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Neurosis est la formation qui a fait redevenir le rock progressif excitant et instense, comme ça n’avait peut-être jamais été le cas. Aujourd’hui shamans cultes de la scène indépendante américaine, imités par une poignée de groupes et source d’inspiration pour bien davantage, ses membres continuent leur route dans le noir, que ce soit au sein de Neurosis ou en produisant des disques sur le label qu’ils ont lancé, Neurot Recordings. Ce label est aussi la maison de projets parallèles pour les deux chanteurs du sextet, Steve Von Till et Scott Kelly, respectivement au sein de Harvestman et de Shrinebuilder. C’est l’une des meilleures idées au sein de Neurosis, ces deux voix complémentaires, mais qui rivalisent, toutes deux guturales et profondes (Kelly a cependant plus de temps de présence que Von Till). On peut écouter le morceau titre de Times of Grace pour se persuader que chanter à deux de la manière dont ils le font, dégage une vraie puissance infernale, parfaitement complétée par le son de guitares accordées très bas.
Chez Neurosis, les instruments communiquent de manière inhabituelle ; ces guitares se lançant dans de sourdes lamentations caverneuses, entre deux riffs incroyablement lourds et puissants, tandis que la batterie a une approche tribale, même sur des tempos rapides. L’effet recherché est d’illustrer la rudessee d’un monde instable ; envoûtant, sans doute beau, rougeoyant et mourrant ; mais toute mort, à cette échelle, n’est synonyme que de transformation. C’est une musique mutante issue du hardcore et devenue illustrative, comme le suggère Descent et sa cornemuse, ou The Last You’ll Know – lequel morceau est construit autour des échantillons de Noah Landis, le bruiteur dont la place dans le groupe se justifiera de plus en plus (en effet, alors que les premiers disques de Neurosis contenaient quantité de dialogues subliminaux dans un style daté, sur les derniers ses éléments électroniques vont devenir sons liés complètement au reste dans une sorte d’expérience multisensorielle ; ce sentiment est particulièrement vrai si l’on écoute Times of Grace avec Grace, le disque du projet expérimental Tribes of Neurot qui est destiné à être écouté simultanément).
La structure du disque montre que le groupe a atteint sa maturité. Les morceaux sont moins sombres et globalement moins longs que sur Through Silver in Blood (1996), le disque de l’escalade d’un nouveau genre éprouvant et réjouissant pour Neurosis. La plus longue pièce sur Times of Grace, Away, est d’ailleurs le morceau le plus calme du groupe jusqu'à présent, pour l’essentiel une longue plage volontairement terne, mais où l’on sent bien l’énergie en receuil (il est toujours question de spiritualité chez Neurosis), un pont vers l’âme après tant de fureur extériorisée. « Cease this long, long rest/Wake and risk a foul weakness to live”. Sur Away, c’est la première fois que Kelly prend une voix dégagée et que Neurosis autorise à une “faiblesse” d’exister. Finalement, le morceau se termine avec « away », simple mot crié sur un arpège progressif, lent et lourd. Les textes du groupe sont souvent concis, parfois cryptiques ou plutôt esthétiques ; on devine que la forme est aussi importante, ou plus importante, que le fond. De ce simple « away » à d’autres bouts de phrases, on sent que les syllabes ont maturé, deviennent parfois traînantes dans l’intonation caverneuse qui les interprète. "To deny/Until i say/Fell us alive/Sight as i speak/Inside us born…” On le devine, la manière dont les vers sont découpés provoque l’interaction des deux voix.
The Doorway et Under the Surface, deuxième et troisième morceau du disque, sont les plus convaincants. C’est ceux sur lesquels les sentiments se font les plus extrêmes, écorchés. « Your shell is hollow/ Your shell is hollow/ So am I/ The rest will follow/ The rest will follow/ So will I” crie Kelly sur le climax de Under the Surface, pendant lequel le groupe atteint son objectif avec le plus de brio ; une fusion de toutes forces, sentiments, sensations, une alliance sauvage et païenne (forte symbolique sur pochettes à l’appui). On voudrait que ce flot inextingible ne cesse jamais. Cependant,les résultats de cette exploration sont parfois plus mitigés, bien qu’on s’en délecte tout autant. Chaque nouveau titre demande à Neurosis de remobiliser toutes ses connaissances, de retrouver l’équilibre, comme si rien, jamais, n’était acquis. Progresser, s’améliorer leur demande de grands efforts, oun travail obsédant. L’expérience accumulée se concrétise pourtant lentement, et Times of Grace est un tournant de leur carrière (dans la manère dont il est séquencé…), un modèle dépassé par A Sun That Never Sets (2001) et The Eye of Every Storm (2004). A noter que le dernier morceau, Road to Sovereignty ouvre la voie pour le futur EP Sovereign (2000).
Times of Grace a été réédité récemment en édition double CD avec Grace. Ecouter les deux simultanément est une expérience à la hauteur de la réputation du groupe.
Parution : 1999
- Label : Neurot Recordings
- Producteur : Steve Albini, Neurosis
- Genre : Post-hardcore, Sludge metal, Progressif
- A écouter : The Doorway, Under the Surface, Times of Grace
- Appréciation : Monumental
- Note : 8/10
- Qualités : intense, original