“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

James Vincent MCMORROW

Qualités de la musique

soigné (81) intense (77) groovy (71) Doux-amer (61) ludique (60) poignant (60) envoûtant (59) entraînant (55) original (53) élégant (50) communicatif (49) audacieux (48) lyrique (48) onirique (48) sombre (48) pénétrant (47) sensible (47) apaisé (46) lucide (44) attachant (43) hypnotique (43) vintage (43) engagé (38) Romantique (31) intemporel (31) Expérimental (30) frais (30) intimiste (30) efficace (29) orchestral (29) rugueux (29) spontané (29) contemplatif (26) fait main (26) varié (25) nocturne (24) extravagant (23) funky (23) puissant (22) sensuel (18) inquiétant (17) lourd (16) heureux (11) Ambigu (10) épique (10) culte (8) naturel (5)

Genres de musique

Trip Tips - Fanzine musical !

mardi 23 novembre 2010

John Grant (2)


L’expérience du groupe, six disques jusqu’en 2004 et le très à propos Goodbye, va être une véritable école pour John Grant, lui permettant  d’essayer différentes façons d’écrire ses chansons. Alors qu’il avait tendance à ses débuts à privilégier l’improvisation et à ne fixer les paroles définitives que lors de l’enregistrement, il va peu à peu se rendre compte que l’écrire définitivement est la seule façon d’apprécier la chanson et d’y mettre du sentiment. Cette pratique préalable de l’improvisation va l’accompagner jusque sur scène – comme si par ce geste il refusait d’assumer de conduire son public dans une direction ou une autre. « Ce soir-là nous avons fait une chanson qui était complètement improvisée et je me suis senti très mal parce que les mots ne voulaient rien dire pour moi et je suis sûr que la moitié du public a pu voir que c’était des racontars insensés ».  Puis, il apprendra à travailler ses textes. « J’ai une relation trouble avec les paroles […]. J’ai toujours pensé qu’une fois que j’avais écrit quelque chose ça devait rester comme ça. Je ne sais pourquoi. C’était ainsi. Je ne ressens plus cela maintenant. C’est une très bonne chose”.

C’est peut être le quatrième morceau du disque, Sigourney Weaver, qui fait prendre conscience des libertés qui s’autorise Grant en termes de songwriting, et la manière souveraine dont ses mots se prolongent dans des sonorités que tout le monde aurait crues mises au placard. Sur TC and the Honeybear, sa passion adolescente était soulignée par un chant féminin mis soudain complètement au premier plan et imitant les mélodies de Star Trek. C’est avec le même succès que des claviers vintage rendent Sigourney Weaver réaliste – Grant met le morceau dans sa propre situation, à être obligé d’assumer sa différence.
« And I feel just like Sigourney Weaver/When she had to kill those aliens”. Ce procédé de dérision directe et de référence explicite a sans doute été utilisé souvent en littérature, mais beaucoup moins en chanson. Quelle est la différence entre les deux, finalement, pour un auteur-compositeur qui écrit tout en amont ? Il est parvenu à donner en studio en sens à des éléments divers et souvent incongrus, mais ce que l’on retient finalement, c’est qu’il s’agit d’éléments vivants, comme l’imagerie qui parcourt ses mots – et d’une façon neuve d’organiser l’espace en autorisant des claviers d’un autre âge à prendre le dessus, quitte à donner un côté cheesy – assumé - à l’ensemble. Il nous demande de jouer le jeu ; de cesser de faire partie de cette férocité du monde contre laquelle il lance cette véritable bombe à retardement. Et le bouche-à-oreille a plutôt bien fonctionné jusque là.

Mais le projet n’aurait jamais été complètement amorcé sans le concours des musiciens de Midlake. Grant, dans tous ls Etats-Unis ne pouvait faire meilleure rencontre. Eux, les chantres du folk progressif style années 70 en mode mineur ? Une aubaine, un marriage parfait. Leurs instruments authentiques et la precision rare avec laquelle ils s’éxécutent, respectant ici les idées de Grant, fusionnement littéralement avec claviers et autres trouvailles moins conventionnelles. Midlake, malgré leur succès et leur application rare, peinent faire preuve d’une vraie originalité dans leur musique – trois albums -, à tel point qu’il est difficile de les faire échapper à leur époque de référence. Alors que Grant était dépressif lorsqu’ils l’ont rencontré, hésitant à entreprendre son disque et même à interpréter les chansons qu’il avait écrites, l’entendre jouer, puis enregistrer en sa compagnie, leur en apprendra beaucoup plus sur eux-mêmes que le travail frustrant et laborieux sur leur troisième disque, The Courage of Others. Queen of Denmark est travaillé dans une ambiance étonnament légère, Grant se montrant particulièrement enthousiaste et prompt à prendre les bonnes décisions. « On enregistrait The Courage of Others de jour et Queen of Denmark la nuit ». confiera le guitariste de Midlake Eric Pulido. Queen of Denmark sort quelques semaines après le disque de Midlake, début 2010.
 
« Nous l’avons fini et nous l’avons laissé pendre le large, se souvient le batteur de Midlake, McKenzie Smith, et soudain tout le monde aimait ce disque. John est passé de « je ne vais plus jamais faire de musique » à « j’ai un album assez cool mais personne ne va l’aimer » à « oh, tout le monde l’aime » en l’espace de quelque mois. John est quelqu’un de complexe avec un sens de l’humour très noir et on l’apprécie pour ça ». Queen of Denmark laisse entrevoir une sensibilité hors normes, un besoin débordant d’être rassuré ; et parfois un cynisme tranchant  envers ceux qui ont autrefois fait perdre à Grant toute foi en lui-même. Sur JC Hates Faggots :  « Car Jesus, il hait les homos mon fils, on te l’a dit quand tu étais jeune, ou à peu près tout ce que tu veux qu’il déteste, comme les nègres, [spicks, redskins and kikes], les hommes qui ne savent pas dresser leurs femmes, les faibles les couards et les [bald dikes], et quand on va gagner la guerre contre la société, j’espère que tes yeux aveugles vont être ouverts et que tu vas voir ». Sur Silver Platter Club : « J’aurais aimé avoir le cerveau d’un Tyrannosaurus rex, je n’aurais pas eu tous ces ennuis ». Grant condamne l’esprit à la fois archaïque et carnassier de ceux, jeune et vieux, qui marchent dans le sens sans issue de leurs principes bornés. Et il s’agit aussi de la jeunesse qu’il a cotôyée, puisqu’il s’est fait chahuter une fois à l’université à cause de sa différence. Mais malgré des mots accérés, disque admiré ou pas, Grant reste majoritairement sans défense ; que sa nouvelle assurance et sans cesse remie en cause. « L’arrogance que ça demande de posséder le monde comme tu le fais, ca transforme mon cerveau en gelée à chaque fois ».  

John Grant : artiste de l'année 2009 (1)

Voir aussi la deuxième partie de l'article non corrigé
Voir aussi la chronique de Queen of Denmark
Voir aussi l'interview de John Grant

 Article paru dans Trip Tips n°9




“Les premières vingt années de ma vie m’ont tellement marquées que j’ai mis les prochaines vingt années à m’en remettre ». Il n’y a pas que l’histoire fumeuse de sa vie pour faire de John Grant un cas à part dans le monde de la musique. A 41 ans, il ressemble au doyen d’une génération qui a fait ses armes à la fin des années 1990 ou au début de la première decennie des années 2000. Ses goûts musicaux vont donc naturellement à ses fameuses vingt premières années d’existence, les années 70 et 80. Par une sorte de miracle, il est resté admiratif très jeune devant Breakfast in America de Supertramp, le premier greatest Hits d’Abba (« Quand j’ai entendu pour la première fois la chanson SOS, j’ai perdu les pédales ») ou Horizon des Carpenters. Un paysage musical sucré, voire acidulé, avec lequel il ne renouera jamais aussi subtilement qu’avec Queen of Denmark. Un disque étrange et hors d’âge dont la franchise et l’humour sont déjà inespérés venant de Grant.

« Le disque prend superbement son envol, avec la chanson intense TC and the Honeybear. C’est tellement épique que je me retrouve souvent à accompagner sa voix riche et sensuelle et que je sens mon cœur me lâcher quelque peu à la fin du morceau. C’est le genre de pouvoir émotionnel qui me donne envie de l’écouter encore et encore ». Un témoignage presque banal, écrit par un bloggeur américain ; la chanson qu’il évoque l’est beaucoup moins. On y croise, déjà, des personnages entre peluches ridicules et figures phantasmagoriques, dans une étrange ambiance de coming-out romanesque. Ce n’est plus un secret pour ceux qui sont tombés amoureux de Queen of Denmark que John Grant aime les hommes. Pourtant s’il y a une métaphore à saisir ici, elle concerne plutôt la force d’un premier amour contée avec les éléments d’un dessin animé. A la fin du morceau, la voix de Grant s’envole littéralement, change peu à peu de ton jusquà rencontrer celle de l’adolescent au cœur tendre qu’il a été. « He said please don't take him/'Cause I love him/He's my joy and my life”.

