Ca y est, la nouveau disque de Joanna Newsom est offert au monde. Les plus hardis ont même déjà leurs points de repère dans cette œuvre magistrale et imposante ; triple disque, plus de deux heures de musique, dix-huit titres dont seulement trois font moins de six minutes. En considération de sa qualité et de sa consistance, c’est un peu l’artefact ultime de la pop moderne – au sens large, bien entendu. Joanna Newsom est désormais reconnue, je crois, pour son audace, quand Ys (2006) n’avait provoqué qu’un intérêt trop superficiel (et frustrant pour ceux qui, comme moi, trouvaient qu’il s’agissait d'un fantastique joyau d’émotions). Non qu’il n’y ait quelque barrière à l’appréciation de l’art selon la grande Newsom ; au contraire. Sa voix, pour commencer, fut la cible des indécis ; ici clairement plus influencée par Joni Mitchell et moins caracolage elfique que par le passé ; plus conventionelle, si cela peut rassurer les récalcitrants que The Milk-Eyed Mender (2004) avait fait grimacer. Ensuite, il y a l’univers médiéval de Ys, disque « trop moyennageux » aux dires de certains. Les plus isolés et frustrés des critiques ont moqué l’imagerie, les paroles de ses chansons. Il faut vraiment être de mauvaise foi, maintenant, pour ne pas voir que l’imagerie à priori naïve de l’univers de Newsom est un incroyable tremplin qui est en train de l’emporter dans un endroit où elle est à nul autre comparable.
Newsom, dans son domaine, qu’elle n’a pas besoin de garder (personne ne viendra marcher sur ses plates-bandes) s’autorise des choses inouïes auparavant. D’abord, la teneur, de lyrisme et de structures de chacun des titres de Have One On Me est phénoménale. Les exceptions notables que sont On a Good Day – déjà un classique folk, incroyable d’évidence – ou 81, dialogue plus concis entre harpe et chant d’ange plus pénétrant que jamais – montrent bien que ce n’est pas la condition essentielle de l’art de Newsom. Plutôt une nécessité d’écriture qui se fait sentir le plus souvent – l’argumentation quant à ses thèmes de prédilection (confrontation au monde réel, désorientation, pauvreté, maternité (trois thèmes qu’elle semble puiser dans l’œuvre « paradisiaque » de l’auteure noire américaine Toni Morrisson), « amour conditionnel et inconditionnel », saisons, pays et villes, sphère occidentale, toutes notions qui titillent son affect, tous éléments du monde à travers sa sensibilité) se faisant très prolifique. Son affection finit toujours par triompher, et ici c’est In California (dont le thèeme est repris à la fin sur Will Not Suffice) qui le montre le mieux ; un chant d’amour pour la Californie du nord, ce pays qui est le berçeau de la musicienne. Une condition inséparable au sentiment de grande fierté qui l’habite sans aucun doute ; avoir une terre d’attache, une appartenance. Un endroit où connaître les gens, courir les villes, explorer les ports, où puiser une culture faite d’artefacts et d’autres, où être reconnue, en premier lieu, comme une amie, une complice, où Newsom peut laisser ses richesses, ses découvertes, en toute tranquillité. Là, elles sont bien gardées.
Elle a parcouru le monde entier, a fait superbe impression à chaque fois ; mais son corps et son esprit appartiennent encore, malgré tout le décorum, le mythe d’une beauté sensuelle qui est en train de s’installer autour d’elle, à ceux qui l’ont élevée ; à ceux qui l’ont faite grandir ; et son instinct originel, son choix – la harpe plutôt que le piano, la composition ardue et ambitieuse – prime au moment d’un nouveau tableau.
Produit par Newsom elle-même, Have One On Me continue dans la direction de Joanna Newsom and the Ys Street Band (2007), avec des pièces arrangées mais pas orchestrées comme l’étaient celles de Ys (par Van Dyke Parks, sans humilité, mais pleines de jubilation). Ryan Francesconi participe à cette nouvelle direction, qui préfère la parcimonie et l’intérêt d’un éventail hétéroclite pour développer l’identité des titres sans les épaissir. Neal Morgan, prodige de la percussion – et bon chanteur -, écrit des partitions sans cesse changeantes, interprète dans un style incantatoire ce qui peut être perçu comme ses propres explorations à l’intérieur de chaque microcosme/morceau. La quantité d’intervenants fait de ce disque bien davantage qu’un simple échange harpe/voix, même si dans un tel registre, Newsom excelle, évidemment.
Le morceau-titre Have One On Me fait en quelque sorte le lien avec le précédent disque ; la harpe s’y fait envoûtante, à la manière de Sawdust and Diamonds, et la construction épique rappelle Only Skin. Pièce très forte et dont la cohérence est délicieusement mise à mal par des changements d’humeur incessants – auxquels Newsom peut maintenant ajouter des intonations de voix multiples, paraissant plus à l’aise encore qu’auparavant à enchasser notes méditatives, jubilantes, et reposées, toujours illustratives. Easy ouvre le disque de manière un peu surprenante – c’est un titre au piano, instrument auquel on savait Newsom appliquée – le morceau promet beaucoup. La seconde face du premier disque s’ouvre encore avec du piano, et ce qui constitue la pièce la plus entraînante du disque : Good Intentions Paving Company, encore plein de beauté après des débuts en déséquilibre. Newsom sait qu’elle nous aura à la longue ; que l’équilibre, elle va l’avoir de toute façon au final. La mélodie évidente et magique est croisée avec subtilité aux surprises qu’on est habitué à rencontrer en route. Kingfisher est d’une finesse redoutable ; No Provenance, Soft as Chalk sont séducteurs. Avec autant de surprises que de joies mélodiques, que de tournures lyriques inventives et vivantes ; un sommet d’écriture ; une célébration de la sphère personelle et intime de l’artiste, dont on saisit ce que l’on peut, avec patience et considération.
- Parution : 23 février 2010
- Label : Drag City
- Producteur : Joanna Newsom
- Genre : Folk
- A écouter : Easy, 81, On A Good Day, Kingfisher, In California, Soft as Chalk
- Appréciation : Monumental
- Note : 8.25/10
- Qualités : audacieux, lyrique, soigné
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