Désordre bipolaire
Townsend n’a jamais sous-estimé la façon qu’avait sa personnalité d’influencer sa musique. Heavy as a Really Heavy Thing, le premier Strapping Young Lad, avait été sa réponse pour ne pas devenir le « produit de l’imagination d’un autre », mais ses projets dépassèrent rapidement la défense psychologique de surface pour refléter les turpitudes plus profondes de sa personnalité. En 1996, un an après la naissance de Strapping Young Lad, Townsend fait paraître Ocean Machine/Biomech. Un premier album solo instantanément reconnu comme une pièce unique au sein de la musique progressive. Massif et très mélodique, gorgé de riffs imparables capables de dresser en forteresses les fondations de morceaux épiques de dix minutes, truffé de rebondissements, l’enthousiasme communicatif d’Ocean Machine dépassait de loin le flot ardu de ses vagues sonores, rendait digestes ses cascades de candeur et de décadence, et la maîtrise dont faisait déjà preuve Townsend le rendait très agréable non seulement pour des morceaux comme Life – de la pop – ou le décoiffant Bastard, mais dans son ensemble, comme une œuvre entière, parfaitement séquencée, presque équilibrée. En comparaison de la paranoïa et de la claustrophobie contenues dans Strapping Young Lad, Ocean Machine montrait une candeur, une légèreté, un optimisme et surtout une générosité qui faisaient de Townsend un musicien sympathique. Il parvenait sans mal à assumer une personnalité, lui qui n’osait pas utiliser jusque là son vrai nom par crainte d’être identifié comme « le chanteur de Steve Vaï.» Un rôle effectivement peu valorisant à l’aune de ce nouveau travail.
Toutes les différentes harmonies qui couvrent et sous-tendent Ocean Machine servaient de révélateur plutôt que d’éléments de dissimulation. Townsend tentait de trouver le moyen d’être fidèle à lui-même, afin d’être vrai vis-à vis de ses auditeurs. L’album racontait des sentiments simples mais exaltés, les composantes d’une personnalité seulement mise à mal par l’existence de l’autre projet beaucoup plus extrême de Townsend. Il commença ainsi à exprimer plusieurs sentiments de différentes manières, sans se douter qu’il mettait en musique une inexorable diversité interne. En 1997, il fut diagnostiqué avec un désordre bipolaire (ou maladie maniaco-dépressive). Cela l’aida à comprendre d’où venaient les deux faces de sa musique. A défaut de comprendre ses propres sentiments, il pouvait ainsi lui même,mieux saisir les formes que prenaient sa musique et décida d’expérimenter davantage avec son disque solo suivant, Infinity (1998) - considéré par beaucoup comme un chef d’œuvre.
Bien que contenant encore certains éléments d’une candeur rassurante, des envolées épiques et des passages lyriques, Infinity s’avéra plus débraillé que son prédécesseur, sauvage et, avec, par moments l’impression, pour la première fois, qu’un esprit malsain était à l’œuvre. Une folie de fond et de forme étonnamment maîtrisée - une audace que Townsend partage notamment depuis lors avec Meshuggah (voir p. 14), et peu d’autres. C’était comme si deux ou trois disques étaient joués en même temps – punk et symphonie, musique extravertie et émotionnelle - dans un style toujours assez lourd voire poussif, et très électrique. Les confins du disque n’étaient pas encore métaphysiques ou macroscopiques, mais semblaient s’intéresser plutôt aux microcosmes - aux énergies intérieures à chacun, avec des titres comme Soul Driven, Bad Devil, Life is All Dynamics . Et d’explorer les dynamiques de cette vie : Truth, War, Unity, sans oublier l’exceptionnel Christeen ou encore Ants, révélateur d’une énergie fourmillante, d’un génie dont Townsend se débarrassait ici comme d’une démangeaison. Infinity était emprunt de bout en bout d’une intelligence, d’une vivacité artistique inégalée, et c’est sans surprise que Townsend lui-même le considère comme l’un de ses meilleurs albums.