I Wanna Go to Marz ressemble au menu vintage d’un gosse en arrêt devant le magasin de bonbons (le fameuse boutique Marz existe bel et bien) du coin, une liste de douceurs et de cocktails. « 
Bittersweet strawberry marshmallow butterscotch/Polarbear cashew dixieland phosphate chocolate”, énumère John Grant d’une voix tout à fait reposée sur une jolie mélodie au piano qu’il compara une fois à la bande originale de l’Exorciste. Pas besoin d’aller plus loin pour tirer des conclusions de ce disque lumineux et décalé autant qu’il est douloureux, une douleur à peine grimée par le plaisir gourmand du souvenir. Cette douleur se révèlera sous des dehors ironiques ou plaintifs sur d’autres titres, mais en évitant toujours le cynisme que ce personnage digne de Hubert Selby JR – Queen of Denmark est un peu la tragéde du Démon revisitée au pays des jouets.

Les boutiques de friandises sont un lointain souvenir, dans une vie traversée de moments de flottement et d’égarement ; et ce cynisme, il l’a usé jusqu’à la corde comme réponse au mépris obtus qui l’a élevé. Grant est devenu roi dans un monde où l’art ne se rapporterait qu’à soi, ne serait qu’une manière de dealer avec des situations embarrassantes et d’autres dont le seul souvenir peut miner la santé. Et tous les sentiments collent aussi à la peau. Grant s’en débarrasse avec autant de dérision que le reste, par petits morceaux, dans chaque titre de Queen of Denmark. A ce moment là de l’écoute – second titre -, la qualité d’écriture hors du commun du disque est établie. On se dit qu’il est temps d’ouvrir une bouteille ; comme il s’avèrera plus tard, les protagonistes à qui porter le toast sont nombreux ; certains sont diffus, d’autres ont des noms. Ce sont Sigourney Weaver, Winona Ryder ou Jesus Christ.

Malmené dans sa relation avec ses parents, Grant grille longtemps ses forces au combat intérieur entre sa moralité et ses désirs, désirs qu’il n’assumera que bien plus tard. En séjour en Allemagne, il envisage de devenir professeur d’anglais, avant de réaliser que sa maîtrise de la langue maternelle n’est pas à la hauteur de ses ambitions.  Ses doutes et son manque d’estime de soi vont peu à peu le conduire dans des situations étrangères à son entendement. Ses expériences plus tardives avec la drogue sont un moyen de se plonger en lui-même, mais sans rien en retirer. “ll y avait des gens qui n’acceptaient de relations sexuelles avec moi que si je prenais de la cocaïne avec eux. » raconte-t-il. « Ensuite je m suis mis au crack. Je me réveillais le matin avec des cuillères noircies sur la table de chevet, et quelqu’un à mes côtés, c’était terrifiant. Je m’en suis sorti juste à temps. » C’est à partir de cette situation au plus bas que Grant va lentement se reconstruire, se réparer notamment grâce à la musique. Son ancien groupe, les Czars, formé en 1994, n’est alors plus qu’un souvenir. Queens of Denmark lui fera relever la tête. « C’est ce dont cet album parle. Je suis en colère parce que j’ai eu peur toutes ces années, juste d’être ce que je suis ». Grant est très exigeant avec lui – même, il ne voit en ce nouvel album maniaque et possessif qu’une libération. Et avance que si Queen of Denmark avait finalement échoué à se concrétiser après la bataille interne qu’il a suscitée, il aurait probablement mis fin à ses jours.

Retour en 1994. Les Czars se forment ; Grant est au piano et au chant, il y a deux guitaristes, un bassiste, un batteur. L’atout du groupe, ce qui les démarquera du lot, c’est la voix de Grant. Bien qu’au premier abord, elle n’ait rien de particulier – pas de verve très rock, ni de tranchant – elle sait toucher un point sensible en profondeur. Sans effort ni la moindre grandiloquence. Au moment des deux premiers disques autoproduits, cependant, tout n’est pas encore en place ; Grant trouvera même, avec une sévérité en passe de devenir légendaire, les chansons nulles et son chant faux.  Parmi les bons souvenirs du groupe, une tournée avec les Flaming Lips en Espagne.

mercredi 17 novembre 2010

{archive} Gil Scott-Heron - Winter in America (1974)




Voir aussi la chronique de The Revolution Will Not be Televised (1974)


Parution : mai 1974
Label : Strata-East records
Genre : Rythm and blues, Jazz, Soul
A écouter : A Very Precious Time, The Bottle, You Daddy Loves You

°°°°
Qualités : groovy, poignant, intemporel, engagé

Winter in America s’ouvre sur quelques notes de rhodes méditatives, une citation solennelle, et les premières phrases de Gil Scott-Heron, enfin, sont lentes, comme s’il voulait en sentir tout le poids. Alors qu’il nous avait habitués à des morceaux effrénés de prose, de proto-rap et de funk virtuoses et ramassés, le délicieux jeu de piano de son ami Brian Jackson est ici langoureux, contemplatif. Sans cesse à la recherche de la meilleure façon d’adresser le monde, Scott-Heron en trouve une qui, mine de rien, vaut bien toutes les autres – en se donnant davantage d’espace, il se laisse le temps d’entendre, autant qu’il souhaite être entendu par ses auditeurs. C’est comme s’il donnait de la place à un troisième protagoniste, situé entre lui et son public. Alors, si Winter in America déroutera celui qui s’attend à du funk enlevé et à une réponse pied levé aux dernières oppressions sociales, c’est l’œuvre la plus intéressante du duo Brian Jackson/Scott Heron. La voix de Scott-Heron y brille particulièrement.

Le disque est le fruit d’une et d’une longue focalisation thématique dans des travers fantomatiques. Il devait d’ailleurs s’appeler Supernatural Corner, en référence à ce qui apparaissait comme une maison hantée à Washington. Une métaphore intéressante à laquelle Scott-Heron préfèrera celle d’un hiver rigoureux auquel tous avaient pu goûter lors de la crise du pétrole au cours de l’année 1973. « ...Bobby Kennedy, le Dr King et John Kennedy, ceux-là représentaient le printemps et l’été, et ils les ont tués », dira t-il. « Tout le monde est en mouvement, en recherche. Il y a une agitation dans nos âmes qui nous fait continuer à nous interroger, lutter contre un système qui ne nous donnera pas d’espace et de temps pour s’exprimer dans de nouveaux termes ». La télévision, les médias, sont au centre de ce système qui accapare le temps et l’attention. Avec Winter in America, Scott-Heron continue à réfléchir à comment adresser différemment la conscience sociale du monde. Il ne relaie pas d’évènements politiques et sociaux, mais ce qu’il décrit est à la fois plus diffus et plus proche de chacun de ses auditeurs. Il est capable de se montrer attaché à des lieux, à des personnes, d’assumer une identité – et d’en jouer une, peut-être, ce qui est le péché de tricherie de beaucoup d’artistes.

Winter in America, c’est toutes ces petites phrases lancées dans des intonations marquantes : « Looking for a way/out of this confusion, looking for a sound/to carry me home” sur River of my Father ; “Was there a touch of spring ?” sur le morceau suivant, A Very Precious Time. Cette chanson résume bien ce dont il est question ; capturer des instants et transformer la chronique sociale en félicité.

“See that black man over there/he’s running scarred”. Une vision qui fait froid dans le dos tant qu’elle est déconnectée de son background musical et de l’intonation énergique plutôt que passéiste de Scott-Heron. Qu’on se rassure pourtant, sur The Bottle, dont est tirée cette sentence, c’est le moment d’avoir chaud. Cette fameuse chanson up-tempo qui est restée l’une des plus célèbres de son auteur et probablement l’une des plus emblématiques des années 1970. Le seul titre du disque qui a une chance de passer à la radio, et va effectivement rencontrer un succès logique. Basé sur des accords de rhodes entêtants plaqués par Scott-Heron, auxquels se joint la flûte de Jackson, et des paroles au pathos authentique, The Bottle a beau être redoutable, il laisse bien entendre une formation resserrée, minimaliste. Et effectivement, les deux musiciens enregistreront seuls la plupart du temps, faisant même mine de négliger la production de l’album, qui sera critiqué pour son manque de concision... mais dans cette configuration, ils s’autoriseront davantage tout en se recentrant sur les genres musicaux qui les attiraient le plus ; rythm & blues et jazz tenté de tradition africaine.

Tout s’est précipité avec The Bottle, mais le disque ralenti bientôt de nouveau. En écoutant Your Daddy Loves You, on comprend d’où vient tout le réconfort qu’a pu apporter Gil Scott-Heron à son pays. La chanson prend la forme d’une confession que fait un père à sa fille, où il admet avoir été trop faible pour voir simplement qu’il avait cette amour filial pour réparer les maux des grandes personnes. Intimiste et touchant au minimum, mais on serait tenté de dire visionnaire lorsqu’on mesure avec quel évidence Scott-Heron prend le mauvais rôle pour lui donner, doucement le ressort nécessaire à son salut. On voit bien que ce disque est l’occasion pour lui de changer de méthode et de tempérament. La formule est la même que pour The Bottle : accords plaqués et flûte, une musicalité qui n’a pas perdu sa nouveauté depuis, en témoignent les concerts en 2010. L’ironie et l’humour sans déguisement a remplacé la rancœur sur H2Ogate Blues (entendre "Watergate Blues"), une pièce jouissive, parodie de commentateur des médias croisée d'érudition sociale, dont le maigre public ne perd manifestement pas une miette. Le titre qui porte le nom du disque, mais n’y est pas inclus, est quand à lui disponible sur le best-of intitulé Glory.

mardi 16 novembre 2010

Antony Hegarty - Le cygne soul (5)


Entre la vie et la mort

Une frontière ténue, et on ne peut pas dire que nombreux sont les artistes plébiscités par les médias qui l’aient explorée. C’est ce que fait Antony, après avoir encore laissé passé quatre ans de collaboration diverses dont celle avec Hercules and the Love Affair. Un groupe très dancefloor et décalé qui est le genre de second souffle dont a besoin Hegarty. « Je ne veux pas rester immobile parce que j’ai peur qu’on en profite pour me critiquer ». Un peu l’image de la colombe, qui symbolise tant lorsqu’elle bat des ailes mais perd tout son sens une fois perchée. 
La principale critique que l’on peut lui faire, profitant sournoisement d’un moment où il cesserait de nous enchanter, c’est de dire qu’il se prend trop au sérieux. Et c’est vrai, rares sont ceux dont l’aura projette autant un sens dramatique. Il ne parle jamais de sa musique à demi-mots, et emploie plutôt « tragique », »choquant », « mort », « amour », parce qu’il est sûr que ces mots signifient quelque chose, au moins pour lui, lorsque il déploie les ailes. « Quand vous mettez en avant une chose qui vous interpelle, ou envers laquelle vous éprouvez de la sincérité, il y a un risque. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent à votre sujet, mais le potentiel est là pour un dialogue réjouissant avec le monde. Et c’est dans cet esprit que je fais le travail que je fais ».
Plus que jamais sur The Crying Light, sa voix sert de fil conducteur. Il n’a jamais autant exploré les pôles, depuis le murmure de rancœur jusqu’à la joie capable d’éclater littéralement dans son timbre. On le compare à Nina Simone, à Scott Walker. Chez ce dernier, la voix a la particularité de ne pas éclaircir le sens morceaux, mais de les charger d’encore davantage de mystère.

Dès l’entrée en matière, Her Eyes Are Underneath the Ground, The Crying Light est insondable. “Cette chanson, c’est à propos de la manière dont les enfants s’inquiètent que leurs parents vont mourir un jour, le moment où vous réalisez que personne ne va durer pour toujours » « Puis j’ai pensé que c’était peut-être ma mère qui chantait à propos de sa mère, et ainsi de suite, parce que je suis très intéressé par l’idée d’être le bout d’une ligne de vie qui remonte au début de la création ».  Un « drôle » de jeu de poupées russes, en somme. « Je suis un enfant de la terre, et la terre est ma mère, ou une figure maternelle. Donc dans un sens, la chanson raconte le deuil et la manière dont nous sommes affectés des problèmes d’écologie de notre mère la terre, comme l’est l’enfant affligé pour sa mère ». Epilepsy is Dancing est encore plus surprenante ; mais mieux vaut voir la vidéo réalisée pour cette chanson par les frères Wackovski (Matrix) pour en saisir, sinon le sens, au moins l’idée esthétique. « C’est l’histoire d’une personne qui a des crises. La chanson raconte comment elle est happée par le chaos mais en réchappe ensuite, et elle commence à y voir un motif, à en saisir la chorégraphie ».
Ce qui ramène à la pochette du disque. Elle ressemble assez à celle de son prédécesseur, I Am a Bird Now. Ce dernier représentait une photographie en noir et blanc du performer travesti Candy Darling, égérie de Warhol, sur son lit de mort à l’hôpital ; cette fois, on a une image encore plus désolée du danseur de Butoh japonais Kazuo Ohno, un héros d’Antony Hegarty depuis qu’il le remarqua pour la première fois sur un affiche alors qu’il étudiait en France, étant adolescent. Le plus gros de ce que l’image de Darling représente – l’identité de genre, la performance artistique, l’underground New-Yorkais autour de la Factory de Warhol – est reflété dans la largesse stylistique de  I Am a Bird Now, ainsi que dans son usage d’invités qui incarnaient ces thèmes, comme Lou Reed et Boy George. Le symbolisme de l’image de Ohno est plus simple. Le danseur, cité par Hegarty comme un modèle de «vieillir en tant qu’artiste » a 102 ans et ne peut plus bouger ni parler ; il apparaît dans les limbes entre deux mondes. « Il s’est entraîné jusqu’à ce qu’il ne puisse plus bouger », a expliqué Hegarty au magazine The Wire en décembre 2008. « Ensuite il a continué à effectuer les bons pas au fond de sa tête ».

En mouvement

Si Hegarty est resté un excentrique même chez lui, c’est parce qu’il se sent davantage comme un citoyen du monde ; prêt à chanter en islandais dans ce duo avec Bjork sur son nouvel album Swanlights (2010). Sa relation avec la chanteuse islandaise, icône des années 1990, est révélatrice. Lorsqu’elle lui a proposé deux duos sur sa dernière lubie, Volta (2007), c’était la chance inespérée pour lui de séduire enfin un plus large public que ses propres disques n’avaient pas su toucher. Hegarty  accompagnera la chanteuse sur scène, et sera enchanté par les déguisements dévolus aux danseuses… Antony pourrait être aux années 2000 ce que Bjork était aux années 1990. D’abord une surprise, puis, sur la durée, une sensation qui reste légèrement extraterrestre.

Antony Hegarty - Le cygne soul (4)


Lynch et Lennon

Lou Reed a découvert Antony avec son EP Fell in Love with a Dead Boy. En écoutant ces trois morceaux parus en 2001, on se rend compte à quel point  sa façon de composer et de chanter a peu évolué. Le EP contient notamment une reprise de Mysteries of Love, un morceau composé par Angelo Bandalamenti pour la bande originale de Blue Velvet (1985), l’un des premiers chefs-d’œuvre de David Lynch, hypnotique et charnel. Hegarty fait savoir que le personnage interprété par Isabella Rosselini dans ce film est une autre de ces sources d’inspiration. Une femme piégée qui continue pourtant de donner tout ce qui lui reste – son corps, sa voix, et aspire à disparaître dans une larme.
Antony Hegarty est probablement fasciné par la manière dont les personnages de Lynch semblent se réincarner dans des objets ou des animaux (notamment le hibou dans la série Twin Peaks), une prolongation à sa propre spiritualité, en éclosion constante. De manière générale, Hegarty sait que des prophéties et des visions anecdotiques, dans les films, les livres ou le théâtre, cachent de grandes vérités et des symboles qui peuvent nous éclairer sur le poids de l’amour, de la mort, de la liberté. C’est ce qu’il explore sur les disques d’Antony and the Johnsons, et avec de plus en plus d’évidence au fil des années. Des réflexions d’ensemble qui conduisent à une lucidité pointilleuse – avec, en gage, la justesse de ses observations sur le monde qui l’entoure. Musicalement parlant, le réalisateur et le musicien doivent bien vouer une admiration commune a un chanteur comme Roy Orbison – ceux là dont la moindre chanson d’amour a une portée qui frise l’angoisse de l’inconnu.

Antony a peut-être eu un jour ce pressentiment ; le rock, c’est faire fusionner le geste, la forme excentrique du corps de l’artiste et celles de ses chansons. I Am a Bird Now (2005), préparé dans les années 1990, est un pas en avant sensible, sept ans après le premier disque éponyme du chanteur. Si les visions du Pyramid Club lui ont apporté la sensation d’être sur la bonne voie pour développer un style, il va enfin trouver le moyen de l’investir entièrement, mais sans pour autant faire un disque plus large ni plus gros. En réalité, celui-ci semble au contraire léger, constitué de morceaux importants mais courts et épurés – For Today i’m a Boy, You Are my Sister – décrit par hegarty comme son «  hymne pour l’Amérique ». Le son est plus doux, plus intime, et inspiré selon le chanteur par The Covers Record par Cat Power. Alors que le premier album était un peu destiné à être entendu sur scène, celui-ci est ait pour ce qui se passe après, plus tard dans la nuit. Les confidences, la confusion, les sensibilités disproportionnées. Sa voix n’est plus poussée dans ses retranchements, mais modulée davantage. « A l’école (de théâtre) ils nous apprenaient à chanter fort. Mais ma voix à changé avec le temps » « Ta voix est le son que tu renvoies au monde autour de toi. Personne ne crée dans un vide ». Son environnement s’est resserré autour de lui, et ça s’en ressent.
Hope There’s Someone, l’une des plus récentes chansons qu’il ait écrite pour le disque, devient l’expérience transcendantale à la mode. Le morceau, plein d’appréhension et de solitude est joué dans des films.
Il chante la solitude mais Hegarty est alors bien entouré. On découvre ou redécouvre à ses côtés d’autres jeunes talents débridés et aussi inclassables que lui ; Rufus Wainwright (Want Two, en 2004) contient un duo mémorable), Devendra Banhart. Ce dernier, profitant d’un regain de sa propre popularité, a eu la bonne idée de sortir une compilation un peu spéciale, Golden Apples of the Sun (2005), ou apparaissent Cocorosie, Newsom et Hegarty, en dernière position. Il remplit parfaitement le rôle s’il s’agit de mettre un point d’orgue – avec l’inédit The Lake, l’adaptation d’un poème d’Edgar Allan Poe -  à cette collection de talents en devenir, ou déjà promis à des carrières époustouflantes.

Mais, même s’il semble parfaitement incarner l’essence d’un mouvement, Hegarty continue de progresser et reste largement insaisissable, comme le pointera un journaliste au moment de i Am a Bird…, alors que le chanteur se prépare pour un concert dans un restaurant Londonien.
« Ca ne me pâlit pas trop ? » demande t-il à ses amis musiciens. Ils acquiescent. La lumière est éteinte, et la répétition reprend. Vous pourriez, si vous le vouliez, déduire beaucoup de cette remarque. C’est difficile de penser à un album aussi obsédé par le thème de la transformation du corps qu’I Am a Bird Now, avec ces chansons à propos d’amputation mammaire et l’apparition en tant qu’invité du mathématicien hermaphrodite Julia Yasuda - et là est l’homme responsable de ça, préoccupé en public de son apparence. » « I Am a Bird Now sinue dans des mystères de genre et de sexualité qui peuvent laisser l’auditeur moyen se sentir aussi novice que la reine Victoria l’était à propos du lesbianisme ». La démarche d’Antony à explorer les limites transgenres ressemble davantage à une exploration intellectuelle ; à la manière d’un David Lynch, il n’incarne pas tout ce qui se dégage de son art. Il est là avant tout pour la stimulation créative. Pour s’immerger dans un environnement et voir ce que cet environnement peut lui apporter. Pour le frisson de l’inconnu, renouvelé tandis qu’il trouve de nouveaux personnages et agrandit la famille. « Je ne suis pas trop dans l’idée de se transformer en quelque chose d’autre que ce que vous êtes. Je pense que mon intérêt dans l’aspect théâtral est plutôt environnemental et non à propos de l’individu. » 
Il a l’idée qu’il doit essayer, s’identifier d’abord à un certain univers avant de l’imposer comme une réalité au public – la meilleure façon d’imposer cette réalité étant d’inviter des gens comme Yasuda à participer à ses disques. Il met en place un héritage qu’il pourra transmettre en participant à son tour à d’autres projets – chose qu’il fait déjà activement. (David Lynch est quand à lui également musicien et il s’est par exemple investi l’an dernier sur un disque co-réalisé avec Mark Linkous de Sparklehorse et le producteur réputé Danger Mouse – projetant l’aura de ses propres travaux sur le disque). Si l’on s’en remet prématurément à une phrase plus tardive d’Hegarty : « Imagine there's no Heaven/ It was easy when I tried ». Une transformation intelligente de la proposition de John Lennon qui reflète bien l’existence de deux temps différents dans l’art d’Hegarty ; le moment où il essaye d’imaginer qu’il n’y ait pas de Paradis ; et le moment où il enjoint son auditeur à faire de même, à sa propre façon. Hegarty ne nous invite pas vraiment à vivre tout ce qu’il a vécu ; mais seulement à en mesurer, directement par son biais ou par celui de Klaus Nomi, de Divine et des autres, tout le sens. Antony n’est donc sûrement pas un de ces musiciens que l’on utilise comme modèle, auquel on peut s’identifier. Mais on peut reconnaître l’intelligence de ses idées et la sensibilité qu’il leur infuse, alors mêmes que ces idées sont de plus en plus globales – de la crise du SIDA à New York à la crise mondiale de l’environnement avec son troisième disque, The Crying Light.

Cette position d’artiste parallèle, Antony Hegarty en a conscience. Il en fait part au moment de recevoir le Mercury Prize, une récompense de 20 000 livres décernée en Grande-Bretagne. « J’ai été très choqué. J’ai pensé que j’allais être  comme un sorbet agréable ; un contrepoint au plat principal, et c’était un rôle avec lequel j’étais en confort. Je n’ai jamais été le plat principal auparavant ». Son groupe est un plaisir fugace.  

En 2008, sort un EP qui annonce son prochain disque, The Crying Light. Sur celui-ci figure un titre, intitulé Another World. Sa beauté étouffée bat peut-être tout ce qu’Antony a fait jusque-là, à un niveau quasi impalpable et surement pas mesurable. Mais surtout, et c’est une heureuse coïncidence, c’est une sorte d’Imagine pour aujourd’hui ; un chant menaçant, une mise en garde et la révélation d’une crise comportementale qui devrait toucher tous les hommes.
C’est difficile de mesurer quelle a été l’influence de John Lennon, et peut-être aussi de Yoko Ono, sur Hegarty. Mais leur capacité à croire leur musique et leurs performances pour la paix capables de transcender les frontières s’est transformée en phénomène de société et en exemple pour les générations futures. Le geste avait alors, encore, une importance qu’on ne lui prête plus aujourd’hui ; mais dans le monde d’Hegarty, cet « Another World »  la naïveté ressemble à une forme de pacte  pour racheter son âme et tout semble devenir à nouveau possible. 

Antony Hegarty - Le cygne soul (3)


Comme un Viking

Après avoir mesuré tout ce que ses influences – les drag queens et quelques réalisateurs de cinéma -  pourraient lui apporter Antony Hegarty va commencer à écrire, diriger et produire des scénettes musicales ; d’abord Sylvie and Meg, inspirée par le cinéma de John Waters, puis Cripple and The Starfish, qui raconte, sur arrière-plan de fin du monde et de futur lointain, la douleur des deux dernières créatures, mi-humaines mi-robots, dont le cœur ne fonctionne plus normalement, ce qui les rend interdépendants.
Cela donnera, sur le premier album d’Antony and the Johnsons, la chanson du même nom. Celle-ci, l’une des meilleures du groupe à ce jour, a fait couler beaucoup d’encre ; on ne s’est pas privé de donner son ressenti à l’écoute, d’en explorer les thèmes. Une phrase dit : « C’est vrai que j’ai toujours voulu l’amour plein de souffrance… Je suis très, très heureux alors viens, viens et fais-moi mal »… « C’est comme d’avoir ses doigts coupés et les voir repousser de nouveau, comme une étoile de mer (starfish). C’est en vouloir encore », lira t-on. C’est une ode aux sentiments qui se mélangent, trouvent leur apogée dans la confusion, et dont l’intensité atteint le masochisme – la douleur comme point de non-retour. Hegarty était déjà volontaire et animé, apparaissant dans les clubs pour chanter Cripple and the Starfish il sera brave et solitaire.
Le disque, signé d’abord sur un label indépendant, Durtro, avant d’être réédité par Secretly Canadian quelques années plus tard (pendant ce laps de temps, il passera complètement inaperçu) est excellent, et c’est heureux car c’est le premier véritable pas de Hegarty avec son nouveau profil de musicien indé. Il n’a plus l’aspect visuel, les extravagances frontales et la dramaturgie née de la seule vision de sa silhouette sur scène pour le soutenir, mais parvient sans peine à susciter les images dans la tête de l’auditeur, et même une esthétique toute entière, qu’il va peaufiner lentement ensuite – la pochette bleue, représentant un Hegarty androgyne, est déjà très originale et marquante. Cet album éponyme permet Hegarty d’adopter quelques conventions, et surprend par son classicisme ; ce sont des chansons qu’il porte académiquement de sa voix, accompagné par une première mouture de Johnsons – formation mal définie, en mouvement, dissimulée derrière son improbable figure de proue. Cette présentation plutôt sage a eu le mérite de faire découvrir Hegarty à un nouveau public – quoique que son public tout entier ce soit virtuellement créé à ce moment -, qu’il soit amateur de soul, de crooners ou de rock alternatif.
Ce n’est pas vraiment la forme, mais le fond – les textes – qui est iconoclaste. Le troisième titre s’appelle « Hitler in my Heart », mais rien de néo-nazi dissimulé là dedans. Il y a aussi « Rapture », « Atrocities ». Toujours une manière de nouer les extrêmes et les opposés. Une chanson d’Hegarty semble l’art d’en faire un nœud. De velours bleu peut-être. Par la suite, même alors que la musique prendra des formes abstraites, on pourra avoir l’impression que la force brute et parfois naïve des textes se resserre autour d’elle.
Le premier effort d’Antony and the Johnsons est remarquable par sa cohérence et sa constance. On aurait pu croire que ses premiers efforts musicaux allaient relever de l’essai, mis en réalité il a déjà fait ses essais auparavant, sur scène, auprès de son public. Ce disque est le fruit d’un premier aboutissement, et garde une place toute particulière dans la discographie de l’artiste. Cette impression se confirme quand on sait que sept ans le séparent de son successeur. Un grand écart qui aurait tendance, de notre point de vue, à s’opérer au désavantage de ce premier jet. Ce serait une erreur.  

Le 11 septembre 2001 survient un drame qui va, selon Antony, encore une fois transformer l’état de la création New Yorkaise. Emettre des hypothèses et échafauder des histoires quand au monde demain  permet au chanteur de faire preuve d’une grande lucidité. Elle va lui faire tirer rapidement des conclusions sur l’impact de ces actes de terrorisme sur la scène artistique de New-York et de tout le pays. Hegarty est persuadé que ce drame est le signe d’un renouveau, qu’à sa suite les artistes vont tenter des choses qu’ils n’avaient pas osé auparavant. Pour lui-même, c’est comme s’il comprenait que la qualité de sa musique était liée, comme celle d’autres artistes, à la prise de conscience de la vulnérabilité de l’Amérique après les attentats. « Ca a réveillé tout le monde de nouveau. Et après le temps qu’il a fallu pour surmonter ça, ça a vraiment paru possible de faire venir de la nouveauté».

La personnalité d’Antony est aujourd’hui excessivement difficile à définir. C’est parce qu’il est un être complexe, sans doute, qu’il a pu à ce point retenir l’attention de Lou Reed, lui-même suffisamment changeant et obtus pour être mis de côté par certains et encensé par d’autres – lui, le bourreau des cœurs, l’ami qui tourne au traître, le mauvais parleur. Il n’a que rarement fait des compliments à d’autres musiciens que lui-même. Lorsqu’il dit à propos d’Antony « Quand j’ai entendu pour la première fois Cripple and Starfish, j’ai su que j’étais en présence d’un ange » on est obligé d’admettre que Reed est enfin disposé à apprécier. Du même coup, il a permis à Hegarty de participer sur son projet The Raven (2003), puis l’a invité plusieurs fois en tournée – contribution documentée par Animal Serenade (2004) et Berlin at St Ann Warehouse (2008). Laurie Anderson, sa compagne chanteuse elle aussi, dira de son côté d’Antony : « c’est comme de voir un viking ! » Quoi que cela veuille dire, Hegarty laisse manifestement éclater la surprise d’une artiste pourtant  habituée à l’extravagance.
Le rapprochement avec Lou Reed est évident. Pour New York, et si l’on considère que l’univers perpétué par les Drag Queens s’inscrit dans la continuité de celui qui se développa trente auparavant autour de la factory d’Andy Warhol. Andy Warhol produisit le Velvet Underground, groupe emblématique auquel prit part Lou Reed.  

Antony Hegarty - Le cygne soul (2)


Nina Simone et Scott Walker

Les voix falsetto font souvent leur effet dans le petit monde de la musique populaire. Ces derniers temps, il y a eu bien sûr l’extravagant vocaliste du groupe anglais Wild Beasts (Two Dancers, 2009) qui se sert de sa voix d’une manière un peu provocante mais en même temps profondément lyrique. Cependant, il s’agit dans le cas des Wild Beasts de pop – comme Prince, etc. – tandis qu’Antony évoque plutôt un performer soul, un peu hors du temps. Son timbre a été qualifié de « bêlement séraphin ».
« J’avais cette voix quand j’étais à la fac, mais personne n’en pensait grand-chose alors. Je l’ai développée en imitant des chanteurs que j’admirais – Alison Moyet, Boy George, plus tard Nina Simone. Je ne l’ai pas estimée jusqu'à ce que je la perde un moment il y a dix ans. Quand je l’ai recouvrée j’ai réalisé combien l’expérience du chant était importante pour que je sois heureux et bien dans mon corps. » Son chant, dont les notes sont soutenues dans un souffle, évoque les gospels de l’Amérique noire, les chœurs des hommes libérés de la superstition, ceux que la foi rend heureux. C’est la tradition de ces hommes qui ont besoin de se sentir vivre pour espérer obtenir, en retour de leurs efforts spirituels et physiques un état de grâce. Qui ne considèrent rien comme acquis, mais réitèrent tous les jours cet appel. Pour davantage de sagesse, de connaissance, pour mieux maîtriser, enfin, leurs sentiments profonds qui sont comme le reflet de ce qu’ils cherchent à acquérir de plus volatile. Le temps ne passe pas de la même façon pour eux ; ils paraîtront toujours jeunes, mais auront l’esprit des vieilles personnes. Des pensées exaltés et la conviction que tout les déséquilibres, les peines peuvent trouver à s’équilibrer de nouveau, choses qu’elles sont, matières connectées les unes avec les autres. Persuadés de sixièmes sens, de la supériorité de l’animalité sur la conscience, de l’existence de fluides terrestres qui ont le même comportement physiologique que le sang dans le corps de l’homme. Capables de projeter un mantra particulièrement puissant. Avant d’être un songwriter, Antony est un styliste vocal.

Servir et honorer

 « J’ai mis environ six heures à trouver mon chez-moi après être arrivé à New York. Je n’ai eu qu’à aller au Pyramid Club (un club gay légendaire et un espace artistique), j’ai vu tous ces gens et j’ai pensé, c’est l’endroit que j’ai attendu de voir toute ma vie. » Hegarty ne quittera plus New-York.
Avec un collectif de travestis connus sous le nom de Blacklips, il se produit dans des tableaux surréalistes, animant bars, night-clubs et galeries d’art. L’époque des comics est bel et bien terminée – il n’y a plus de barrière entre lui, les autres artistes et le public. Il a l’impression d’être devenu partie intégrante du subconscient de la ville nocturne. « Blacklips était le test de Rorshach de la psyché de la ville ; nous nous dressions sur les tombes de toutes ces reines qui étaient mortes ». « A ce moment c’était une frontière culturelle, où les gens essayaient de nouvelles façons de vivre aussi bien que de faire de l’art. » Au Pyramid club : «des drogués sans dents et des mutants transgenres – tous ces gens créatifs incroyables».  « La zone était en infection parce qu’elle n’était pas policée ». Ce lieu est aujourd’hui un centre commercial.

Dans ce contexte, Hegarty se recréa une famille, exhumant des artistes morts du sida comme Divine ou Klaus Nomi, qui chantait des arias pour soprano avec une voix de falsetto, habillé d’un costume science-fictionnesque.
Qui a eu l’occasion de voir un spectacle de ces artistes à l’énergie souvent débordante sait que le beau le dispute souvent à l’étrange. Bizarre et fascinant pour les yeux, surprenant pour les oreilles ; ces hommes, en s’habillant en femmes dans l’idée d’une caricature ou d’une forme d’hommage, créent un nouveau genre de confrontation avec leur public. Certains d’entre eux, parmi lesquels justement Klaus Nomi ou Divine, deviennent populaires, et tandis qu’ils gagnent de nouvelles sources d’attention, leur message et leur spectacle va faire en sorte d’embrasser de nouveaux thèmes, de nouveau problèmes.
Le parcours de Divine est exemplaire, qui fut « le plus demandé des chanteurs disco du monde », avant de devenir un acteur profondément respecté – notamment avec le réalisateur John Waters, en est le meilleur exemple. Le New York Times le salua en ces termes : « Un des artistes les plus authentiquement radicaux et essentiels du siècle… qui était un symbole audacieux de la quête de l’homme pour la liberté. » Comme le danseur Kazuo Ohno sur la pochette plus tardive de The Crying Light, ceux-là semblent lutter pour la survie d’une seule étincelle de folie dans la monotonie d’une journée à New York. Une forme de provocation sans violence.
Mais les femmes ne sont pas en reste, comme par exemple la pianiste, harpiste, accordéoniste Baby Dee, un ange noir obsédé par Shirley Temple qui sort aujourd’hui des disques sur le label  Drag City (Bill Callahan, Joanna Newsom). Il ne faut pas négliger qu’outre les idées véhiculées et les différentes manières de se donner en spectacle, Hegarty va être attiré, au moment de lancer son propre groupe, par la possibilité d’utiliser une large palette de sonorités. Il n’est alors pas étonnant que des artistes capables de jouer à la perfection de plusieurs instruments retiennent son attention. « Je me suis vraiment imprégné de ces sources. Leurs personnages avaient tellement d’allure pour moi et j’ai ce que j’ai découvert à leur sujet m’a aidé à me découvrir moi-même. Mais c’était posthume, et en 2003 tout a changé pour toujours. Il y a eu cette nouvelle vague de gamins, la génération de Nico Muhli (arrangeur pour Björk, Bonnie « Prince » Billy ou Grizzly Bear entre autres), qui ne pensaient pas la culture urbaine de la même façon ghettoïsée et n’avaient pas conscience que ce à quoi ils appartenaient était alternatif et underground. Ils portaient leur lieu de vie comme un vêtement trop large. Nico travaille pour Philip Glass et pour l’opéra Metroplotitan. » « Pour être honnête, au début des années 80, Marc Almond a fait quelques apparitions et Boy George aussi, mais dans cette période d’avant internet, vous aviez à travailler beaucoup plus dur pour survivre dans l’underground ».
Cette culture urbaine « ghettoïsée » est peut-être le moyen que trouve Hegarty pour accepter son homosexualité. « Je ne savais pas ce qui arrivait. Je pensais que l’homosexualité était dégoûtante, bien que je sache que j’étais un homo. Je n’ai pas triomphé de ces problèmes intérieurs jusque très longtemps après ». Et de fait il semblait évident que le problème du SIDA, cette pulsion de mort qui animait les milieux confidentiels de création, ait un appel particulier pour le jeune chanteur. Toutes ces icônes, Boy George, Divine et les autres sont sans surprise devenus des points de repère pour la culture gay.

