L’affection
s’installe quelque part dans le clip pour le morceau In
My Younger Days,
une chanson de 2010 présente sur le disque End Times. Une scène en
noir et blanc. Un homme sec, casquette, lunettes noires rondes et
barbe épaisse, sort d’un baraquement en bord de route. Tandis que
la musique, de lumineux et lents arpèges, annonce une autre de ces
vignettes comme Mark E. Everett en a tant et tant fait, on le voit
attraper son chien laissé à terre avec une affection qui crève
l’écran et le déposer sur le siège passager de son pick-up
Chevrolet. Partout sur sa route, le soleil l’éclaboussera, le
protègera en suggérant des reflets dans la vitre arrière, fera
naître de cette escapade filmée à l’ancienne une mélancolie
évidente, presque envahissante. Le sentiment est épais, et
l’éblouissement rend parfois l’image opaque. Pour un fan de
musique rock, on se retrouve dans une situation bien étrange ;
est-ce que ce type dans la séquence attend de nous de la compassion
? Il entre dans une boutique… pour ressortir avec un gros paquet
d’aliment pour chien.
«Dans
ma prime jeunesse/Ca n’aurait pas été aussi difficile »,
commente le Californien quant au fait d’avoir été délaissé une
nouvelle fois. Mark Everett fête donc ses cinquante ans en 2013, il
a rasé sa barbe et laissé pousser ses cheveux. Son premier album
sous le patronyme de « E » date du milieu des années
1990. Sa discographie a, depuis 20 ans, emprunté plusieurs voies,
s’est attardée avec insistance, a jeté un regard en arrière, a
voulu faire table rase, s’est lancée dans une poursuite effrénée
pour boucler une trilogie qui n’a été assumée qu’une fois
terminée. A enregistré beaucoup de chansons qui, parce qu’elles
ne collaient pas thématiquement, n’avait pas de place sur ses
disques. Certains de ses albums ont été qualifiés de « pièces
de musée », mais il fallait qu’il le prenne comme un
compliment ; Blinking Lights and Other Revelations (2005)
documentait une époque alors révolue, rassemblait tant de
simplicité avec tellement d’ambition.
La
voix d’Everett se révélait mieux que jamais comme l’élément
capable de tenir ensemble les différentes parties disparates de
l’album, les blues rugueux et les mélodies en arpèges dont Eels a
fait sa marque de fabrique. Sans immersion et sans détachement Il
a enregistré une immense quantité de chansons, mêlant les
histoires de sa famille et les observations du monde extérieur sans
s’immerger excessivement.. Derrière lui, un long et lourd passé –
50 ans d’une vie que rien ne sépare de la musique. Et devant ?
«[…]
Une fois la tournée finie, je n’ai pas la moindre idée de ce que
je vais faire ensuite. […] » 50
ans et il s’est préservé.
Quelque
chose nous dit que beaucoup de surprises sont encore à venir, de
cadeaux pour ceux qui aiment ses chansons immersives mais pas trop,
son amour du détail et son humour cocasse. « C’est
à la fois excitant et flippant, mais l’excitation l’emporte
malgré tout. Tout reste possible ».
Renouveau
End
Times,
dont est extrait le morceau In
My Younger Days,
est un album fragile, discret, un repli qui justifie que, trois ans
plus tard, Mark « E » Everett démarre Wonderful Glorious
en scandant « J’ai été aussi calme qu’un rat d’église/des
bombes vont tomber/je vais être entendu».
En 2010, Everett semble entrer provisoirement dans une nouvelle forme
d’autarcie, pour lui qui en a l’habitude, enregistrant dans un
dénuement encore plus accentué, bientôt sans batterie, etc. Se
focalisant de façon obsessionnelle sur les détails d’une
relation, c’est comme s’il craignait, en reprenant réellement
les rênes de son existence, d’influencer son cours. Certains
l’accusent alors de ne plus se livrer autant qu’à ses débuts.
