Voir aussi la chronique de Deerhoof Vs Evil (2011)
« Le groupe vit une crise identitaire permanente. Nous n’avons aucune idée de ce que nous sommes et de ce que nous faisons », confiait dernièrement le batteur et chanteur du quatuor américain Deerhoof, Greg Saunier, à New Noise magazine. Déclaration d’autant plus intéressante lorsqu’on sait que depuis le début de Deerhoof, en 1994, à San Francisco, le batteur Greg Saunier a préféré enregistrer et mixer lui-même les albums du groupe, ayant donc la dernière main sur leur travail férocement original. Il explique que, dans leur cas, « le processus d’enregistrement et le processus de mixage sont presque la même chose que d’écrire les chansons ». Des processus déconnectés de tout réel sens de ce que le morceau final deviendra. Des chansons auxquelles l’action artisanale en elle-même donne toute la saveur. « De plusieurs façons, je pense que [faire le disque soi-même] est une belle chose et je le recommande fortement. C’est une responsabilisation. Quand nous enregistrions notre premier album, The Man, The King, The Girl, celui avec qui j’ai formé Deerhoof a quitté le groupe. Je me suis dit : 'C’est la catastrophe, pour un groupe qui ne compte que deux ou trois membres'. Ca été un des moments ou je me suis dit : ‘Eh bien, je peux abandonner, ou je peux essayer de susciter les choses de moi-même et faire un album sans l’aide de personne. Ca n’est le rôle de personne d’autre de s’assurer que c’est bien ou non. »
Saunier a commencé avec des bandes quatre pistes et est passé à la vitesse supérieure avec des ordinateurs, multipliant les possibilités. Ce qui pour Deerhoof en particulier n’est jamais anecdotique, tant cet improbable formation menée par une chanteuse d’origine japonaise, Satomi Matsuzaki, aime tenter tout ce qui passe à sa portée, du point de vue des structures des chansons comme du point de vue sonore. Des disques faits à la maison, et pourtant… beaucoup de leurs albums - en particulier Milk Man (2004) et le nouveau, Deerhoof vs Evil – ont une production redoutable, qui ne fait que donner au songwriting fracturé et joyeux des différents membres du groupe un relief plus affuté. Ils sont du point de vue de leur palette sonore, les petits cousins des Flaming Lips, avec qui ils ont tourné en 2006 et qu’ils tiennent en très haute estime.
Ils réussissent, par un étrange mélange de professionnalisme et de liberté, à paraître aussi focalisés qu’il sont vains. Focalisés à terrasser l’ennui en troussant des mélodies pop; et vains parce que, comme leur étiquette d’art-punkers semble les y prédisposer, leurs acquis ne sont, échappés d’une agitation incessante, que volatiles. Ce sont les champions de la réforme qui n’aboutit jamais. Ils peuvent se permettre qu’il en soit ainsi. « Vous devez vous discipliner si vous avez une épée de Damoclès au dessus de la tête, si vous payez à l’heure, que vous entretenez des ingénieurs qui vous aident et que vous êtes dans un studio d’enregistrement. Vous avez intérêt à savoir ce que vous faites. Vous feriez mieux d’avoir vos chansons écrites, de ne pas trainer. Autrement vous ne faites que gaspiller de l’argent. Je pense que l’une des plus grosses raisons pour nous de s’auto-enregistrer est que nous pouvions aussi désorganisés, inefficaces et faire autant de tentatives que nous le voulions.» Ce qui ne les empêche pas d’acquérir de l’expérience ; sur Deerhoof Vs Evil leur travail semble toujours plus naturel et miraculeux, ménageant des détours inattendus et des mystères comme la romance acoustique de No One Asked To Dance ou C’Moon, qui porte l’empreinte excentrique et toujours inventive de son auteure, Matsuzaki.
Armé de trois autres esprits comme le sien, le groupe compose dans un mouvement continu, construisant des chansons à partir de la profusion plutôt que de l’épure. « Quand l’un de nous apporte une idée de chanson, elle peut sembler achevée, mais en réalité celui qui l’a créée ne fait que croire qu’elle est finie jusqu’à ce qu’il (ou elle) la montre aux trois autres, et alors, très rapidement, il se débarrasse de cette idée que le chanson est finie, parce que les autres ont plein d’idées »
Ayant débuté en 1994 en duo plus ouvertement inspiré de sons new-wave, ils se sont peu à peu dirigés vers un hybride d’art-rock lourd et bruitiste et de pop douce, alternant des sonorités hétéroclites et percussions d’horizons tous plus invraisemblables les uns que les autres (xylophones, cloches…). Des vignettes psychédéliques et acidulées dans lesquelles on reconnaît instantanément la patte du groupe. « Avant d’enregistrer un disque, nous nous amusons ensemble autour de sons que nous voulons entendre et d’instruments que nous voulons utiliser. Cela peut tomber à l’eau quand nous commençons à pratiquer et que nous n’avons ni orgue ni tympani, mais en considérant ce que nous avons dans la pièce où nous sommes nous allons faire sonner a chanson aussi proche que possible de ce que nous entendons. Parfois nous devons agir sur l’instrument, de manière physique, électronique, psychique ou magique pour donner vie à ce que nous faisons. Tandis que le disque progresse, une cohésion commence à créer un lien ; un lien que à la fois planifié et issu de notre subconscient (à notre plus grande surprise !). Si ça ne marche pas, nous écrivons dix nouvelles idées d’instruments et de sons sur des bouts de papier à tirer au sort. » Sur Deerhoof Vs Evil, Satomi Matsuzaki semble à peine vouloir donner leur sens aux paroles, et pourtant, à force des les entendre répétées en mantras, elles finissent par servir d’épine dorsale aux morceaux, avec les autres éléments insensés qui s’amalgament. « Nous n’essayons de dépasser ni les frontières, ni les langages musicaux. C’est juste que nous ne les comprenons pas. »
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