La pochette blanche d’Infinity montrait le musicien recroquevillé comme un fou, sa calvitie grotesque accentuant la caricature. Townsend y était déjà devenu cette égérie avec laquelle il allait cohabiter jusqu’en 2006, pour ses albums solos puis avec le Devin Townsend Band, un personnage reconnaissable entre mille, ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre. Comme Townsend l’expliquera plus tard, une mise en scène. « Qu’est-ce que je peux faire, quelle coupe je peux avoir...? Ben je vais les avoir longs, tiens. Prenez ça dans la gueule, vous tous ! Je ne vais pas seulement être chauve, je vais mettre ma calvitie en scène. Après un certain temps je me suis rendu compte que je ne me sentais plus vraiment mal à ce sujet. » Tandis qu’il gagnait en popularité – se constituant surtout une base de fans fidèles, cette personnalité du fou savant qui tirait son énergie d’un dégoût peu sincère se renforça. C’était ainsi, avait t-il l’impression, qu’il se vendait le mieux. Et sa consommation de drogues fut le moteur de cette décadence dont seul un esprit pétri de contrôle est parvenu à tirer d’aussi bons albums. «Vers vingt-trois ans, j’ai commencé à fumer des joints. Les effets sur mon cerveau ont été très forts: j’ai eu comme des révélations sur ma vie. Ces dernières me guidaient dans mes décisions mais, avec le recul, j’ai compris que j’avais mal interprété toutes ces hallucinations. »
Eléments naturels
Sa carrière aurait ainsi pu être formellement égocentrique, s’il n’avait été par nature généreux et soucieux de partager ce qui lui tenait à cœur avec ses fans – qu’il préfère simplement considérer comme des « gens ». Après Physicist (2000), un album plutôt anecdotique qui devait être le projet de Townsend avec Jason Newsteed (Metallica) mais fut finalement conçu par le premier seul (et joué par les membres de Strapping Young Lad), le prochain disque du Devin Townsend Band s’appellera Terria(2001). Une traversée du Canada avec son groupe avait inspiré le musicien, et l’avait décidé à écrire un album contemplatif dédié à son pays. Il y laissait sa conscience divaguer avec une liberté nouvelle, à l’inverse de la peur et de l’insécurité qui allait encore motiver le nouveau disque de Strapping Young Lad, City (2002). Terria est le premier véritable album du Devin Townsend Band – la musique qui y est jouée repose toujours largement sur sa section rythmique mais comporte aussi beaucoup de claviers, construisant des mélodies à la fois denses et précises. Dans sa volonté à « faire de la musique agréable pour les gens », Townsend embrassait comme sur Ocean Machine/Biomech les éléments naturels, parvenant par moments à concevoir une musique aussi exigeante que relaxante, utilisant des sonorités étrangères pour mieux interpréter ce qu’il ressentait sur terre – tandis qu’à d’autres moments, l’angoisse et la dérision ressurgissait dans des compositions clairement influencées par l’usage de drogues. Si Ocean Machine et Infinity sont deux disques à part dans l’œuvre de Townsend – le premier montrant les possibilités de son régime sonore et le second restant un exercice de style autour de l’idée de dédoublement de personnalité – avec le recul, on peut prendre Terria pour le premier volet de la trilogie d’une bioéthique fantasmée et largement nourrie d’herbe, qui continuera avec Accelerated Evolution (2003) et se terminera sur Synchestra (2006).
Le metal progressif est un genre musical qui suscite souvent l’ennui (on pense aussitôt à Dream Theater), réservé à des parangons de technique, ayant souvent quelques difficultés à créer des chansons intéressantes du point de vue émotionel. Terria regorgeait de gros titres qui demeuraient des chansons – il montrait non pas l’amour de Townsend pour la technique, malgré ses qualités dans ce domaine, mais son amour pour la musique comme moyen d’expression. Rejoint par Gene Hoglan à la batterie, Jamie Meyer au claviers et Craig McFarland à la basse, il semblait toujours vouloir faire vibrer une corde d’harmonie tout en déversant une corne d’abondance. L’imposant Earth Day reste l’un des titres les plus réussis de Townsend – il chante dans tous les registres qui sont les siens, résume en neuf minutes aux atmosphères vastes, et à l’aide de mélodies et de contre-mélodies imparables, tout le reste de l’album, si ce n’est des deux encore à venir pour le Townsend Band. C’était un disque fier de savoir si bien combiner circonvolutions et mélodies, interprété par un groupe capable de lourdes atmosphères mais pourtant relativement resserré puisqu’il ne s’agissait que d’un quatuor. L’impression qui domine est que l’essence de ce que Townsend a voulu décrire est parfaitement capturée. Avec Accelerated Evolution, le groupe reviendra à des chansons autour de six minutes, certes efficaces et parfois vraiment belles (Suicide) mais Terria est justement un tour de force par ses formats hors normes aussi bien que par ses qualités sonores. Avec Terria, puis Accelerated Evolution, Townsend parvint l’exploit d’être extrême mais accessible, écrivant à la fois une musique lourde, majestueuse et belle.