Hegarty se sent aujourd’hui en fracture avec des jeunes qui ont tout juste dix ans de moins que lui. A la fin des années 1980, New York avait encore une âme profondément particulière qu’elle a peut-être perdue aujourd’hui.
La ville était alors pleine de création, ce qui se passait dans certains clubs dépassait l’imagination. C’était un monde où la création, la véritable originalité triomphait de la simple volonté de choquer, bien que la provocation ait été un moteur de l’invention – la transgression était toujours capable de susciter les idées les plus neuves. « Cet univers était en train de mourir quand je suis arrivé à New York. Je suis arrivé pour le coup de grâce », se souvint t-il. « Je pense que j’étais probablement la dernière génération pour laquelle bouger à New York était significatif. Les enfants sont tous branchés maintenant, ils ont inconscients d’idées à propos d’un ghetto urbain, un sanctuaire ou un endroit pour se tenir informé. Il n’y a plus cette pression qu’il y avait il y a dix ou quinze ans à trouver un endroit protégé. »  « Internet a rendu cette scène virtuelle, et la ville est en quelque sorte obsolète », dit t-il aujourd’hui. « Si tu organises des évènements radicaux aujourd’hui, tu vas le faire de façon à ne pas être repéré. » Malgré ses réticences à détailler les collectifs plein de tempérament qu’il a fréquentés et le contenu réel de leurs représentations, on peut deviner qu’il y a derrière l’idée même de transgenre celle d’abolir la guerre de compétition entre hommes et femmes. Cela a des répercussions à tous les niveaux de la société, jusqu’aux plus hautes sphères politiques. « Et regarde notre nouveau président. Bien sûr c’est un homme, mais regarde avec qui il s’est marié aussi. Michelle était une avocate expérimentée quand ils se sont rencontrés, et il a dû la supplier pour obtenir un rendez-vous. Tout ce qu’il fait s’est servir et honorer la féminité. Le gens disent que c’est la fin de la politique à la testostérone, toutes ces conneries fanfaronnes par Bush et Cheney, mais peuvent t-il célébrer l’émergence des œstrogènes ? Toute la famille d’Obama est féminine – souviens-toi combien il aimait sa grand-mère, il a deux sœurs… » Comme si agir en transgenre c’était, justement, « servir et honorer la féminité ». Cependant, Antony est bien obligé d’admettre qu’il vit aujourd’hui hors des caves qui ont abrité les expériences qui l’ont nourri. Il semble davantage réceptif aux grandes idées, et, pourquoi pas, prêt à participer à un débat, sinon politique, au moins social.

Antony Hegarty - Le cygne soul (1)


Les grands songwriters américains de la décennie écoulée ont été épinglés ; Ellioth Smith, Sufjan Stevens, Bonnie Prince Billy, Wilco, Bill Callahan… Antony Hegarty semble, à leurs côtés, étrangement en décalage. On a souvent l’impression, avec de tels troubadours des temps modernes, d’être happé dans un endroit qui leur est propre sans y être invités. Avec Hegarty, nous sommes plutôt projetés dans un lieu qu’il explore comme nous pour la première fois ; un repli de l’âme ou bien un univers entier, parfois à peine créé. Sa musique est de celles qui nous apprennent qu’il y a toujours de nouvelles dimensions prêtes à naître et à prendre de l’épaisseur, nourries de différents courants et pulsions de la terre, d’énergies invisibles.
Il est l’un de ces artistes qui échappent à la paranoïa ambiante, aux pensées et aux spiritualités toutes faites pour s’en construire une à lui seul et créer un espoir neuf, avec l’appui de cette voix de falsetto qu’il projette comme une forme malléable dans un théâtre audacieux, baroque, sauvage, délicat.
Le chanteur préfère la voix faible et les textes épurés. Il est évocateur plutôt que créateur, rassembleur et aplanisseur d’idées, plutôt que poète. La musique de Antony and the Johnsons a cette faculté de nous faire participer, soit le niveau d’interactivité supérieure dont ne peuvent se targuer ceux qui jouent la contenance et la voix forte. Alors participons.


Une statue de la liberté sans couronne

C’est ainsi qu’a été décrit Hegarty tel qu’on peut le voir représenté ces jours-ci. Ses cheveux très noirs et ses habits amples lui donnent l’air d’une figure Grecque. Son visage est pâle au point qu’il finit par ressembler à un fantôme japonais. Sa carrure impressionnante – plus d’un mètre quatre-vingt dix – éveille des images des Ailes du Désir, sans qu’il y ait besoin de contre-plongée. Une transformation impressionnante lorsqu’on le voit, quinze ans auparavant, svelte et en bottes de combat, petit punk d’inspiration anglaise avec « fuck off » écrit sur sa nuque au cas ou on se retournerait sur son passage. Un bon aperçu est la vidéo pour le morceau Thank you For your Love (2010). Il a aussi à ce moment quelque ressemblance avec Marc Almond, le leader de Soft Cell. 
Si l’apparence d’Antony aujourd’hui est liée à un goût particulier pour la sophistication – il s’est vu offrir une robe à tête de chat en satin de soie lavé beige dessinée pour lui par Riccardo Tisci, directeur artistique chez Givenchy - ,elle est aussi en accord avec son attitude méditative et profondément intellectuelle, en retrait des sphères extravagantes et dangereuses à tel point qu’il est difficile de le considérer comme un musicien de rock. Il serait la muse effacée de son propre ballet, la figure mouvante qui habite la scène avec la seule énergie de l’espoir, le corps occulté dans un geste de pudeur. Antony a le calme de la sagesse et l’âme d’un enfant qui s’émerveille de tout. Ce qui ne l’empêche pas d’être subversif, à sa manière. Une première réponse concernant sa fascination pour le transgenre : il reste, malgré toute l’admiration qu’il voue à la gent féminine – persuadé qu’elle est l’avenir du monde, ce à quoi on lui donne volontiers raison – un homme. Ses doutes, ses réponses cryptées le disent pour lui.
S’il faut apprendre d’où vient Hegarty pour comprendre comment son nées ses chansons. Décrit parfois comme « un être futuriste dont la maison n’est pas sur cette planète », il est aussi difficile de prendre rendez-vous avec le passé pourtant pas si éloigné du chanteur, que de faire des prévisions quand à l’avenir de nos sociétés. (L’une et l’autre de ces variables sont sans doute plus liées qu’on ne le croit.) Si la vie publique du chanteur a commencé à s’étoffer avec la parution de I’m a Bird Now, ses expériences antérieures sont restées dans un flou entre mythe et réalité. Pour commencer, on pourrait facilement ignorer qu’il est né en Angleterre, dans le sussex, et non aux Etats Unis. « Il est peut-être le seul New-Yorkais à faire le son exact quand au double « t » de ce mot magique, Manhattan » dit t-on de lui.
« Je n’avais pas prévu d’être un chanteur, explique t-il. En fait les premiers efforts créatifs que j’ai faits étaient des dessins, copiés de comics qu’on recevait toutes les semaines au kiosque, des collages issus de photos découpées » (On peut voir aujourd’hui une partie de ce travail dans le livre de 140 pages qui accompagne la plus belle édition de son nouveau disque, Swanlights – la pochette de l’album, représentant un ours blanc ensanglanté, en est aussi un exemple frappant). « J’ai candidaté au Royal College of Art, mais je n’ai pas été retenu. Je ne cherchais qu’une évasion, une excuse pour vivre dans une grande ville. » Cette ville sera New York, qu’Hegarty, le jeune homme pourtant réservé, fera venir à lui. Il n’à qu’a suivre les pointillés pour y découper des expériences visuelles et sonores et les garder en son sein et bientôt faire corps avec elles.

Avey Tare (de Animal Collective) - Down There (2010)


Parution : 31 octobre 2010
Label : Paw Tracks
Genre : Pop isolée, dub, psychédélique
A écouter : Laughing Hierogliph, Cemetaries

°
Qualités : original

Quand Animal Collective est farfelu et jouissif sur son dernier disque Merriweather Post-Pavillon, Dave Portner (ou Avey Tare) seul nous propose avec Down There quelque chose de plus vicié, de bien plus claustrophobe, et dont toute l’intelligentsia semble focalisée sur une manière trouble et inquiétante, quand ce n’est presque absconse, de faire rimer paroles introverties et dub psychédélique. La barque de Merriweather nous faisant glisser délicieusement et en cadence régulière sur l’eau d’une inspiration, d’une imagination abondantes, aux reflets multicolores sans recourir à l’huile du cynisme. Down There est un marécage, forcément stagnant depuis que les intentions de Portner ont été posées ; demeurer comme le crocodile qu’il joue si bien entre deux eaux, laissant le liquide se rider de plis et remous et sans presque jamais s’autoriser de vivacité. Down There est triste et lent presque comme Merriweather était rapide et plein d’espoir – et le fait que l’on retrouve dans les deux cas de nombreux éléments sonores en commun, cette sensation de naturel à peine forcé qui distingue si bien le jeune groupe de tous autre, vu d’ici, ne fait qu’accentuer la sensation d’un manque dans le cas de cet effort de Portner seul. Un manque sûrement recherché, pour un album qui trouve sa subsistance dans des beats claudicants invités du label Warp et des dialogues d’autistes à voix détonnée.
 
Celle de Portner, de voix, est un cas unique dans la musique pop d’aujourd’hui, et l’un de ses plus gros atouts, mais elle ne s’illustre jamais aussi bien que lorsque elle est accompagnée de celles de son groupe, où elle profite de la bonne volonté générale pour s’autoriser plus qu’il n’y paraît sur le versant iconoclaste. La plupart des nouvelles voies vocales qu’il explore ici sont intéressantes, comme sur le premier titre, Laughing Hierogliph, où Portner trouve à mi-morceau une belle force mélodique qu’il se contente de répéter, soutenu par les synthétiseurs, pour un effet allant naturellement crescendo, mais elles donnent toujours le sentiment d’être menacées par un certain mantra sordide. Dès que l’impression qu’une libération est en marche, au moment de Hieroglyph, s’est estompée, pour le reste sa voix est hantée par sa confrontations aux sons et aux échantillons qui donnent à tout instant l’image d’un lent étouffement. Un bouillon de neurones se prépare dans lequel la voix de Portner n’est qu’un élément parmi d’autres. Alors qu’il aurait le potentiel d’être le nouveau Peter Gabriel, et que Down There aurait pu être Cars, le jeune chanteur se débine dans un genre de pirouette intellectuelle.
Ca n’empêche pas Down There d’être, pour quelque temps au moins, fascinant. Cette manière, dans Cemetaries par exemple, de privilégier la béatitude souffrante plutôt que de se prendre en main pour faire de la pop efficace, est touchante. Les chants d’oiseaux deviennent des plaintes récurrentes qui n’appartiennent plus à aucun animal connu. Portner ne se refuse pas une part de fantasque, comme toujours, et la lenteur à laquelle vont les choses empêchent les illusions de se transformer en mouvement, en énergie mutante. Rien ne semble capable de changer de nature en trente cinq minutes, et le plus étrange c’est que la vision ombrageuse avec laquelle Portner reproduit ses propres expériences demande exactement cela ; mouvement hiératique, apparemment inutile – Oliver Twist, irrégulier – Heads Hammocks - et finalement frustrant, passé le plaisir de réentendre quelques phrases mélodiques si propres au groupe dont le chanteur est issu. Dans ces conditions, même Heather in the Hospital, qui décrit le combat de la sœur de Portner contre le cancer – elle s’est finalement rétablie – est entêtante et agréable. Dommage que sa rythmique rappelle Videotape, de Radiohead. L’interlude Glass Bottom Boat assume complètement son côté expérimental. Reste Lucky 1, une vraie bonne chanson de pop supérieure et décalée.

Les sonorités et les voix trafiquées sont combinées d’une manière déjà devinée chez Animal Collective, dont l’intérêt va au-delà de l’ambiance créée. Il y a un genre de passion, de torpeur conceptuelle à mélanger ces éléments déterminés. A tel point qu’on leur conseillerait de déposer un brevet. A propos de concept, le début de Ghosts of Books fait écho à un spectacle par les New-Yorkais du Blue Man Group et leurs sons produits à partir de tuyaux creux. Le sentiment qu’ils produisent ne semble cependant pas aussi profond que la longue réflexion qui a conduit à l’existence de ces sons le laisserait supposer. 

samedi 13 novembre 2010

Dr John


A voir Dr John déambuler dans les rues de la Nouvelle-Orléans avec cape et haut de forme aujourd’hui, et marcher en grand gourou au-dessus des gens avec un petit sourire satisfait, on a l’impression d’assister à la résurrection de l’âme vieille et fière de cette ville, un dandy un poil pompeux à la Captain Beefheart. Pourtant Dr John n’est jamais mort, et c’est édifiant de se dire qu’il a passé tout ce temps à se remuer là bas, devenu peu à peu le garant de l’âme de la capitale du blues.

Mac Rebennack est originaire de ce qui est peut-être le seul état américain ayant sa propre culture, la Louisiane, et d’une ville aux résonnances mythiques. Passionné très tôt de musique, il commence, dès quatorze ans, par écrire, produire et enregistrer aux côtés de légendes comme Jerry Lee Lewis, Bo Diddley et Fats Domino. Il fait aussi l’école buissonnière pour voir les légendaires Huey « Piano » Smith et Professor Longhairl’ange gardien des racines de la musique de la Nouvelle Orléans»), qui deviendront ses principales influences. Il voue à l’époque un petit culte à Louis Armstrong, qui habite alors dans le même quartier que lui. Une phrase, en particulier, lui restera en mémoire : « Il n’y a que deux genres de musique : bonne ou mauvaise ». Soutenu par ses parents, son ambition devient d’officier le plus longtemps possible dans la première catégorie. Ses dons précoces l’y ont prédisposé.

Il rejoint ou monte plusieurs groupes, dont Mac Rebennack and the Skyliners avec Charlie Miller à la trompette, et acquiert rapidement une renommée. Il a même un petit succès avec Storm Warning, un instrumental inspiré par Bo Diddley.

Ses expériences avec la drogue, et sa fréquentation de nightclubs miteux et plus violents les uns que les autres va après quelques années l’amener à chercher sa propre voie, comme une sorte d’instinct de survie. Après avoir perdu un doigt en s’interposant au cours d’une rixe, en 1961, il devient incapable de continuer la guitare, et va faire du piano son instrument de prédilection.

Il se fabriquera un personnage psychédélique et vaudou, quelque part descendant de Screaming Jay Hawkins période I Put a Spell On You (1956), et il se donnera bientôt le nom de Dr John, d’après un sorcier vaudou célèbre du début du 19 ème siècle. L’idée d’un surnom lui est apparue tout à fait naturelle : «C’est comme ça que c’était à la Nouvelle-Orléans – tout le monde avait un surnom différent […] Ca montre que nous avons de l’humour et de la considération les uns pour les autres. »

C’est le moment ou apparaît son personnage du Night Tripper, fruit d’errances entre tradition et folklore de son propre imaginaire. Rendu aussitôt crédible par un premier disque qui restera le plus estimé de toute sa carrière : Gris Gris (1968), qui combine chants et rythmes rituels vaudou avec la tradition musicale de la Nouvelle-Orléans et la musique soul créole. « Je ne me suis pas beaucoup inspiré en fait de la véritable musique d'église vaudou. Ce que j'ai essayé d'obtenir, c'est l'esprit qui s'en dégage ». Une musique largement profane, en réalité, qui mêle rythm and blues, jazz et psychédélisme. L’originalité dont il fait preuve et, paradoxalement la lourde histoire dont le disque semble se revendiquer, séduisent -ainsi que sa modernité du fait d’être comparable à des formations comme les Stones. Trois disques sortent en suivant qui prolongent le plaisir d’écoute de Gris Gris ; c’est Babylon (1969), Remedies (1970) et The Sun, Moon and Herbs (1971). Au moment de ce dernier, il est déjà sollicité par Eric Clapton ou Mick Jagger ; sa sphère d’influences s’est considérablement agrandie au point qu’il va finir par se faire inviter à tout bout de champ pour jouer avec les uns et les autres.

Son prochain pas significatif va être de sortir Dr. John's Gumbo, un album qui reprend plusieurs standards du rythm and blues de la Nouvelle-Orléans, fête virtuellement le Mardi-Gras - le carnaval, un moment d’exubérance cérémonielle dans lequel Dr John est très à l’aise. « En 1972, j’ai enregistré Gumbo, un disque qui était à la fois un hommage et mon interprétation de la musique avec laquelle j’avais grandi à la Nouvelle-Orléans dans les années 40 et 50. J’ai essayé de conserver les nombreuses particularités qui caractérisaient la musique de la Nouvelle-Orléans, tout en travaillant sur mon propre langage au piano et à la guitare. » Ce disque est aussi l’occasion pour lui d’étendre sa carrière au delà du personnage génial mais encombrant qu’il s’est façonné, même si l’aspect psychédélique et théâtral fait partie intégrante de sa personnalité et donc de sa musique.

Sa collaboration avec l’arrangeur Allen Toussaint va donner In The Right Place (1973). De la même façon que Gris Gris avait introduit les influences voodoo de sa musique, de la meme façon que Dr. John's Gumbo grandit son aura de revitaliseur des standards de la Nouvelle Orléans, In the Right Place établit le Dr John comme ambassadeur du funk. Il s’en détache Right Place Wrong Time, sa chanson qui restera la plus immédiatement reconnaissable, à l’écriture de laquelle ont participé Bob Dylan, Bette Midler et Dough sahm. Les paroles listent ironiquement diverses occurrences de malchances et d’échecs. N’ayant désormais plus rien à prouver, Dr John abandonne son titre de Night Tripper.

Après quelques disques sans invention et de qualités diverses (Television en 1994 notamment), sa carrière semble avoir rebondi récemment avec la sortie de The City that Care Forgot (2008), un disque plus que jamais ancré dans la réalité, et fustigeant l’inaction du gouvernement à la suite de l’ouragan Katrina. Il ne prétend pas guérir les esprits laminés, mais son engagement montre bien qu’il fait passer la musique et les mots avant tout le rituel qu’il a fabriqué autour. Lorsque la mort rôde sur scène – qui peut prendre la forme d’un crâne factice posé en évidence sur le piano – elle suggère avec la bonne distance, ceux qui continueront de hanter longtemps les villes et les bayous de la maudite Louisiane. La fabulation a rejoint la réalité en quelque sorte. Son nouveau disque, Tribal (2010), montre sa grande versatilité de styles. En seize morceaux il jongle entre tout ce qu’il sait aire avec une dextérité hors du commun, et bien aidé en cela par son backing band excellent. Le disque est vécu par Dr John comme un retour aux sources. « Ce disque m’a fait retrouver la Nouvelle-Orléans à 100%. J’ai senti que si je ne faisais pas ce disque, je ne pouvais plus m’accepter moi-même ».

Sa participation comme musicien de session va s’avérer bien plus lucrative que ses disques studio. Les plus grandes personnalités de la musique rock le sollicitent pour leurs disques, comme c’est le cas lorsqu’il apparaît sur Exile on Main Street (1972), jouant de son précieux instrument sur Let it Loose. Il a aussi croisé la route de James Taylor, Neil Diamond, Van Morrison ou Doc Pomus. Il produisit pour celui-ci There Must Be a Better World Somewhere, qui remporta un award de meilleur disque traditionnel en 1982. Les cinéastes font également appel à lui pour leurs films – The Last Waltz, de Martin Scorsese, ou Blues Brothers 2000, film dans lequel il interprète How Blue can You Get et New Orléans. Il a également composé des bandes originales, comme celle de l’adaptation de Cannery Row de John Steinbeck.

A 69 ans, quand on lui demande s’il va cesser de jouer un de ces jours, il répond par la négative. « Ils n’ont pas prévu de plan de retraite pour les musiciens de toute façon… »

vendredi 5 novembre 2010

Mavis Staples - You Are Not Alone (2010)


A découvrir aussi : We'll Never Turn Back (2007)

Parution : octobre 2010
Label : Anti-
Producteur : Jeff Tweedy
Genre : Blues, Country, Soul
A écouter : You’re not Alone, In Christ There Is No East or West, Don’t Knock, Too close on my way to Heaven



Parutionoctobre 2010
LabelAnti-
GenreBlues, country, soul
A écouterYou’re not Alone, In Christ There Is No East or West, Don’t Knock
/107,75
Qualitésintemporel, communicatif, vibrant


De toutes, la voie qu’emprunte Mavis Staples est la plus droite, dirigée à la fois par la foi, l’espoir et l’optimisme. Noire américaine de 71 ans, déjà chanteuse dans les années 60, elle a vécu les manifestations pour en finir avec l’apartheid, les groupes de musique qui se sont multipliés pour chanter la liberté ou juste le droit à l’existence, l’apparition des hippies, le discours de Martin Luther King, et toujours la musique pour accompagner ces moments inoubliables qui changent pour un temps  une société et toutes les vies solidaires qui la constituent, dans le meilleur monde, un monde de foi, d’espoir et d’optimisme. Ses visions, ses souvenirs de l’époque, une époque où le changement  existait déjà dans les rythmes, dans les grooves, et  les mille évènements politiques et sociaux qu’ont traversé les Etats-Unis, ont conforté Mavis Staples dans la possibilité qu’il y aurait, quelle que soient les difficultés de l’époque, le contexte, la musique pour s’adresser à Dieu et jouer soi-même un rôle, sinon de messager, spirituel parmi les hommes. Sa musique, mélange intemporel de gospel, de blues, de country, embrasse avec générosité tout ce que l’Amérique fait de mieux, dans sa veine classique la plus flamboyante, tentée de joie de vivre, d’humour ou d’ironie.
La pratique du chant est aussi une histoire d’individu et de collectif pour Mavis Staples, comme les drames qu’ont vécu les noirs américains et dont elle a déjà ravivé le souvenir sur son précédent disque, We’ll Never Turn Back (2007), produit par Ry Cooder. Sur You Are Not Alone, les chœurs ont une importance non négligeable, ils symbolisent le profond unisson,  l’élan  d’un groupe prêt à durer pour toujours et sans lequel Staples, ne serait pas tout ce qu’elle est. L’échelle, c’est celle de la vie, écourtée de quelques barreaux pour certains, tandis qu’on force les autres à monter plus vite. Enfants devenus trop tôt adultes, confrontés à la misère de leur foyer, au travail précoce, aux expériences en tous genres. Rares sont les privilégiés qui ont la chance d’avoir une figure parentale – Roebuck « Pops » Staples, le père de Mavis dans son cas – pour les sortir du système qui les conduisait à la dépendance pour le remplacer par un système d’action. Les choses n’ont pas tellement changé. “Les phrasés, les tempos, les arrangements sont différents, mais les messages ce sont les même choses que j’ai dites tout au long des années. C’est à propos du monde d’aujourd’hui – pauvreté, travail, état-providence – et faire qu’on se sente mieux à travers les chansons. »
Jeff Tweedy, de Wilco, produit le disque et ce n’est pas anecdotique. Il passe après Steve Copper, Curtis Mayfield, Prince et Ry Cooder entre autres, l’ayant joué au culot deux semaines après avoir vu Staples en live au Hideout.  « Mavis est l’incarnation de l’esprit courageux » « Elle se projette sans cesse dans l’avenir, est un exemple positif pour tous les hommes. Et elle sonne comme si elle était dans la primeur de sa vie”.  De son côté, Staples, qui a appris à connaître son partenaire depuis les deux années de complicité, ne tarit pas non plus d’éloges sur Tweedy. C’est sur le choix judicieux des morceaux qu’elle chantera pour le disque qu’elle pote son enthousiasme. « Les chansons qu’il avait choisies étaient magnifiques », dit t-elle, « Elle m’ont fait savoir qu’il me connaissait, mon passé, qu’est-ce qui était bon pour moi ».
Ainsi, Creep Along Moses et Wonderful Savior (dont Mavis a enregistré le chant dans la cage d’escalier du studio de Tweedy en plein hiver) font partie des chansons traditionnelles qu’écoutait son père dans les années 60. Don’t Knock (parfait titre d’ouverture) et Downward Road datent du début des Staples Singers, quand elle chantait avec Pops et ses frères et sœurs, bien avant que les classiques comme I’ll Take You There et Respect Yourself soient en tête de charts. Toutes ces chansons contiennent une euphorie tout à fait particulière, que seule peut  provoquer la foi. Il y a une bonne part de reprises, des icônes du blues et de la soul (Allen Toussaint, Little Milton), et des parangons de musique populaire (Randy Newman, John Fogerty). Losing You, de Randy Newman, fait partie des nombreux moments d’émotion du disque, et elle est ici adressée à Pops, décédé en 2000 sans que Mavis ne s’en console jamais vraiment. Il lui avait tout appris. Wrote a Song for Everyone, de Credence Clearwater Revival,  semble être un titre naturel étant donné la qualité de la musique qui est enregistrée avant tout pour vivre dans les coeurs de chacun de ceux qui vont l’écouter – c’est un espoir commun mais des interprétations peut-être chaque fois différentes, selon le tempérament de chacun.
Un peu comme les morceaux ici, qui, malgré tout ce qu’ils ont en commun, sont mis en boîte de manière à sublimer leurs contrastes et à préserver leur identité parfois très ancienne. Downward Road, par exemple, est très rock, tandis que In Christ There Is No East or West est doux, léger. Le morceau-titre, You Are not Alone, est aussi le morceau-clef du disque : écrit par Tweedy et fruit de ces longs mois à observer Staples, son message simple et fort le prédestinait à cette position de choix.  A propos de cette chanson, Tweedy disait dans Mojo Magazine : « Même un gamin dans sa chambre écoutant le punk rock ou le heavy metal le plus abrasif, ce qu’il va en tirer, c’est « on est là avec toi ». Quelque part dans les profondeurs du morceau il y a une communication qui se produit, comme un soutien… » Staples fera remarquer que c’est le meilleur titre qu’elle ait jamais chanté. « Nous vivons des temps difficiles. Des gens sont accablés. Mais ils vont entendre ce morceau et sentir, elle chante spécialement pour moi. Et ils vont s’élever seuls. Mon frère, il m’appelle tout les jours et ce morceau est en fond sonore : « Mavis, tu n’es pas seule, je suis avec toi Mavis ! »
Cette collection de titres, auxquels la voix très animée et pleine de coffre de Staples donne une nouvelle élasticité, est une belle preuve que la pertinence se trouve dans le va-et-vient entre idées du passé et visions modernes de la musique populaire. Si la musique a si peu changé, finalement,  c’est pour ne pas oublier une chose ; pour chaque drame passé, il y a une injustice qui continue aujourd’hui. « Je voulais faire un disque où chaque chanson avait une signification » explique Staples. « Où chaque chanson raconte une histoire et vous redonne du baume au coeur et une raison de vous lever le matin ». Elle n’a pas toutes les réponses. Mais en s’interrogeant, elle suscite les questions chez son public le moins familier avec les thèmes récurrents de ses chansons.

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