurait été qu’un type avec une valise pleine de cassettes si Bill Harkleroad [le guitariste] et les autres ne l’avaient pas aidé. » « La création de cette musique était basée sur n’importe quoi de ce que Don connaissait. Comme il n’y connaissait rien en théorie, c’était une réinvention de la musique ». La force de Beefheart était son inadaptation dans un monde fait de praticiens. Son imagination fertile remplaçait son manque de connaissance instrumentale et d’oreille musicale. Il la partageait en jouant du piano d’un doigt, en sifflotant ses idées ou en les enregistrant sur un dictaphone. La plupart des morceaux ne demandaient même pas de répétitions ; ils commençaient quelque part et finissaient ailleurs, sans jamais rien réchauffer. Il venait un flot ininterrompu d’idées à Beefheart dont la plupart étaient exploitées en direct, un peu comme s’il était le seul transistor à capter un genre de signal que personne n’avait reçu avant lui.
Pendant un concert, il alla voir le bassiste et claviériste Eric Drew Feldman au milieu d’une chanson et lui cria un titre et deux phrases d’une chanson à laquelle il venait de penser. Il lui disait « Tu devrais retenir ça, ça va valoir beaucoup d’argent pour toi et beaucoup pour moi ».


Si sa vitesse de progression hors du commun lui a permis de développer sa discographie à une allure impressionnante, elle a été la cause de bien des souffrances en studio. « Il était constamment en train de créer et une fois qu’il trouvait quelque chose, ça y était et il passait à autre chose. Pour revenir en arrière et revisiter, c’était très difficile. » Cette aversion à répéter faisait que Beefheart ne préparait pas ses concerts. Il n’avait cependant pas de mal à impressionner grâce à une voix puissante et une improvisation de tous les instants : « Le même cul qui a fait traverser à l’homme les déserts du temps lui a aussi donné le hamburger idiot» beugla t-il une fois.


Accidents


Le guitariste Denny Valley reste fasciné par la manière dont Beefheart parvenait à ses fins.  « Il ne pouvait pas s’exprimer en termes musicaux, mais d’une manière ou d’une autre, presque savamment, il vous donnait une partie de guitare qui semblait complètement barrée, et ensuite en donnait une différente à l’autre qui n’était même pas dans la même tonalité. Mais quand on les mettait ensemble ça marchait et ça se terminait exactement au même moment. Ca arrivait encore et encore, ce n’était pas juste le coup d’un essai, genre j’ai-de-la-chance. Comment expliquez-vous ça ? » Le résultat était tel qu’il le voulait ; ambitieux, avant-gardiste, irritant et irrésistiblement fun.


Sur le papier, un disque comme Trout Mask Replica était un vrai désastre. Et du processus pour en faire l’incroyable objet de culte qu’il est devenu, aucun des membres du Magic Band n’en est sorti indemne. Le manque de sommeil et les « traitements horribles » que Beefheart faisait subir au groupe étaient loin de correspondre au charmant Don Van Vliet, l’autre face de la personnalité du Captain. Cette tyrannie donne à sa musique la touche qui la différencie ; toujours sur un bord ou l’autre.


Il y avait toujours de l’électricité, de la tension dans l’air, et elle finissait par épuiser psychologiquement tous les musiciens au contact de Beefheart. Il compara une fois cette tension palpable à l’image d’une « femme penchée au dessus d’une baignoire, avec les mains dans l’eau chaude et portant des chaussons roses et duveteux ».


Peinture


Mais on imagine bien que n’importe quelle image psychotique aurait fait l’affaire, l’essentiel étant de montrer qu’il avait bien des images en tête quand il enregistrait de la musique. Le surréaliste Trout Mask Replica est bien le signe d’un esprit où se bousculent des visions choquantes ; et il semble que cette richesse se soit peu à peu tarie par la suite. Comme d’autres avaient le pouvoir des mélodies ou des mots, ce sont les images qui animaient l’esprit créatif de Beefheart, et à travers elles, les couleurs. Il se comportait exactement comme s’il allait peindre un tableau, et il savait de quoi il retournait puisqu’il passa plusieurs années de sa vie  à peindre, après s’être retiré de la musique au début des années 1980.


Ces couleurs pouvaient éventuellement donner, dans la pratique musicale, différentes voix. Beefheart cherchait à faire en sorte que ces voix, qui n’existaient peut être pas dans sa tête mais naissaient dans le résultat audible de sa pensée, se contredisent entre elles pour donner un bourdonnement caractéristique, fait d’éléments chromatiques bien différents qui s’entrechoquent.


Paroles


Les mots sont souvent oubliés alors qu’ils font partie comme sa musique du langage unique de Beefheart. Il avait un talent à écrire de la poésie, avec certaines paroles proches d’éclats de conscience et d’autres capables de capter l’Amérique surréaliste présente avant lui dans le folk et le blues. Dachau Blues et Veteran Day’s Poppy sont deux chansons notamment anti guerre. Il laisse une myriade de poèmes, de paroles de chansons et d’écrits divers. Il a demandé à sa femme Joan de brûler après sa mort. 

Bertrand Redon

mardi 8 février 2011

DESTROYER - Kaputt (2011)


OO
Synth pop, rock alternatif
soigné, original, sensuel

Ceux qui connaissent déjà Destroyer, le groupe de Vancouver surtout incarné par le songwriter et chanteur Dan Bejar, attendaient avec impatience l’album qui devait donner suite à l’EP Bay of Pigs (2009). Ils l’ont enfin posé fin janvier sur leur platine avec la confiance quasi-aveugle que ce groupe unique peut susciter. Même les auditeurs chevronnés constateront que Kaputt est différent ; du travail précédent de Bejar et de tout le reste. Au premier abord, s’il reflète quelque chose qui a existé, c’est éventuellement quelques expériences intello fondues dans un monde kitsch et qui auraient existé entre 1977 et 1984. Mais il se peut que tous ceux à qui Bejar s’amuse à faire allusion, dans ses interviews et au travers d’habiles clins d’oeil artistiques et boutades temporelles, musicales ou lyriques, n’aient été pour le plus gros qu’un fantasme, les restes d’une musique vidée de son sens, voire un simple fond sonore pour ébats amoureux, comme Miles Davis circa 1980. Qu’il ait produit d’excellentes choses ou pas à cette période n’est pas le point ; c’est ce que l’imaginaire collectif a pu en tirer, à une époque plus physique qu’intellectuelle, qui compte.

Kaputt nous laisse un moment dans le doute ; presque surpris d’être sollicité à ce point par ce qu’on entend, on se demande distraitement ce que l’on pourrait en faire. Laisser dériver un certain appétit de sensualité semble y être la réaction la plus naturelle. Les trompettes et saxophones réverbérés, qui frémissent à la fin de chaque phrase, donnent à Kaputt un côté charnel décisif. Ce qui devrait rapidement chasser toute sensation désagréable liée au souvenir de certaines pratiques de production qui ont ruiné les musiques « nobles », telles le jazz, dans les années 80. Kaputt contient ce genre de pratiques et demande dans un premier temps une confiance que les familiers de Bejar – pour certains, il s’agit d’un véritable génie – lui accordent depuis longtemps.

Kaputt commence à vous adoucir et à instiller son pouvoir de sagesse lorsque vous trouvez votre manière à vous de l’adresser. En réalité, le disque ne vous laisse que l’illusion d’avoir le champ libre ; car le plus grand atout de Destroyer, c’est de se donner un genre, une forme racée et séduisante sans marteler aucun gimmick. L’initiation prend sa source dans la voix de Bejar, plutôt narrateur que chanteur, relaxé et concentré sur un objectif qui se révèlera aussi primal qu’intellectuel ; susciter la fascination. Connu pour son humour kaléidoscopique, pour la profusion des références qu’il met en place au monde intérieur et extérieur à ses œuvres, il peut être concis et généreux à la fois, assemblant un patchwork élégant et parfois retords de réflexions d’ex-playboy style Brian Ferry. Il reconnaît que la vie ne manque pas d’allure, mais en laisse aussi saillir les futilités. Ce n’est pas un hasard si Chinatown, le premier titre du disque, s’ouvre sur ces lignes : "Wasting your days chasing some girls, alright/ Chasing cocaine through the backrooms of the world all night". Kaputt ne sent pas le stupre pour autant. Vous plongez dans les méandres d’un monde qui, s’il n’est hilarant que pour les anglophones capables de saisir lorsqu’elles se présentent toutes les blagues internes, laisse au moins admiratif. Du fond de sa plastique irréprochable faite de cuivres, de guitares, d’éléments électroniques perdus dans le temps et entrelacés, Kaputt finit par vous transformer en un genre de voyeur ; vous ne demandiez même pas d’en percevoir autant.