« Même si je ne m’en rends pas compte tout de suite, ce que
je raconte dans les chansons que j’écris finit par m’arriver en
vrai, tôt ou tard. Je devrais écrire une chanson dans laquelle je
reçois un chèque d’un million de dollars. »
A
Line in The Dirt, Little Bird
ou End
Times n’évoquent absolument pas ce genre de situation. A la femme
de ces chansons, enfermée dans la salle de bains suite à une
dispute,
il
demande
« si elle voulait rester seule/elle m’a répondu non, mais je
pense que toi, oui. » Deux
formes de solitude, l’une éphémère – la femme dans la salle de
bains – et l’autre de plus longue durée – l’homme à
l’extérieur, sur le point d’être quitté. En seulement quelques
mots incisifs. Autour de cette seule salle de bains, déjà – un
lieu particulièrement délicat dans l’imaginaire du chanteur (voir
plus loin) - Everett fait preuve d’un sens aigu du détail.
End
Times,
Mark Everett l’a enregistré dans le sous-sol de sa maison de Los
Feliz, à l’est de Los Angeles. Une maison isolée et dont les
abords sont filmés pour permettre à son occupant d’échapper à
la curiosité des médias qui ont tellement peu à se mettre sous la
dent. «
Quand j’ai écouté ce disque j’ai pensé, je ne veux pas en
parler, je ne veux pas le promouvoir. Je vais simplement le laisser
sortir et marcher sans aide. » «
Ma vie est un livre complètement ouvert maintenant… C’est une
période intéressante pour moi. Je ne suis pas sûr de ce qui va se
passer ensuite et j’aime ce sentiment parce qu’il va faire
jaillir quelque chose de nouveau. Et je dois dire que le nouveau
disque marche plutôt bien malgré le fait que je ne le promeuve pas
du tout. C’est ce que j’aime dans la vie, elle devient de plus en
plus mystérieuse, et je ne peux même pas dire pourquoi»
En 2013, on connaît la réponse quant à son avenir, le groupe, la
camaraderie, le rock n’ roll.
End
Times
est le second volet d’une trilogie entamée par Hombre
Lobo : Twelve Songs of Desire,
six mois auparavant. Un opus clef de sa discographie, autour du thème
du désir, alternant morceaux de blues rock bravaches et balades à
la franchise embarrassante. « E » est alors motivé par
le constat que le rock a chassé la frustration sexuelle et amoureuse
de ses thèmes de prédilection pour des préoccupations plus
littéraires, et comme il le dit si bien, il n’aime rien autant que
de se consacrer entièrement à un seul sujet lorsqu’il commence un
album. « Le désir c’est ce qui fait venir tous les problèmes
qui suivent, commente-t-il pour le site américain Popmatters en
2013. « A
l’origine, cela devait être en seulement deux parties. La première
que nous avons faite s’appelait End Times, qui décrivait ce qui se
produit lorsque le désir n’est plus, que tout s’est désintégré,
et je savais que je voulais la poursuivre avec le nouveau départ qui
vient après, la possibilité d’un renouveau. Cette étape est
celle que je préfère… Après que ces deux-là ont été finis,
j’ai pensé, ‘ne serait-t-il pas intéressant de concevoir le
prologue, voué au désir, comment les choses se sont compliquées ?
Ainsi le premier qui est sorti, Hombre Lobo était le dernier que
j’ai écrit. » Tomorrow
Morning
n’était qu’une demi-réussite. Pour le prochain album, Everett
devait renouer avec le groupe, se baser sur ses points forts.
Aujourd’hui, il peut savourer son nouveau succès.
Mondes
parallèles
« Nous
sommes tous en compétition avec chaque artiste qui a fat quelque
chose de super avant nous, et plus cela dure pour vous-même, plus
vous êtes en concurrence avec votre propre musique. C'est de plus en
plus difficile. La seule chose qui était difficile pour moi sur
Wonderful Glorious c'était de m'y mettre, j'étais anxieux. »
La
planète du rock dit indépendant ne prend pas d'âge ; les
groupes se succèdent, l'essentiel étant d'être au bon endroit au
bon moment, comme les Strokes avec Is This It en 2001. Alors qu'il
Everett est donc une exception. Avec Wodeful Glorious, Everett semble
avoir tourné enfin la page de sa mythologie personnelle , et c'est
étrange d'apprendre qu'il s'apprête à publier son autobiographie.
Ne peut t-il pas, après avoir tant secoué le passé dans ses
chansons, ne plus jamais se sentir en compétition avec lui-même ?
Aller simplement en écrivant des chansons aussi fraîches et
affirmées que Peach Blossom ?
“Les
clips, c'est le seul domaine ou je suis moins obsédé par le
contrôle artistique.” C'est ce qu'il fait croire, mais deux
courants se détachent : une réalité à peine teintée de folie,
dans ses clips les plus récents, et des interprétations fantasques,
décalées à l'humour plus facile. C'est la facilité de cet humour,
Du côté du réalisme et de la légèreté subtile, le document le
plus abouti, et qui vaille le coup qu'on le regarde tout en
découvrant les albums de Eels est le documentaire Parallel
Worlds, Parallel Lives,
préparé par Everett pour la BBC (sans sous-titres français donc).
Sorti en 2007, ce film poignant d’une heure raconte la relation
tragique du musicien avec son père disparu. Hugh Everett III est
devenu en son temps une sorte de star puisqu’il était à l’origine
de la théorie des univers parallèles qui a tant inspiré la culture
populaire par la suite. En quelques années, le physicien quantique
va développer sa théorie comme quoi un même être vivant aurait
plusieurs vies dans des endroits différents. L’être humain
créerait à chaque nouvelle décision deux réalités alternatives.
Combien
de décisions Everett t-il prises depuis la mort de son père ? Des
décisions qui ont nécessairement laissé la porte ouverte à une
réalité parallèle, dans laquelle sa carrière aurait été
différente. S'il était, par exemple, descendu à Hollywood pour
tourner des films.
Everett
retrouve dans le film d’anciens amis de son père, et tente en leur
compagnie de reconstituer une aventure qu’il a lui-même
complètement ignorée du vivant de son père – il n’a jamais eu
de véritable contact avec celui-ci.
Ainsi,
quand il retrouve des cassettes enregistrées par Hugh Everett dans
la cave de sa maison, pour les fournir au biographe de son père, il
se demande s’il va reconnaître sa voix, l’ayant si peu entendue
par le passé... Dans l'une des scènes les plus savoureuses, « E »,
dont le statut de star mineure mais attachante est affirmé,
entreprend des comparaisons entre le milieu de rock et celui de la
physique.
Ce
documentaire très personnel permet au chanteur de Eels de se
révéler un peu plus au grand public - après quinze ans de
carrière.
Un
public différent de celui qui est allé jusqu'au bout de Blinking
Lights and Other Revelations (2005),
cette fameuse pièce de musée, une simple désillusion pour
certains, en comparaison des grandeurs de la vraie musique pop.
Plongeon inattendu dans un passé toujours de retour, nouvelle
tentative d'entrer en communication avec ses propres souvenirs,
l'album fait trembler plus que jamais toute affaire de contexte, de
cohésion, irrite un peu. Mais donne en germe un livre qui attendait
d'être écrit, l'une des plus remarquables tentatives de
semi-autobiographie dans l'histoire du rock indépendant : c'est
la chanson Things the Grandchildren Should Know qui donnera le livre
du même nom. «
Le livre était la chose la plus difficile. Je ne suis pas quelqu’un
qui aime s’attarder sur le passé. Mais quand on m’a envoyé une
copie, il y avait ce poids merveilleux sur mes genoux. Je ne suis pas
sûr de savoir de quoi il s’agit mais je pense que c’est la façon
dont je m’accommode des choses. Je gère toutes les tragédies
familiales, et toutes les situations pourries de quand j’ai grandi,
comme si c’était de l’art. Je pense que le livre est
divertissant, et heureusement ma douleur est divertissante ».
«
L’album
a été créé par petits bouts au fil des années. Il correspond à
beaucoup d’états différents, de phases que j’ai traversées
pendant que j’essayais de lui donner vie. »
Railroad
Man glisse tout seul, le faux live de Going Fetal profite de la
participation de Tom Waits, avec lequel « E » entretient
des liens à moitié imaginaires et forcément fun. HUMM ! Ils
s'admirent simultanément, ce qui est déjà beaucoup. Double
album à de 33 chansons aussi embarrassant que triomphal, il est sans
doute inutile d'en dire plus même s'il se trouve à jamais en
troisième position dans une liste des meilleurs albums de Eels,
quels que soient les deux premiers.
La
tournée internationale pour promouvoir le disque va être l’une
des plus superbes de toute la carrière d’Everett.
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