Ecrit par Jim Derogatis pour Penthouse, 1997, traduit. (quelque paragraphes supprimés)
Nous sommes en 2047, et bien que ça ne soit pas vraiment le moment de se demander ce qui est réellement arrivé à Robert Johnson à la croisée des chemins, j'ai réfléchi à l’une des grandes questions qui restent quant au rock 'n' roll des années 1990 : est-ce que le désormais légendaire Jon Spencer Blues Explosion était honnête dans sa tentative de fusion du punk et de différents genres de musique noire, ou était-ce seulement une blague ou un gros « fuck you ? »
Neuf longs mois frustrants de recherche à travers des coupures de journaux jaunies, les entrevues de vieillards dans des bars louches et des cuisines insalubres, et suivant obstinément une fausse piste après l'autre, j’ai finalement précipité ma carrière pitoyable. Spencer vit maintenant à Miami sous un faux nom, pour mieux éviter les documentaristes qui veulent l’immortaliser, le Rock ‘n’ Roll Hall of Fame qui souhaite l'introniser, et l'IRS qui cherche à l'inculper. Depuis les années 80, sa crinière de jais et ses favoris sont devenus blancs, mais il est toujours facilement reconnaissable comme le mince rocker débordant d'énergie nerveuse, si souvent aperçu dans les photos d'époque. Sa principale attitude, afin de se démarquer de son passé musical, sont ses manières glacées et fuyantes. En fait, j'avais été prévenu qu'il allait sans doute me saluer avec un fusil à la main.
Au lieu de cela, Spencer répond à la porte de sa maison portant des pantalons de golf larges et à carreaux, un chapeau pour s’habriter du soleil et des chaussures à crampons. Il reporte son après-midi sur le green et m’invite poliment moi pour une discussion sur fond de thon et de limonade préparés par sa femme adorable, Cristina. Convaincu que je vais garder sa nouvelle identité secrète, il me régale pendant des heures avec des histoires d'une jeunesse passée de traversées de l’Amérique dans une camionnette rouillée, d’arrêts durant lesquels ils jouaient un mélange de bruit art-rock schizophrène, de rythmes hip-hop, de blues et de hurlements. Je suis très heureux de l'écouter parler, mais je sais que je dois finalement poser la question qui est restée sans réponse pendant plus de cinq décennies – celle qui brûle dans l'esprit de nombreux musicologues, historiens de la culture, et les étudiants de ces fous postmodernes des nineties.
« M. Spencer, » Je commence timidement: «Si vous avez vraiment aimé la musique noire autant que vous avez dit que vous l’avez aimée, comment se fait-il que vous n’ayez jamais pu aller au-delà de la tourner en dérision ? »
Nous pourrions avoir à attendre 50 ans pour obtenir la réponse à cette question, parce que, si l’on revient au présent, Spencer est assis en coulisses dans la dressing room des têtes d’affiche au First Avenue de Minnéapolis - le club de rock où Prince se montra sur Purple Rain - et alors qu'il cherche pas exactement à éviter la question, il n'est pas non plus prêt à y faire face. Spencer est en tournée en support de Now I Got Worry, le quatrième album du trio (deux guitares et la batterie), et les critiques sont plus divisées que jamais. Pour certains, les Blues Explosion sont le grand espoir du rock indie. En revisitant le blues d'une perspective postmoderne, voire surréaliste, ses membres sont la preuve qu'il y a encore un peu de vie autour du cadavre en décomposition du rock 'n' roll. Pour d'autres, les membres du groupe sont des poseurs de bohème qui ont monté un spectacle de ménestrels des temps modernes. Les vrais bluesmen pourraient se botter le cul depuis le delta du Mississippi, tout le chemin du retour jusqu’au CBGB's.
«Nous allons certainement nous retrouver dans une situation de merde avec ce disque», dit Spencer, quelque part un maître de l’euphémisme. Calme, réfléchi, et notoirement timide quand il ne joue pas, le chanteur et auteur-compositeur est à peine audible par-dessus les sons du guitariste Judah Bauer, qui vérifie son équipement à plein volume sur scène. «Peut-être est-ce quelque chose qui devait arriver si nous continuions à travailler. La chose que je n'ai pas compris, ce que ce n'est pas bon pour les gamins blancs américains de jouer de la musique avec des influences blues? Je me rends compte qu'il y a de l’exagération dans ce que nous faisons, mais quand même ... »
Ici, le chef est interrompu par le batteur Russell Simins, le plus turbulent, le moins réfléchi des membres du groupe. «C'est parce que nous sommes appelés les Blues Explosion. Si nous ne nous n’étions pas appelés le Blues Explosion, nous n’aurions jamais entendu ce genre de merde. La seule raison pour laquelle on a entendu de la merde, c’est à cause du nom, point final. "
Le point est discutable: la musique de Spencer était controversée bien avant qu’il ait formé le Blues Explosion. Spencer est le fils d'un professeur de chimie Dartmouth, et a grandi dans le confort de la classe moyenne supérieure dans la petite ville de Hanover, New Hampshire. Au lycée, il était de son propre aveu un « new wave geek » qui écoutait Kraftwerk et Devo, et il a été élu président du conseil étudiant. Au cours de sa première année à l'université de Brown, il a étudié la sémiotique et a découvert le bruitisme de l’avant garde-rock (Test Department, Birthday Party, Einsturzende Neubauten), ainsi que le punk vintage (les Stooges, les Ramones, et les groupes 60’s obscurs recueillis sur les anthologies Back From the Grave). Mais le collège n’a pas retenu son intérêt pour longtemps, et en 1985, il l’a quitté et a déménagé à Washington, DC, afin de former un groupe avec son amie, Julia Cafritz. Six mois plus tard, ils déménagèrent à New York dans le Lower East Side, et Spencer en est une partie intégrante depuis lors.
Spencer et Cafritz choisirent le nom de Pussy Galore en référence à la méchante dans James Bond, mais ce nom avait aussi l’intérêt d'être extrêmement offensant pour les féministes entre autres. L'objectif du groupe était de bousculer - avec sa colère, des sons abrasifs (le line-up le plus familier avait pour vedette quatre guitaristes qui ne savaient pas jouer et un batteur qui battait sur un bidon de gaz), des paroles de confrontation (parmi ses titres les plus populaires il y a eu « Cunt Tease », « You Look Like a Jew », « Asshole » et « Fuck You, Man »), et une philosophie qui disait: «Le rock'n'roll est mort, faisons la fête sur sa ressurrection » Incapable d’échapper au poids de l'histoire, Spencer ne s’embarrassait pas d’'originalité. Au lieu de cela, il s'est concentré sur des inside-jokes et des commentaires sarcastiques : le mouvement le plus célèbre du groupe était une déconstruction, morceau par morceau, du double des Rolling Stones, Exile On Main Street.
« Avec Pussy Galore, j'ai été beaucoup plus préoccupé par ce genre de grossièretés», dit Spencer. «J'étais frustré, et c'est de ça que ce groupe parlait. Mais j’ai traversé tout ça. J'ai réalisé que j'aimais vraiment écouter de la musique, et plus que tout, que j'aimais vraiment jouer de la musique. »
Après huit albums avec cinq label différents, Pussy Galore se sépara en 1990. Spencer participa quelques temps au roots-rock tordu des Gibson Brothers et supporta son épouse, Cristina Martinez, dans le groupe bruitiste Honeymoon Killers. Simins a d’ailleurs été le batteur des Honeymoon Killers. Fils du « commissionner » des travaux publics à New York, il a grandi à Long Island, jouant de la batterie dans la cave de ses parents par-dessus les disques des Ramones. Originaire de l’endormie Appleton, Wisconsin, Judah Bauer était en colocation avec Simins à l'époque. Il a passé ses années de lycée à pratiquer la guitare, affectionnant un punk-rock acide et dynamité, avant que sa passion ne se tourne vers le blues, et qu’il s'installe à New York.
En 1991, Spencer, Simins, Bauer forment le Jon Spencer Blues Explosion. Inspiré par les Bluesbreakers de John Mayall, le nom du groupe n’est pas aussi « in your face » que celui de Pussy Galore, mais Spencer espérait encore provoquer des réactions de la part des gens. « Le nom du groupe est ridicule, c'est une sorte de « fuck you « , dit-il. « Nous ne sommes pas un groupe de blues, et nous n'essayons pas de l'être. Nous n'essayons pas de faire le point sur la musique blues, ou sur les musiciens de blues. Nous sommes un groupe de rock 'n' roll. »
Le chanteur s'arrête un instant, jonglant avec les boutons de réglage sur sa guitare hollow-body. «Il est probablement plus juste de nous qualifier de groupe punk », poursuit-il. «Mais je pense que ce que nous faisons c’est de de poursuivre une sorte d’idéal du rock’n’ roll. Le rock’n’ roll, pour moi, c'est emporter avec soi une idée qui a germé dans les années 50. Je pense que ça devrait être de la musique sauvage, de la musique bizarre. Je pense aussi que devrait être drôle - pas comme de la comédie et des blagues, mais drôle, car ça vous fait vous sentir bien. Il faut aussi être sexy. Le rock 'n' roll, c'est d'abord le sexe. »
Si Pussy Galore était un groupe de rock consacré à bafouer l'histoire du rock, le Blues Explosion est un groupe qui s'engage à fournir de façon déformée et souvent irrévérencielle une prise sur le hip hop, le R & B, la soul, et surtout le blues. Enregistré avec non pas un mais deux légendaires producteurs (Kramer et Steve Albini), leur début éponyme en 1992 avait en vedette des stompers blues hurlants enregistrés en live, dans toute leur gloire bruyante comme une sorte mise à jour 90’s des Soth Recordings d’Alan Lomax. Beaucoup plus poli, Orange, en 1994, a ajouté des cordes luxuriantes dans le style d’Isaac Hayes, plusieurs titres orientés hip-hop, et les intros et apartés de Spencer inspiré par James Brown. (“Thank you very much, ladies and gentlemen. Right now I’ve got to tell you about the fabulous, most groovy bell bottoms!”)
Un détour inattendu, le EP Experimental Remixes en 1995 proposait des morceaux du Blues Explosion remixés par l’avatar techno Moby, le Dub Narcotic Sound System, les génies du rap du Wu-Tang Clan, et Beck. L'enregistrement était destiné à démontrer que le Blues Explosion estompait les frontières du genre de la même manière que ces artistes, mais il n'a pas tout à fait réussi. Experimental Remixes était généralement perçu comme un essai, et de nombreux critiques ont continué à s'interroger sur les intentions d’une Ivy League privilégiée qui tournait la musqiue noire en bruit blanc. «Qu’est-ce que Beck fait de ça? » Spencer grogne. « C'est quelqu'un qui a l’habitude d’échantillonner ce genre de choses. C’est cool pour quelqu'un de le faire avec un sampler, mais ce n'est pas cool pour un vrai groupe de le faire? »
Tout sémioticien ou postmoderne vous dira que l'authenticité est une notion dépassée. Le rock'n'roll était un hybride bâtard de formes artistiques depuis le début. Tout est bon dans ère de l’appropriation, et si devez voler, pourquoi ne pas voler le meilleur ? La différence entre Beck et Spencer est une question d’attitude. Beck semble habituellement respectueux de la musique, même quand il fait n’importe quoi avec. Il prend des morceaux de genres exotiques, les filtre au travers de sa forte personnalité, et crée un son qui est véritablement le sien. Spencer ne se met jamais lui-même sur la ligne. C'est un commando qui se précipite pour un casse et saisit les éléments de la musique noire, puis se précipite pour se protéger derrière un bunker construit d'ironie. Son chant est exagéré au point de la parodie ; ses cris sur scène de Blues Explosion! sont répétés depuis tellement longtemps, au point où ils cessent d'être drôles, et le groupe a récemment embauché le célèbre bouffon Weird Al Yankovic à réaliser un mauvais clip pour la chanson autrement intense, Wail.
Comme James Brown, Mick Jagger, et les Ramones avant lui, Beck vire parfois dans le camp. Mais Spencer cuisine presque toujours le kitsh sur ces plats, et à cet égard, il est dans la même ligue que Dan Akroyd et Bruce Willis improvisant sur Sweet Home, Chicago à la House of Blues.
Tout au long de l'histoire du rock, les critiques ont eu du mal à s’en sortir avec d’autres groupes qui n'étaient pas à cent pour cent respectueux de la musique noire qu’ils rejouaient. Eric Clapton et les Rolling Stones ont été salués car ils remerciaient leurs héros du bout des lèvres, alors que Led Zeppelin et Vanilla Ice ont été mis au pilori pour ce qui a été étiqueté comme un manque de respect et un vol de gros. Spencer semble sincèrement étonné par cela. De son point de vue, c'est simplement du rock 'n' roll, et les élans passionnés qui font le pouvoir du meilleur blues sont très similaires, sinon identiques à ceux qui font le pouvoir le meilleur du punk-rock. «Les deux formes sont très simples, » dit Spencer. «Mon genre préféré de punk est très individuel - les gens tirent d'eux-mêmes tout type d'enseignement et trouvent leur propre voie. La musique sonne juste en provenant directement d'eux-mêmes. Et c'est vrai du blues, aussi. Des mecs comme RL Burnside sont aussi autodidactes et capables de trouver leur propre son. »
Un bluesman de 70 ans qui a appris du légendaire Mississippi Fred McDowell, Spencer affirme que Burnside a été une influence majeure sur le Blues Explosion. Fans de son album Too Bad Jim, les membres du groupe ont invité Burnside à ouvrir pour eux en tournée. Cela menait à une jam les soirs à la fin de leur set - et finalement à l'enregistrement de l'album de 1996 A Pocket Ass of Whiskey dans la ville natale de Burnside de Holly Springs, Mississippi.