Si Kaputt est considéré après 16 ans de carrière du groupe Destroyer, comme leur chef-d’œuvre, et celui de Dan Bejar en particulier, c’est que les textes ont demandé encore davantage de travail qu’à leur habitude. Rien de commun ici avec la plupart des groupes de rock sur le marché. Destroyer continue d’explorer une psyché connue de lui seul, difficile à détailler, et qui doit ressembler au moment de Kaputt à une carte dont les ramifications finissent enfin par créer un dessin. Ce n’est par obligatoirement un motif complexe ; mais il symbolise énormément pour Bejar et il sait nous le faire comprendre tout en restant le plus cool du monde. Il suffit de savoir que, comme toute grande pièce d’art, Kaputt contient des moments consacrés à l’amour ; et d’autres dédiés à la mort. Suicide Demo For Kara Walker, une pièce de huit minutes évoluant entre jazz progressif et kitsch nostalgique sur basse fretless, est le fruit d’un échange avec, justement, Kara Walker, une artiste dont le travail interroge l’histoire ethnique des Etats Unis. De Chinatown à Song for America, les Etats Unis semblent  être le clou géographique de la carte psychique Destroyer, traduit au-delà de l'idolâtrie une simple passion des gens. Pour illuminer encore un peu plus le disque de passion, il y a la chanteuse canadienne Sibel Trasher. En duo sur Downtown, le résultat est charmant dans ses nappes d’anciens sons. Les harmonies et les ambiances magnifiques traversant l’ensemble ont tendance à nous réconcilier avec la malice de ce disque. Qu’il nous ait laissé projeter nos propres visions de l’esprit, rêver pour nous-mêmes – la présence du fameux Bay of Pigs et ses onze minutes d’apesanteur tragique en final - pour ensuite nous rappeler au bon souvenir d’un Dan Bejar presque caustique, on lui pardonne. On dirait avoir expérimenté deux niveaux de conscience. Un disque avec pour seul concept l’intelligence.



lundi 7 février 2011

{archive} Lloyd Price - The Exciting Lloyd Price (1952)



Lloyd Price – The Exciting Lloyd Price
Lloyd Price grandit à Kenner une banlieue de la Nouvelle-Orléans. Le juke-box dans le petit fish-fry que tenait sa mère lui permit de découvrir ses premiers morceaux de musique et il devint rapidement chanteur dans un groupe monté avec son frère. Repéré par Dave Bartholomew, il signa pour Speciality Records alors qu’il n’était qu’un adolescent. Il eut son premier succès en 1952, à l’âge de 19 ans, avec Lawdy Miss Clawdy, un blues qui faisait la part belle à sa voix puissante et aux arrangements enrichis d’instruments à vent qui allaient tant marquer ses enregistrements. Il n’eut alors de cesse de reproduire la formule, en l’améliorant, et c’est ce que raconte The Exciting Lloyd Price. Des sections de cuivres dansants, des chœurs doo-wop irrésistibles et des chansons d’amour classieuses constituent quelques uns des aspects qui permirent à Price de rencontrer un succès retentissant. Cette collection compte parmi les meilleurs morceaux de rock n’ roll des années 50, l’itinéraire d’une folle nuit de fête. En 1956, Lloyd Price décida de démarrer sa propre maison de disques, après avoir enregistré plusieurs titres pour Speciality. Il en résulta Just Because qui eut un certain succès, mais ce fut Stagger Lee (1959), publié après une nouvelle signature avec ABC-Paramount, qui le fit retrouver la première place des charts, tant convoitée. C’était une reprise d’un blues vieux de plusieurs décennies déjà, racontant l’histoire vraie d’un homme qui assassina l’un de ses amis. The Exciting… commence par cette sombre histoire, inspirant à Nick Cave sa propre version du morceau sur Murder Ballads (1995). D’après Greil Marcus (journaliste et critique musical) : « Le Stagger Lee de Price était du hard rock, avec son saxophone hurlant, et en rétrospective son enthousiasme maniaque semble être ce qui manquait à la plupart des versions précédentes. » Cette compilation montre aussi  la fascination de Price pour les orchestres, et la qualité de la stéréo permet de profiter au mieux du gonflement des cuivres.  En 1963, Price cessa de chanter pour devenir producteur et promoteur et fonder un nouveau label, Double L. Il se mit à expérimenter, mélangeant arrangements de jazz traditionnels et large orchestre. Longtemps laissé de côté, il mérite sa place parmi les fondateurs de rock n’ roll et de la pop. 


  • Parution : 1959
  • Label : ABC Paramount
  • Genre : Rock n' roll, Blues, pop
  • A écouter : Stagger Lee, Mailman Blues

  • Note : 8/10
  • Qualités : intemporel, ludique

{archive} Professor Longhair - Crawfish Fiesta (1980)


Parution : 1979
Label : Alligator Records
Genre : Boogie-Woogie, Calypso, Ragtime, Rythm & Blues
A écouter : Big Chief, You’re Driving me Crazy, Red Beans, Bald Head, Crawfish Fiesta
°°°°
Qualités : frais, groovy, dansant, humour

Bruce Iglauer, le président d’Alligator Records, évoque avec un attachement certain l’enregistrement de Crawfish Fiesta (1979), le l’ultime album du pianiste mythique de la Nouvelle-Orleans.  « J’étais au téléphone avec le manager de Professor Longhair, et j’ai mentionné mon envie d’enregistrer ‘Fess pour Alligator. J’adorais son style de rhumba-blues New-Orleanais  excentrique et  sa voix sauvage, et il était un de mes musiciens favoris. Je me suis envolé pour la Nouvelle-Orléans et j’ai écouté les masters de ses vieux hits ainsi que de quelques standards R&B de la Crescent City. J’ai fait une offre, et, à mon grand étonnement, elle a été acceptée. Entouré d’amis et se retrouvant dans une situation où il était complètement responsable de ce qu’il faisait, sans doute pour la première fois de sa carrière, Professor Longhair s’est présenté chez Alligator avec, peut-être, le meilleur disque de sa carrière et l’un des meilleurs que le label ait jamais sorti. » La scène s’est déroulée en 1979. Il avait enregistré une flopée de titres mais Crawfish Fiesta était son seul disque complet. « Il n’avait jamais été autant satisfait avec quoi que ce soit d’autre qu’il ait enregistré », raconte Andy Kaslow, qui coproduisit les sessions. « Tout fut parfait. Il avait hâte que le disque sorte ». Malheureusement, avant cette date, Longhair, fragilisé, mourrait de problèmes cardiaques à l’âge de 62 ans.
Crawfish Fiesta se démarque des autres enregistrements par la qualité de ses arrangements de sa production digne. Mais plus encore, c’est la sensation que Longhair, guidé par l’esprit supérieur de l’euphorie et du jeu, n’a rien perdu de son mordant et peut encore rivaliser de génie et de personnalité avec tous ceux qui sont arrivés après lui, tout en interprétant ses propres titres. Crawfish Fiesta est encore un nouveau départ ; un processus non seulement lié à son retour en forme quelques mois auparavant, mais à la tradition musicale du cru qui veut que les chansons plébiscitées continuent d’évoluer au travers d’enregistrements ultérieurs, comme l’a fait Mac Rebennack (ici producteur associé et guitariste) avec Dr John’s Gumbo (1972) par exemple. S’il manque sur Crawfish Fiesta quelques-uns des ses grands succès, on y retrouve une version irrésistible de Bald Head, le premier morceau qu’il ait jamais enregistré en 1949 – et celui qui a le mieux marché - à la fin des années 40.
Un bon disque de Professor Longhair, c’est le piano qui prend vie sous son jeu d’alchimiste, dans un style rythmé et chaloupé. Sa voix oscille entre plainte fêlée couplée d’un ton de crooner séduisant, ou la meilleure imitation qu’il puisse en faire ; ambiance dansante ininterrompue de bout en bout dans des rythmes originaux (Her Mind is Gone). La place du piano est prépondérante ; c’est l’âme de la musique de Longhair, et sur Crawfish Fiesta le concept est poussé jusqu’au final – le morceau-titre est une véritable petit étude de fête, un joyau et l’épitaphe d’une carrière très personnelle. Longhair a toujours cette inclination à se mettre dans la peau du public qu’il va distraire. Les textes sont largement à la hauteur : « I remember when i got married/I tried to settle down/but the women that I took for my wife/she took me for a clown” sur Her Mind is Gone.
Il donne le maximum, et dans des conditions dignes d’un grand chef. Maître de cérémonie, clairement à l’honneur sur Crawfish Fiesta, il parvient en douze titres remarquablement reconstruits à couvrir l’ensemble de ce à quoi il a prétendu sans le chercher au cours de sa carrière. C’est un aboutissement, en toute simplicité.  On commence avec l’excellente nouvelle version de Big Chief, l’un de ses morceaux favoris, sur lequel il est accompagné de Earl King (à l’origine du morceau) et de Dr John. En concert, c’est presque huit minutes de boogie à quatre mains. Longhair introduit seul une poignée de titres, dévoilant plus clairement ses intentions à ce que les titres prennent vie ; You’re Driving me Crazy,  It’s the Wee Wee Hours ou Red Beans ont le coup d’envoi dans les cordes. A partir de là, vingt ans ont passé mais le boogie est toujours bondissant et frais de bout en bout, jusqu’à ce Whole Whotta Lovin’ dont la voix délirante nous ramène au début du parcours de Longhair.

vendredi 4 février 2011

Agnes Obel - Philarmonics (2010)



Parution : 2010
Label : Pias
Genre : Folk
A écouter : Riverside, Just So, Beast, Over the Hill

Note : 7.50/10
Qualités : ambigu, nocturne

L’enregistrement de musique « populaire » s’est beaucoup démocratisé ces dernières années. Alors que produire un disque était auparavant réservé aux plus vaillants, aux plus combattifs (il suffit de voir le parcours de Nick Drake pour comprendre), concrétiser un projet n’est plus une affaire de tempérament. Il faut encore y croire en tant soit peu, bien sûr, mais on peut envisager un album avec plus de sérénité. « Je n’ ai pas la sensation d’être motivée par la colère, la revanche ou la frustration », explique Agnes Obel notamment dans une interview donnée à Hugo Cassavetti, l’un de ses grands fans. Agnes Obel, comme Soap and Skin (Autriche) ou Perfume Genius (Etats Unis) est de ces artistes fragiles qui n’auraient pas vu le jour si la conjoncture avait été un peu différente. C’est comme ces phénomènes naturels qui ne se produisent que lorsque plusieurs conditions sont réunies. Ce n’est pas les rares éclipses, mais d’innombrables miracles discrets, dont la plupart ne sont pas visibles à l’œil nu.

Plus important, des artistes qui n’ont rien d’un caractère dominant peuvent s’exprimer à loisir et aujourd’hui être entendus par le plus grand nombre, appréciés en débranchant les guitares de nouveau voire à favoriser des instruments aussi contemplatifs que le piano. Si j’avais ce qu’il faut d’application pour concrétiser ma propre vision, j’aurais composé des mélodies du genre de celle de Riverside, le second titre de Philarmonics. Le succès du premier disque de la danoise Agnes Obel, qui trouve encore un écho médiatique six mois après sa sortie prouve que ce genre d’exercice vaut la peine. 

Philarmonics. Un titre bien peu intime, même si l’on peut se demander quel genre d’orchestre s’accorde au moment où les éléments de la musique – une voix et des notes de piano, un peu de violoncelle ou de harpe  – se mettent en branle. Ce genre de disque limpide est forcément ambigu. Riverside serait t-elle une chanson du même acabit que River Man, de Nick Drake ? Cette histoire d’une femme contemplant, depuis la berge, une rivière nous laissant nous interroger sur le possible espoir qu’elle est censée véhiculer, ou au contraire sur une pulsion suicidaire ? La musique est d’une simplicité désarmante, mais jamais vide de sens ; il y a symboles, significations, anciens sentiments remontés à la surface au moment de s’y mettre, et bricolés un peu à la manière de vieux trucages de cinéma.

« Très tôt, les films d’Hitchkock m’ont marquée. J’adore son style énigmatique, son esthétique d’une très grande sophistication et beauté, mais toujours d’une extrême simplicité. Les images et les mélodies les plus épurées sont mes principales sources d’inspiration et d’émotion. » L’intérêt de Obel pour l’univers d’Hitchkock va de soi ; faire écouter son disque c’est avant tout manipuler l’auditeur ; susciter l’émotion, le charmer bien sûr, une légère nostalgie peut –être : mais surtout, le faire réfléchir, le hanter après coup, par des tournures personnelles, par une façon légèrement décalée dans le temps et l’espace, pas tout à fait réelle. La musique flottante nous inviter à flotter avec elle, c'est-à-dire à renoncer à notre enveloppe – à nos principes, aux choses dont on était persuadé. Une douce bizarrerie que le maître du suspense faisait contenir dans des détails comme les portraits d’oiseaux inquiétants dans Psychose, répondant trop au profil aquilin d’Anthony Perkins pour que celui-ci soit exempt de tout soupçon de détresse. A l’arrière de la pochette de Philarmonics, le regard perçant d’un hibou peut-être empaillé. Agnes Obel n’est à priori pas en détresse ; mais un peu illuminée.

Il est difficile de pointer l’humeur dans sa voix. Et elle ne facilite pas les choses en donnant pour seule base d’appréciation une affiliation avec la musique en suspens qui accompagne  cette voix. « Je ne me vois pas comme une chanteuse qui joue du piano. Le piano et le chant sont deux choses égales pour moi – peut-être pas inséparables mais très connectées. Vous pouvez dire qu’il s’agit de deux voix égales.” Les textes chantés n’ont d’ailleurs pas toujours été évidents. ”J’ai toujours été attirée par les mélodies toutes simples, presque enfantines. Que j’entendais comme des chansons. J’ai d’ailleurs mis longtemps avant d’écrire des textes, les airs que j’aime me semblaient déjà raconter une histoire, projeter des images. Et puis écrire des paroles qui ont du sens mais dont les mots restent de la musique est si difficile. » Onze chansons, et une douzième ; I Keep a Close Watch, chanson d’amour sublimement écrite par John Cale, du tandem mythique qui donna le Velvet Underground.

Cette quiétude la fait parfois sembler d’un autre âge. C’est comme d’écouter l’Arabesque n°1 de Debussy, et il y a aussi parmi ceux qui l’ont inspirée Maurive Ravel, Eric Satie ou le pianiste suédois de jazz Jan Johansson, qui reprend au piano des chansons folk traditionnelles. Mis Obel sera rapidement rattrapée par les temps modernes, puisque l’entêtant Just  So a servi pour illustrer une champagne publicitaire de la compagnie Deutche Telekom outre-Rhin. On comprend mieux pourquoi en écoutant le refrain.  « Someday, it’s gonna be the day/Your hear Somebody Say/We need you right away ». Mais on ne doute pas que Obel fasse de la musique pour trentenaires plutôt que pour les anciens ; une musique pour combler les premiers véritables doutes, le sempiternel questionnement à l’entrée d’un monde complètement adulte.




jeudi 3 février 2011

Professor Longhair


A paraître dans Trip Tips 10 - Sélection disques Nouvelle-Orleans


La Nouvelle Orleans avait beau avoir élevé les fêtes au rang de mode de vie, et onduler à la musique de ses groupes de ryhtm & blues, de zydeco, de ragtime, de boogie-woogie, de jazz, de funk, de calypso, de musique Afro-cubaine ou de rock n’ roll, le musicien d’abord prénommé Henry Roeland Byrd était un furieux original dans ce paysage. Et le mieux c’est qu’il incarnait, aux yeux d’ambassadeurs à peine plus tardifs  - Allen Toussaint, Dr John – l’essence même de la ville. Un morceau comme le sifflotant Mardi Gras in New Orleans, l’un de ses tout premiers, est entré dans l’inconscient collectif. Né à Bogalusa, en Louisiane, en 1918, il grandit à la Nouvelle Orleans. Il joua la première fois contre rétribution à l’âge de 10 ans, mais n’enregistra son premier disque entier qu’à l’âge de 62 ans.

C’est tout naturellement qu’il se glissa dans le rythme unique de la ville détonante au cours des années 30  ; il avait pour habitude de descendre Bourbon Street en dansant, déjà d’une façon toute particulière, se faisant ainsi un peu d’agent de poche. Inspiré par les pianistes qu’il avait pu entendre dans les tavernes de Bourbon Street, Kid Stormy Weather, Robert Bertrand, Sullivan Rock, et surtout Tuts Washington, il fut pourtant d’abord séduit par la guitare qu’il imaginait plus lucrative. Il l’utilisa pour apprendre de la musique religieuse. Mais il ne put supporter la façon dont les cordes lui molestaient les doigts et se dirigea vers la batterie et enfin le piano, encouragé par sa mère. Cet instrument allait devenir sa passion, le fil conducteur de toute son oeuvre musicale future.

Interdit d’entrer dans les clubs, il apprit sur des pianos abîmés et abandonnés. Il développa son style unique sur les deux ou trois octaves dont les touches produisaient encore un son ; sa main gauche produisait une percussion syncopée et sa main droite jouait des motifs de boogie. Il fit au cours des années 30 partie de quantité de groupes locaux qui attirèrent l’attention de Champion Jack Dupree, Sullivan rock et même de Tuts Washington. Dupree lui donna des leçons et eut l’idée de le grimer pour qu’il puisse jouer dans les clubs. Puis ce fut au tour de Tuts de le prendre sous son aile. Ce que jouait le jeune Byrd était impossible à épingler. « Quand je commençais à jouer la musique, personne ne savait ce que c’était ». Il ajoutait à son jeu la liberté et l’originalité de sa voix. Le manque de gratification l’incita cependant à devenir cuisinier, boxeur et même joueur de cartes professionnel. Coupé court par la seconde guerre, il revint à la musique à la fin des années 40. C’est alors qu’il acquit le surnom de Professor Longhair, une idée du manager de Dave Bartholomew, dont il remplaça le pianiste au cours d’un concert.

Il sera découvert par le fondateur du label Atlantic en 1949. Celui-ci avait entendu parler de Longhair et décida de faire une excursion à la Nouvelle Orléans pour le trouver. « Au loin il y avait des lumières… Tandis qu’on approchait de l’endroit, il y avait cette maison, comme prise de convulsions... A une certaine distance on aurait cru que des gens tombaient depuis les fenêtres. La musique beuglait, on a pensé ‘Mon dieu il y a un groupe fantastique là dedans’… Ce que je pensais être un groupe de R&B se trouva être Professor Longhair tout seul. Il était assis là avec un micro entre ses jambes… II avait un tome attaché au piano. Il le battait avec son pied droit tout en jouant… et il jouait du piano et chantait à tue-tête, et c’était vraiment le son le plus incroyable que j’avais jamais entendu. » il arrangea aussitôt une session, malgré le fait que Longhair ait déjà signé avec Mercury. Mercury lui fit avoir un hit avec Bald Head en 1950, mais c’est avec Atlantic qu’il coupa tous les titres qui allaient montrer l’étendue de son originalité ; Tipitina, Hey Now, Baby, In The Night
C’est comme si une radio au sourire bientôt édenté avait surgi de nulle part, créant un vocabulaire à la merci de ses trois doigts droits survoltés et du battement de son pied contre le cadre du piano, pour marquer le rythme, jusqu’à ce que celui-ci rende l’âme.

Ceux qui voyaient Longhair en concert le décrivaient comme la meilleure chose qu’ils n’aient jamais vue – sans savoir ce que cette chose, pouvait être. Il venait sur scène habillé, par exemple, d’un smoking serti de plumes et de gants rouges. Sa façon de chanter, comme un adolescent en train de muer de la voix, était peut être la meilleure imitation qu’il faisait d’un de ses modèles obscurs ou bien une pure lubie de son imaginaire foisonnant. Mise très en avant sur la plupart des enregistrements, elle n’était sûrement pas  un atout de séduction. Encore une fois cependant, il se découragea et quitta la musique.

Il fut heureusement redécouvert dans les années 70 par le biais de ses admirateurs et joua au New Orleans Jazz and Heritage Festival en 1971, où il s’attira un respect extraordinaire. Tandis qu’il jouait, l’audience du festival tout entière, les restaurateurs et même les musiciens qui se produisaient sur d’autres scènes arrêtèrent ce qu’ils étaient en train de faire et vinrent écouter. Ainsi commença la période la plus gratifiante de la carrière de Longhair. Il s’exporta en Europe en 1973, au Montreux Jazz Festival. Il fut invité par Paul McCartney à se produire sur le Queen Mary en 1975, ce qui pour, certains, constitue la meilleure contribution de Paul à la musique populaire. Une vision un peu surréaliste que Longhair sur un paquebot de croisière – son extravagance intérieure trouvait là un bon moyen d’éclater au grand jour, bien qu’il n’ait pas vendu beaucoup plus de disques pour autant. Le très peaufiné Crawfish Fiesta fut le résultat de la réhabilitation finale entreprise par le label Alligator. On y trouve une version de son virevoltant Big Chief avec son ami Dr John au piano et Earl King, à qui l’ont doit le titre, sifflotant. Il mourut peu après l’enregistrement, en 1980.

Il fait encore aujourd’hui partie du paysage de la Louisiane, où il apparaît à la télévision, est cité dans les journaux et a sa photo partout  dans les lieux publics de la Nouvelle Orléans. Sa musique est toujours passée sur les radios locales.

Danser Ravel et Debussy



 

A voir sur Arte.com

La danse, les intéressés nous le diront, est peut-être le meilleur moyen d’expression de soi. Le plus complet, le plus intime, le plus fidèle à la psyché intérieure de la personne qui s’exprime, et le plus beau.

Avec Danser Ravel et Debussy, le réalisateur Thierry de Mey introduit d’abord sa caméra dans une forêt européenne mystérieuse qui évoque celles, enchanteresses, des contes des frères Grimm ou de Perrault. Sur ce premier volet du triptyque un peu voué à la musique de Ravel et de Debussy, et surtout à l’extraordinaire débandade de danseurs belges, la forêt est un personnage à part entière. Elle souligne la solitude des corps, qu’ils se lovent contre l’écorce ou qu’ils ne fassent que passer dans le tableau, les cadres démultipliés par de Mey dans sa quête de rythme.

Il s’agit de ma Mère de l’Oye (1911). Visions primales, élans des corps un rien sauvages, c’est un document d’une trentaine de minutes complètement dédié à la beauté du geste, une mystérieuse plongée dans un univers de légendes nordiques et de film moyenâgeux. C’est de danse contemporaine qu’il s’agit, et les danseurs resteront anonymes – il y a pourtant quelques noms belges assez reconnus parmi ces femmes triomphantes mais inquiétées ou ces hommes aux airs idiots mais plutôt entraînés. Bien plus que la musique, le sacrifice de soi est ici la valeur primordiale. On ne compte plus les attitudes un peu morbides, mais qui ne font que célébrer l’étincelle de vie restante dans les corps des danseurs. C’est amusant d’imaginer ce que ce spectacle frappant d’instinct et de naturel a pu demander comme séances de répétitions. Pas de danseur Noir dans cette vision d’une Europe antédiluvienne – le plus déroutant est de voir comment ce charme dépassé (magnifiquement illustré par les costumes des « personnages ») est retranscrit aux extrémités souples et frissonnantes de corps possédés par la contemporanéité. Quelques visions restent inoubliables ; ce corps flottant sur l’eau, au gré du courant ; un autre, qui, fiévreux, tombe soudain, comme sans vie, au milieu des arbres ; un troll doté d’un fort jeu de jambes ; tout l’envoûtement d’un puits isolé au fond duquel une danseuse diaphane lance une invite. Médusés, on constate que cette longue rêverie muette envoûte les sens et décuple la sensibilité. On a bien voyagé…

La Prélude à l'après-midi d'un faune (1892-1894) donne à deux danseurs une geste plus libre, plus dissolue. La scène se passe en plein désert du Kazakhstan, à l’endroit où s’étendait il y a peu la mer d’Aral. Un travail de la chorégraphe Anne Thérésa de Keersmaeker qui fait de la danseuse tantôt un serpent, tantôt une proie frémissante, tandis que son compagnon est désespérément humain et impuissant. Cela sous une lumière hallucinante. Debussy : « La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Mallarmé [l’Après midi d’un faune] ; elle ne prétend pas en être une synthèse. Il s'agit plutôt de fonds successifs sur lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune dans la chaleur de cet après-midi. » Enfin, sur La Valse, de Ravel, on assiste à une chorégraphie sur les toits de Bruxelles, qui rappelle encore le pouvoir du groupe, supérieur à l’individu, dans un genre de parodie gracieuse de la modernité. Les danseurs sont toujours filmés ensemble, parfois seulement réduits à leurs gestes. Ils ont beau tout laisser aux caprices de leur réalisateur, et de la musique entêtante, leur pouvoir de sincérité crève l’écran.
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