Voir aussi la chronique de The Revolution Will Not be Televised (1974)
Parution : mai 1974
Label : Strata-East records
Genre : Rythm and blues, Jazz, Soul
A écouter : A Very Precious Time, The Bottle, You Daddy Loves You
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Qualités : groovy, poignant, intemporel, engagé
Winter in America s’ouvre sur quelques notes de rhodes méditatives, une citation solennelle, et les premières phrases de Gil Scott-Heron, enfin, sont lentes, comme s’il voulait en sentir tout le poids. Alors qu’il nous avait habitués à des morceaux effrénés de prose, de proto-rap et de funk virtuoses et ramassés, le délicieux jeu de piano de son ami Brian Jackson est ici langoureux, contemplatif. Sans cesse à la recherche de la meilleure façon d’adresser le monde, Scott-Heron en trouve une qui, mine de rien, vaut bien toutes les autres – en se donnant davantage d’espace, il se laisse le temps d’entendre, autant qu’il souhaite être entendu par ses auditeurs. C’est comme s’il donnait de la place à un troisième protagoniste, situé entre lui et son public. Alors, si Winter in America déroutera celui qui s’attend à du funk enlevé et à une réponse pied levé aux dernières oppressions sociales, c’est l’œuvre la plus intéressante du duo Brian Jackson/Scott Heron. La voix de Scott-Heron y brille particulièrement.
Le disque est le fruit d’une et d’une longue focalisation thématique dans des travers fantomatiques. Il devait d’ailleurs s’appeler Supernatural Corner, en référence à ce qui apparaissait comme une maison hantée à Washington. Une métaphore intéressante à laquelle Scott-Heron préfèrera celle d’un hiver rigoureux auquel tous avaient pu goûter lors de la crise du pétrole au cours de l’année 1973. « ...Bobby Kennedy, le Dr King et John Kennedy, ceux-là représentaient le printemps et l’été, et ils les ont tués », dira t-il. « Tout le monde est en mouvement, en recherche. Il y a une agitation dans nos âmes qui nous fait continuer à nous interroger, lutter contre un système qui ne nous donnera pas d’espace et de temps pour s’exprimer dans de nouveaux termes ». La télévision, les médias, sont au centre de ce système qui accapare le temps et l’attention. Avec Winter in America, Scott-Heron continue à réfléchir à comment adresser différemment la conscience sociale du monde. Il ne relaie pas d’évènements politiques et sociaux, mais ce qu’il décrit est à la fois plus diffus et plus proche de chacun de ses auditeurs. Il est capable de se montrer attaché à des lieux, à des personnes, d’assumer une identité – et d’en jouer une, peut-être, ce qui est le péché de tricherie de beaucoup d’artistes.
Winter in America, c’est toutes ces petites phrases lancées dans des intonations marquantes : « Looking for a way/out of this confusion, looking for a sound/to carry me home” sur River of my Father ; “Was there a touch of spring ?” sur le morceau suivant, A Very Precious Time. Cette chanson résume bien ce dont il est question ; capturer des instants et transformer la chronique sociale en félicité.
“See that black man over there/he’s running scarred”. Une vision qui fait froid dans le dos tant qu’elle est déconnectée de son background musical et de l’intonation énergique plutôt que passéiste de Scott-Heron. Qu’on se rassure pourtant, sur The Bottle, dont est tirée cette sentence, c’est le moment d’avoir chaud. Cette fameuse chanson up-tempo qui est restée l’une des plus célèbres de son auteur et probablement l’une des plus emblématiques des années 1970. Le seul titre du disque qui a une chance de passer à la radio, et va effectivement rencontrer un succès logique. Basé sur des accords de rhodes entêtants plaqués par Scott-Heron, auxquels se joint la flûte de Jackson, et des paroles au pathos authentique, The Bottle a beau être redoutable, il laisse bien entendre une formation resserrée, minimaliste. Et effectivement, les deux musiciens enregistreront seuls la plupart du temps, faisant même mine de négliger la production de l’album, qui sera critiqué pour son manque de concision... mais dans cette configuration, ils s’autoriseront davantage tout en se recentrant sur les genres musicaux qui les attiraient le plus ; rythm & blues et jazz tenté de tradition africaine.
Tout s’est précipité avec The Bottle, mais le disque ralenti bientôt de nouveau. En écoutant Your Daddy Loves You, on comprend d’où vient tout le réconfort qu’a pu apporter Gil Scott-Heron à son pays. La chanson prend la forme d’une confession que fait un père à sa fille, où il admet avoir été trop faible pour voir simplement qu’il avait cette amour filial pour réparer les maux des grandes personnes. Intimiste et touchant au minimum, mais on serait tenté de dire visionnaire lorsqu’on mesure avec quel évidence Scott-Heron prend le mauvais rôle pour lui donner, doucement le ressort nécessaire à son salut. On voit bien que ce disque est l’occasion pour lui de changer de méthode et de tempérament. La formule est la même que pour The Bottle : accords plaqués et flûte, une musicalité qui n’a pas perdu sa nouveauté depuis, en témoignent les concerts en 2010. L’ironie et l’humour sans déguisement a remplacé la rancœur sur H2Ogate Blues (entendre "Watergate Blues"), une pièce jouissive, parodie de commentateur des médias croisée d'érudition sociale, dont le maigre public ne perd manifestement pas une miette. Le titre qui porte le nom du disque, mais n’y est pas inclus, est quand à lui disponible sur le best-of intitulé Glory.
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