«Les choses que nous avons jouées avec RL était très simples, rectilignes, de la musique soul, » remarque Simins. «Je suis simplement content de jouer ce que j’ai joué. Ce n'est pas comme si R.L. nous avait appris à jouer du blues. Mais pour moi, c'était une leçon d'humilité, parce que, vous savez - Robert Johnson et Mississippi Fred McDowell et Howlin 'Wolf, ils sont tous mes putain de héros, et je n'ai jamais pensé que je serais capable de tout contact direct et réel avec eux. Être en présence de R.L. vous donne l’impression d’être lié à ce monde. »
Le plan consistait à enregistrer à nouveau avec Burnside sur Now I Got Worry, mais Spencer craignait que le groupe ne soit accusé de s’appuyer trop lourdement sur le bluesman. Le Blues Explosion s’est alors tourné vers une autre légende musicale : la star de Stax / Volt Rufus Thomas est venu au studio, a aboyé et croassé sur Chicken Dog, et a été payé 500 $ pour le dérangement. Dans ces deux collaborations, les guitares déformées du groupe et les lamentations du Theremin ont été bien loin de ce à quoi Burnside et Thomas étaient habitués. Mais les vétérans ont fait de leur mieux pour donner aux jeunes musiciens ce qu'ils voulaient.
«Je pense qu'il y a eu une grande influence de RL Burnside et de son groupe sur Now I Got Worry», affirme Spencer. « Orange était genre, nous devons nous assurer que tout sonne bien, et nous étions vraiment en train d’essayer d'avoir un son puissant. Celui-ci était plus de style : OK, just let’s go. C’était juste après un concert et nous nous laissions aller. Je me souviens que nous roulions à Los Angeles, faisant l'aller-retour entre l'hôtel et le G-Son Studio, et quelqu'un avait une cassette de Like Flies on Sherbet par Alex Chilton. J’avais entendu ce disque auparavant - je suis un grand fan de Panther Burns et quelques trucs d’Alex Chilton - et je me souviens qu’à l’écouter, j’ai pensé : «C'est génial. C'est tellement confus et tellement concret à la fois. »
Les idéaux qu’épouse Spencer sont évidemment admirables. Une trop grosse part du rock moderne est trop soignée, propre et idéalement emballée pour la consommation de masse. Rock dépourvu d'immédiateté, alors qu’en même temps, il n'a pas de sens de l'histoire. Comme PJ Harvey, Beck, et Nick Cave l’ont indiqué, l’apport de nouveaux sons viscéraux peut être fait en traçant la ligne entre le rock et ses origines blues. Mais ces artistes, comme Spencer, n'ont pas peur de trahir leurs émotions, et même les moments les plus cathartiques sur Now I Got Worry - Wail et la rageuse Fuck Shit Up - vous laissent songeur, en fin de compte.
«Lorsque j’ai ait eu terminé avec ce disque, je pensais que c'était un album lourd et sombre», dit Spencer. «Bien sûr, il ya des chansons comme Chicken Dog et RL Got Soul qui sont des chansons juste amusantes. Mais ma perception de l'album est nuancée parce que je sais ce que portent certaines des autres chansons ». De quel genre de démons Spencer se purgeait t-il? Par tous les comptes, sa vie familiale est l'image du bonheur domestique. Après Thurston Moore et Kim Gordon de Sonic Youth, lui et Cristina sont le couple le plus affectueux dans le rock underground. La voix de Spencer crache généralement des fragments de mots et de phrases, de sorte qu'il est impossible de dire ce qui le fait travailler dans ce qu’il chante.
«Les gens posent habituellement cette question, et je préfère ne pas en parler», dit Spencer. «Si je pouvais en parler de façon normale, alors c’est qu’il n’y aurait pas de troubles, et pourquoi alors écrire une chanson? Je ne suis probablement pas le parolier qui a le plus de succès ou de le chanteur le plus intelligible, mais je pense que si quelqu'un peut obtenir un sentiment général d'une chanson, ça suffit. Pas besoin que tout soit évident. La chose qui me fait peur, en quelque sorte, c'est des gens qui pensent qu'il n'y a pas de cœur et d'âme en elle - que c'est de la musique sans émotion et froide, un simple exercice de restructuration . »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire