On plonge dans le fantasme très noir d’un extraordinaire chanteur ; Scott Walker. Il s’agit de l’interprète de traductions de Jacques Brel, et auteur d’une tétralogie mythique qui s’étala sur quatre années de 1967 à 1970. Artiste secret, redoutant les apparitions en public, il n’a eu aucun mal à construire autour de sa voix unique l’un des mystères les plus excitants du rock contemporain. David Bowie avoue s’en être inspiré. Il ne s’agit pas ici de l’admirateur de Sinatra, le Scott Walker de ces vingt dernières années étant plutôt profondément marqué par la musique industrielle, sans pourtant abandonner les instrumentations orchestrales épiques qui lui ont donné un style à la fois particulier et immédiatement daté. Daté, mais pourtant éminemment personnel, puisque après une lente évolution, l’artiste se met à muter profondément, et sa musique le suit, se renverse, offrant comme un retour retentissant sur elle-même, perdant toute chaleur et mettant de plus en plus en exergue cette voix profonde et gothique. Cette métamorphose spectaculaire exige que l’on écoute à nouveau des disques comme Scott 1 et que l’on comprenne, enfin, que, plutôt que de mièvreries recrachées des années 50, c’est à une passion d’artiste, à un son maîtrisé que l’on a affaire. Ce n’est pas le genre qui a rattrapé Scott Walker, mais l’artiste qui a définitivement fait muter en son sein les orchestrations d’une époque effectivement révolue.
Tilt n’est sans doute pas le meilleur moyen d’entrer en contact avec Scott Walker, tant c’est un travail qui annonce la désertion mélodique qui va se confirmer avec The Drift onze ans plus tard (2006). Il sera plutôt conseillé pour un début de s’intéresser à la tétralogie commençant avec Scott 1, sur lequel figurent des chansons extraordinaires comme Montague Terrace, When Joanna Loved Me ou Alway Coming Back to You. Ici, nous sommes en 1995, presque trente ans plus tard. Scott Walker, on l’imagine, a observé les mutations musicales, et sans doute grimacé de dégoût par la tournure que prenaient les années 80 - on l’imagine à sa place dans quelque pellicule de Fritz Lang des années trente, le genre de créature qui, si elle vivait éternellement, n’évoluerait que fidèle à son propre sentiment, à son sinistre caractère, et jamais en réponse aux transformations du monde. Exercice extrême et intense, bande-son de l’apocalypse, Tilt est avant tout le disque d’un artiste presque trop parfait pour être vrai, explorant d’une voix constante des changements d’humeur musicaux terrifiants et chaque fois plus imprévisibles, figures effrayantes à l’appui ( Paolo Pasolini mort, Adolf Eichmann ressuscité). Une tentative de se saboter, dans le but, sans doute, de rester en marge. Sa compréhension est cependant aujourd’hui rendue possible, car tant de choses jusqu’au boutistes (Aphex Twin, etc) on été menées qui ont rencontré le succès critique. On exclura le public à l’équation Scott Walker, car lui-même se refuse à son public.
Plus qu’un album, Tilt est une expérience. Creux et sacré comme une cathédrale, hanté par un Scott résolument gothique, cet album est sans doute l’un des points culminants des années 1990. Offrant à Scott un canevas inédit pour sa présence, il est comparable au Marble Index de Nico, album pareillement difficile à appréhender (et moins passionnant). L’absence de structures, la répétition des mêmes phrases comme les obsessions d’un homme qui se complait à témoigner de sa propre part d’anti-créativité, de nihilisme, le tout effectué sur une musique d’avant-garde. Il y a une vraie envolée lyrique (Manhattan) ; mais l’orgue a remplacé les cordes de ses premiers efforts. Un instrument isolé, encerclé de bruitages métalliques, de battements étouffés, de sons électroniques qui tirent les mélodies vers des chemins plus déconvenus à chaque fois. Bruissements de chaînes et percussions sont le seul meuble pour Bolivia ’95. Les paroles décousues n’aident pas. Ailleurs, il se contente de répéter : “Don't play that song for me, you won't play that song for me”… L’album se termine pourtant par trois morceaux plus attrayants, dont Tilt, magnifique. On ne retrouve jamais complètement le Scott d’antant mais ses yeux farouches brillent plus que jamais dfans l’arrière scène… Brian Eno a adoré.
- Parution : 1995
- Label : Fontana
- Producteur : Scott Walker, Peter Walsh
- A écouter : Tilt, Farmer in the City, Patriot (a single)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire