Dans quelques semaines, le nouveau disque de Cash paraîtra. Johnny Cash ? Bien que mort le 12 septembre 2003, le plus noir prêcheur du monde n’a pas dit son dernier mot. Ceux qui savent que Cash a laissé paraître au cours de sa carrière une centaine de disques et au moins autant de compilations ne seront pas très impressionnés, tant qu’il leur manque une information essentielle ; le posthume American VI : Ain’t No Grave est le dernier chapitre d’une collaboration épique du musicien avec un producteur d’exception.
La carrière de Johnny Cash a été chaotique, et l’image qu’on peut avoir de lui comme un artiste country paisible qui publie ses disques au rythme des saisons est l’antithèse de ce qu’il a vraiment été. Un homme nerveux, frénétique, consommateur chronique de drogues et grand cynique lorsqu’il devait se défendre. Sombre, évasif, instable et lucide, tels étaient les traits de caractère de l’homme qui sut capturer le vrai, jouer de son épileptique sagesse pour avancer, lentement mais sûrement, jusqu’à sa rencontre avec son destin tardif.
La constante remarquable qui donne une cohérence à la vie de Cash se nomme June Carter, sa lumière, sa collaboratrice et son épouse pendant trente cinq ans - depuis 1968 jusqu’à la mort de celle-ci quelques mois avant la sienne en 2003. On retrouve la chanteuse country dans la biographie filmée de Cash, où elle est jouée par Reese Witherspoon. Le film permet de mieux cerner la personnalité de Cash ; enfiévré, impulsif, sensible et particulièrement vulnérable vis-à-vis du succès. Il méprisait bien sûr les sources de ce succès, les médias, les maisons de disques – il a eu une relation plutôt négative avec Columbia durant les années 1980 – et détournait à leur encontre ses talents vers le cynisme. Le résultat fut par exemple ce morceau, Chiken in Black (le poulet en noir), accompagné d’une vidéo dans laquelle on voyait le cerveau de Cash greffé sur un poulet, remplacé dans sa tête par celui d’un braqueur de banques.
Dès lors, on imagine que travailler avec l’artiste n’est pas forcément plaisant. Il fallait quelqu’un de charismatique et de patient. Rick Rubin sera cet homme. Aujourd’hui PDG à mi-temps de Columbia (ses conditions lorsqu’on lui a proposé le poste : je travaille chez moi ; je reste à mi-temps), et à la tête de son propre label American Recordings, Rubin est l’amoureux de musique par excellence, et de musique américaine en particulier. Ses nombreuses collaborations, qui incluent des monstres sacrés de l’amérique comme les Beastie Boys, les Red hot Chili Peppers et Metallica mais aussi, plus récemment, des groupes folk. « J’ai toujours aimé le folk et les musiques traditionnelles», explique t-il à Sylvie Simmons. « J’ai le sentiment que tout vient de là, de toute façon. »
Son label, American Recordings, va être créé au début des années 1990, alors que Rubin est déjà un producteur de renom. C’est à cette époque qu’il rencontre pour la première fois Johnny Cash, et devient comme sous le coup d’une révélation tardive l’un de ses plus grands admirateurs. Faisant référence aux concerts que Cash donna aux prisons de Folsom et de St. Quentin, Rubin dira : « Johnny Cash ne cadrait pas avec les codes de la société. Il avait une part d’ombre importante. C’était plus qu’un artiste country (…)… Pour moi, il incarnait l’essence même de ce qu’est le rock’n roll ». Quant à leur première rencontre, dans un club de Los Angeles : « Mon impression est que nous avons communiqué à un niveau qui se situait au-delà de la parole. »
Johnny Cash sortait alors d’une longue et frustrante période à couteaux tirés avec Columbia, il avait été à peu près oublié par l’Amérique, ne faisant plus les charts depuis des années. Le premier travail de Rubin, dès lors que la collaboration se concrétise, va être de briser la routine de Cash. « Mon but était de l’obliger à envisager différemment sa façon d’enregistrer les disques. » « La plupart des artistes avec lesquels j’ai travaillé jusqu’alors étaient relativement jeunes. Souvent, il s’agissait de leur premier ou de leur second disque avec moi. Et la passion qu’une jeune personne met dans ce genre de disque, ce n’est pas rien ! Mais, pour un artiste qui en a déjà fait une centaine, comme Johnny, ça peut ne pas avoir la même importance. C’est juste un album de plus. » Alors que Cash souhait le plus simplement du monde, enregistrer les morceaux qu’il avait préparés, Rubin lui conseilla d’expérimenter davantage. « Nous cherchions inlassablement le son de ce disque. Finalement, après avoir épuisé toutes les options, nous sommes revenus à la formule que nous avions testée au tout début, dans mon salon. Toute l’essence du disque était là et il semblait impossible de faire mieux. »
Le résultat, c’est le premier volet des American Recordings en 1994. Dépouillé et parfois sombre, il montre Cash le plus à nu, seulement accompagné de sa guitare – un exercice auquel le musicien n’était pas habitué. Il avait presque toujours été encadré par un groupe, et cette nouvelle configuration a pu jouer de son confort. L’effet recherché par Rubin était d’obtenir quelque chose de neuf, et American y parvient. Un Cash vieillissant y reprend Kris Kristofferson, Tom Waits ou Leonard Cohen – des choix moins étonnants que par la suite - en se les appropriant de la plus brillante manière.
Les goûts éclectiques de Rubin finissent par convaincre Cash de tenter des reprises plus inattendues, avec un succès inégal. Ce sera par exemple Rusty Cage de Soundgarden (un groupe à tendance heavy metal), I See A Darkness de Will Oldham, The Mercy Seat de Nick Cave et surtout Hurt, de Nine Inch Nails, qu’il se réappropriera complètement à la fin de sa vie et qui constituera, accompagné d’une émouvante vidéo, son épitaphe, au grand malaise de Trent Reznor, à l’origine de la chanson. Cash s’appropria si bien sa chanson que Reznor s’en est senti dépossédé.
Johnny Cash va être souvent séduit par les choix de reprises effectués par Rubin. Parfois, l’expérience va être plus curieuse et Cash montrer davantage de réticence, comme lorsque Rubin lui fait écouter Rusty Cage. Convaincre le musicien aux voies traditionelles que cette chanson peut trouver une résonance en lui va nécessiter que Rubin en fasse une maquette en la retravaillant en acoustique et en la chantant différemment. Pour Personal Jesus, de Depeche Mode, c’est un modèle blues qui est préparé et c’est par ce biais que Cash pourra s’intéresser plus avant au contenu symbolique et fort du morceau.
Une collaboration très ouverte s’installe entre le musicien et le producteur. « Il disait toujours ce qu’il pensait et n’oubliait jamais de me demander mon avis. S’il pensait qu’une prise était bonne et que, moi, je jugeais qu’il pouvait faire mieux, il s’y remettait. Et s’il considérait qu’il pouvait faire mieux, mais que je pensais que c’était bien, il me disait OK. Ou alors, d’accord, mais laisses moi en faire une dernière ». Hurt, qui est pour beaucoup la plus touchante interprétation de Cash et la plus vibrante du rock depuis longtemps, Rubin avoue avoir insisté davantage. Il était convaincu que les paroles, chantées par Cash, prendraient une autre dimension.
Pour Unchained (1996), le deuxième opus de la série, Rick Rubin fit appel à Tom Petty and the Heartbreakers, l’un de ses nombreux couteaux suisses, cherchant peut être à donner une nouvelle respiration à leur collaboration, à déchainer Cash, explicitement, après que celui-ci est expérimenté la solitude presque totale avec le premier disque. « Jusque là, j’avais toujours été accompagné par un groupe. J’avais toujours eu quelqu’un avec moi »…, avoue le musicien. Les collaborations sur ce disque comptent aussi Nick Cave et John Fruciante des Red Hot Chili Peppers.
La santé de Johnny Cash se dégrade – on lui trouve le syndrome de Shy-Dager, une maladie neurodégénérative, et un diabète. Il ne pourra bientôt plus jouer lui-même de la guitare. Il doit restreindre ses activités musicales et ses tournées. Cependant, avec American III : Solitary Man (2000) et American IV : The Man Comes Around (2002), sa lucidité reste intacte. Seule sa voix se dégrade, et donne une autre dimension, peut-être inattendue, à son travail. Plus sombres que les deux premiers opus, ils rencontrent encore davantage de succès. Comme si l’impudeur de Cash, qui n’épargne aucune allusion à son état débilitant, émouvait son public. Des morceaux tels la reprise de Hurt lui attirent aussi un nouveau public, plus jeune, et son travail prend définitivement une nouvelle envergure, comme Rubin l’avait souhaité. The Man Comes Around est disque d’or.
A sa mort en 2003, la saga American va continuer. La même année, un coffret de cinq disques, Unearthed, paraît, qui contient de nombreux morceaux qui n’avaient pas été sélectionnés pour les disques ou d’autres inédits comme cette version de Redemption Song de Bob Marley en duo avec Joe Strummer. Avec la même régularité que de son vivant, paraît en 2005 American V : A Hundred Highways, disque encore plus beau que le précédent, et qui semble sceller l’amitié et la compréhension mutuelle entre Cash et Rubin. If You Could Only Read My Mind, une reprise de Gordon Lightfoot, en est l’un des moments forts. I’m free From the Chain Gang Now est une réminiscence du début des années soixante ; la boucle est bouclée, en quelque sorte.
American VI, c’est encore une volonté de Rubin. Les chansons ont été enregistrées dans les semaines avant la mort de Cash en 2003, et sont davantage dans une veine traditionnelle et même pour certains inspirés de gospel. Et un ultime pied-de-nez ; le choix surprenant du dernier titre de Ain’t No Grave, Aloha Hawaï, une chanson hawaïenne, « très poignante » selon le producteur.
Bertrand Redon
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