Chant du cygne
La décennie passa avec Townsend jouant un double jeu, grimaçant de manière caricaturale en concert et enregistrant en studio de très bons disques, mais dont les impulsions n’étaient pas toujours très saines. Synchestra (2006) et The New Black (2007), en sonnant respectivement la fin du Devin Townsend Band et de Strapping Young Lad, marqueront la fin d’un système qui avait épuisé Townsend. Il venait d’enregistrer une douzaine d’albums en autant d’années, associant à sa passion de l’enregistrement et du studio une frénésie à peine surjouée. Au moment d’Accelerated Evolution, il enregistrait pour The Devin Townsend Band la moitié de la semaine et l’autre moitié pour Strapping Young Lad. Il y avait aussi eu cet autre disque de Strapping Young Lad pour lequel Townsend avait arrêté à dessein de prendre les médicaments censés le débarrasser de son désordre bipolaire. La tournée Européenne qui suivit en 2006 fut si pénible que Townsend se jura de prendre des vacances et de rester au lit au moins six mois. « J’ai détesté chaque minute passée sur cette tournée européenne. Mais ce n’était rien comparé à ce que j’ai ressenti à la Ozzfest l’été suivant… J’ai tout de suite vomi tous ces groupes qui roulaient des mécaniques backstage et sur scène face à un public constitué aux trois quarts de beaufs ricains. J’ai de plus haï le fait de participer à cette mascarade et le fait de devoir faire semblant de m’éclater sur scène et de ne surtout pas oublier de dire aux gens d’acheter nos tee-shirts et nos CDs. » Il y avait non seulement la « mascarade » que Townsend supportait mal, mais l’obligation pour eux de jouer une musique mentalement éprouvante, et dans laquelle le musicien ne se reconnaissait plus tellement. Il ne pouvait pas se comporter à trente-cinq ans comme à vingt-deux, et Strapping Young Lad ne correspondait plus à ses aspirations. Il commençait à avoir l’impression désagréable de s’être lui-même piégé à son propre jeu, obligé de jouer un rôle qu’il s’était lui-même donné avec Strapping qui pour lequel il avait, de façon incroyable, enregitré cinq disques dont deux ou trois excellents. A ce point de sa carrière, il serait difficile de décider d’arrêter, mais Townsend apprenait aussi à écouter son cœur et son cœur n’y était plus.
Sa vie changea profondément à partir de 2006. Devenu père de famille, il se dit que chacune de ses actions allait compter comme jamais auparavant, et il décida de ne plus s’engager tête baissée dans un projet ou un autre à moins d’avoir une motivation solide. Il arrêta aussi de fumer. « Et j’ai soudainement réalisé que beaucoup de mes problèmes et de ma paranoïa étaient provoqués par ma consommation de drogue. Ma consommation constante de marijuana et d’alcool avait contribué à construire une réalité dont certains aspects sont valables... mais qui est fausse en général. On fait des montagnes de tout et n’importe quoi... et au final, j’étais tellement occupé à faire des choses dangereuses psychologiquement parlant pour moi que j’avais énormément de mal à m’investir dans les choses qui donnent du plaisir en général dans l’existence. » L’album du Townsend Band enregistré pendant cette période, Synchestra, recevra un accueil mitigé. On commençait à critiquer la difficulté de Townsend à se renouveler, et la tendance de ce disque à basculer plus ostensiblement encore vers la pop – il était cependant loin de jouer du Beyoncé, comme lors des balances de ses concerts. Le disque apportait du nouveau au moins en termes de ton, d’humeur : Let it Roll, Triumph (avec un solo de Steve Vaï), Sunset… Townsend restait positif tout au long de l’album. Une chanson s’appelait même Babysong, quant à sa joie d’être devenu père. Il conçut Synchestra pour qu’il soit écouté d’une traite et en entier, ce qui n’avait pas toujours été évident avec ces précédents disques. L’album constituait le chant du cygne d’une aventure qui a suscité certains des meilleurs disques de rock progressif des années 1990 et 2000.
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