“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

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dimanche 3 juillet 2011

Bob Marley - Dernière croisade (2 ème partie)

Lire la 1ère partie>

Dernier album enregistré par Bob Marley, Uprising s’avéra être une œuvre à la force décuplée par le présage qui planait sur elle. Il balançait, le temps de fameux riddims revisités par son excellent groupe, entre épiphanie personnelle et problèmes sociaux globaux. Bien sûr, le trio vocal des I Threes y était en pleine forme, donnant aux messages sociaux de Marley la saveur du meilleur miel. Assez sombre dans son ensemble, Uprising décrivait avec une acuité renouvelée les déséquilibres de plus en plus grands, et le remède de plus en plus évident en la personne du dieu Jah. L’aspect religieux était ainsi particulièrement marqué avec des chansons comme Work, Zion Train ou Forever Loving Jah.
Marley ne se méprenait plus sur le pouvoir que pouvaient avoir ses textes – s’il en avait douté, une chanson comme Zimbabwe lui avait donné un aperçu de sa responsabilité. Il rappelait sur presque toutes ses chansons combien son engagement avait été le fruit de convictions personnelles et pacifiques, voire de son tempérament enclin à l’empathie. En regard de la pochette fortement symbolique, où l’on voit Marley s’élever du sol et tendre les deux poings tandis que le soleil darde ses rayons, Uprising le voyait au mieux de sa force de persuasion – et conscient que le temps où ses actes allaient être jugés approchait, le temps pour lui de regagner une place dont il avait toute sa vie cherché à comprendre à partager les principes fondateurs. Marley allait en effet prendre conscience de la gravité de son cancer au moment de l’enregistrement de Uprising.

Coming in From the Cold ou Bad Card étaient de grandes chansons militantes, avec la première pleine de la puissance ressentie par Marley à faire partie des enfants de Jah. Real Situation méditait sur l’avidité du commun («Donnez leur un mètre, ils en prennent cent/Donnez leur cent mètres, ils en prennent mille ») et la venue inévitable d’un Armageddon qui conclurait cette décennie chaotique pour la Jamaïque comme pour l’Angleterre. La musique de Marley reflétait aussi le sentiment d’attraction-répulsion du peuple pour la politique, celui-ci ayant réalisé plus durement que jamais, durant les dix années précédentes, combien il était difficile de ne pas abandonner son destin aux politiques, de ne pas se faire phagocyter par elles – un sentiment projeté par Marley, qui pouvait être directement rapproché d’expériences personnelles. Uprising décline ce modèle : extase philosophique et personnelle contre dissolution politique et sociale. Work ou Forever Loving Jah contre We and Dem et Pimper’s Paradise, qui critiquait la façon dont les femmes Antillaises s’ « américanisaient » - une conséquence de la perte de racines culturelles propres à la Jamaïque. «Bientôt elles vont baisser la tête », concluait t-il. Il insistait ainsi une nouvelle fois sur l’idée qu’une perte de repères culturels et qu’une atrophie spirituelle conduisait à remettre son destin entre les mains des puissants, malgré toute la fierté éprouvée.
Could You Be Loved, belle déclaration d’indépendance en forme de disco balancée, était un hit potentiel (« Ne les laisse pas de trahir/ou même t’enseigner/Nous avons nos propres pensées ») et Marley sentait que Uprising serait un bon disque.

Une première version de Uprising fut envoyée à Island Records, mais Chris Blackwell la retourna à Marley, car, à son avis, il manquait une chose pour faire du e ce très bon disque un chef d’œuvre. Il lui suggéra de réenregistrer le dernier morceau, Redemption Song, seulement lui et sa guitare. Un exercice acoustique que Marley n’avait jamais tenté avec autant de succès, car il donna l’une de ses meilleures interprétations, pour une chanson déjà très forte et symbolique. Selon Rita Marley, « il souffrait déjà beaucoup, secrètement, et jouait de sa propre mortalité, une chose qui est très apparente sur l’album, et particulièrement sur cette chanson ». Redemption Song semble résumer l’ensemble des précédentes chansons de Marley, et c’est un tour de force en cela: « Tout ce que j’ai eu/des chansons de rédemption ». Il jette un regard apaisé sur sa propre œuvre, tout en continuant son travail pour la liberté. « Emancipez-vous de l’esclavage mental/Personne d’autre que vous ne peut vous libérer l’esprit ». Enjoignant enfin ceux qui l’ont supporté à marcher sur ses traces. « Ne vas-tu pas aider à chanter ces chansons de liberté ». L’austérité de la chanson fait résonner chaque mot avec une émotion sans précédent dans l’œuvre de Marley. Redemption Song a été le dernier simple de Marley, ainsi que la dernière chanson qu’il a jouée en concert, à Pittsburg, en septembre 1980. L’album était paru en juin.

Le troisième album de la trilogie voulue par le chanteur Jamaïcain, et le sixième en huit ans, Confrontation, fut terminé par sa femme Rita après la mort de Bob Marley en mai 1981, à l’âge de 36 ans. La pochette représentait Marley en Saint-George tuant le dragon Babylonien. C’est une compilation de simples (Rastaman Live Up !, Blackman Redemption) et autres morceaux jamais parus (I Know, Mix Up Mix Up) ou démos (Jump Nyabinghi). La chanson Buffalo Soldiers rencontra un grand succès en Angleterre. Depuis la disparition de Marley, son label Tuff Gong continue d’enregistrer de nouveaux artistes reggae et, bien entendu, la fratrie des Marley, qui compte onze enfants. La Jamaïque se prépare aussi pour le triomphe de l’équipe Jamaïcaine, et de Usain Bolt, aux jeux olympiques à Londres en 2012…

Uprising

Parution Juin 1980
Label ; Island Records/Tuff Gong
Genre : reggae
A écouter : Work, Zion Train, Redemption Song

8.50/10
Qualités : Communicatif, engagé, lucide


dimanche 26 juin 2011

Bob Marley - Dernière croisade (1ère partie)


Décembre 1976, deux hommes armés font irruption en voiture dans la propriété de Bob Marley au 59, Hope Road à Kingston, et le blessent, ainsi que sa femme Rita et son manager, Don Taylor. Ce, juste avant un concert que Marley avait organisé et baptisé de façon optimiste Smile Jamaïca. Ces menaces apparemment politiques – son concert avait été récupéré avec des intentions de communication politique par un parti influent de l’île, le PNP - n’empêchèrent pas la star de monter sur scène, malgré les bandages et la douleur. Directement après le spectacle, cependant, il partit accompagné de son groupe de musiciens, les Wailers, passer noël aux Bahamas avant de gagner Londres.
Marley avait été profondément déçu de voir la Jamaïque se retourner contre lui – les raisons de l’attentat ne seraient jamais vraiment élucidées -, et les politiques tenter de détourner sa parole voulue universelle pour leurs intérêts. Cependant, s’il passera les mois suivants à enregistrer des albums moins engagés – et qui resteront ses plus célèbres - Exodus (1977 - meilleur album du XX ème siècle selon Time Magazine) et Kaya (1978), il ne cessera pour autant d’être concerné, préparant bientôt en « citoyen de l’univers » les derniers manifestes de sa vie. Une fin de carrière jalonnée par de nombreux actes de courage. Selon ses proches, Marley n’avait jamais eu peur pour sa vie ; la détermination spirituelle supplanta les menaces faites à son corps par l’intrigue et la maladie.

Esprit d’équipe

Leur vie au Royaume Uni dès 1977 représenta un gros avantage pour Bob Marley et les Wailers ; ils restaient ne se dispersaient plus et leur cohésion atteignit son paroxysme. Etant donné sa célébrité et sa fortune, Marley n’aurait pu continuer d’enregistrer dans de bonnes conditions alors même qu’à Kingston, de plus en plus de personnes inconnues de lui s’arrogeraient le droit de venir le trouver pour lui parler de leurs problèmes et lui demander de l’argent, comme cela était de coutume à la Jamaïque - où un tel personnage était vu comme un chef de gang autant que comme un distributeur de billets. De nature très généreuse, Marley continua de donner largement à ceux qui ne lui demandaient un fois à Londres.

Marley montra au cœur de l’enregistrement d’Exodus une foi indéfectible en son groupe, persuadés qu’ils étaient ensemble – lui, les I Threes (trio de choristes féminines comprenant sa femme Rita), Ashton « Family Man » Barrett à la basse, Carlton « Carlie » Barrett à la batterie, Junior Marvin à la guitare (l’un des Wailers emblématiques, Al Anderson, ayant momentanément quitté le groupe), etc. – plus forts que la somme de leur composantes. Cet esprit d’équipe lui permettra d’enregistrer jusqu’à la fin de sa carrière les disques d’un groupe plein et entier. En outre, pour ajouter à l’amélioration des conditions de création de Marley, l’influence de l’industrie du disque était beaucoup moins néfaste à Londres qu’à Kingston, où une chose comme les droits d’auteur n’existait tout simplement pas et où les musiciens se volaient sans scrupules les succès et le répertoire. Au milieu d’une scène reggae anglaise en plein essor, Marley et les Wailers s’en inspirèrent, en proposant un son plus mélodieux et serein que jamais. Kaya fut d’ailleurs relativement mal accueilli : les critiques se mirent à regretter l’époque engagée de Catch a Fire (1973).

Au milieu des années 1970, le football n’était pas un sport à la mode en Angleterre ; il demeurait largement celui de la classe ouvrière. C’était, pour Marley, une activité quasi-transcendantale qui venait juste après la musique, pratiquée partout où il le pouvait. « Marley ne pensait qu’au foot, racontera Al Anderson. C’était son jeu d’échecs à lui. » Un match fut même organisé à Battersea Park pour opposer l’équipe des Wailers à celle d’Island Records. « Ils étaient si bons qu’on avait l’impression d’affronter le Brésil, se souvient Trevier Wyatt, membre de l’équipe d’Island. Bob avait tous les talents. Une fois qu’il tenait le ballon, il n’y avait plus moyen de le lui reprendre ». John Knowles, alors commercial chez Island puis manager de Chris Réa, a un souvenir particulier : « Appuyé contre le poteau de but après avoir marqué, il fumait un joint ». La ganja était, sans surprise, consommée généreusement au sein du groupe.
L’amour de Marley pour le football allait bientôt avoir des conséquences fatales. Quelques temps auparavant, lors d’une partie à TrenchTown, il s’était blessé au gros orteil. Sa blessure s’était aggravée lors d’une partie ultérieure, et sans traitement – Marley était alors en conbcert dans le monde entier pour défendre Exodus – il fut diagnostiqué à son retour avec un cancer de la peau. Une tournée américaine fut annulée. Sans le savoir, Marley n’avait pas beaucoup plus de deux années avant que son cancer ne se généralise et qu’il trouve la mort.

Le plus beau chant

Huit mois après le diagnostic et alors qu’Exodus et Kaya avaient atteint le zénith de leur succès, en mars 1978, Marley rentra en Jamaïque. Il fut accueilli par des hordes de fans à l’aéroport. Le pays notoirement instable venait y trouver, davantage qu’une star mondiale – Marley était devenu le plus célèbre Jamaïcain de tous les temps – l’homme qui, espéraient t-ils, les sauverait. Il était peu à peu devenu l’ambassadeur d’une culture reggae valorisant la liberté d’entreprendre et véhiculant un espoir capable de faire oublier à la population la misère et le chômage qui étaient leur quotidien. The Harder They Come, le film tourné en 1972 avec Jimmy Cliff dans le rôle principal, donnait le sens social d’un système simple et implacable qui permettait dans les années 70 de continuer à vivre à Kingston : entreprendre une carrière dans la musique…ou comme trafiquant de drogue.
La guerre entre les deux partis politiques de l’île avait mené à une recrudescence de violence qui n’avait pas d’autre issue qu’un traité de paix. Toujours optimiste, Marley accepta à son retour l’idée d’une « concert de la paix » qui viendrait sceller cet acte et redonner foi aux habitants de l’île, sur laquelle étaient à présent braqués les yeux d’une bonne partie du monde. Il profita de son retour pour créer le label Tuff Gong et des studios dans sa maison de Hope Road.

Un confident de Marley, Neville Garrick, était alors au courant du prochain mouvement de l’artiste. « Il savait que lorsque il les aurait ferrés il pourrait leur donner Survival, qui a été le plus politique, pour manque d’un meilleur mot, et militant de ses albums. C’était le moment de délivrer un message ». L’idée de Marley était de réaliser, non pas un album, mais une trilogie engagée qui reprendrait tous les grands thèmes de sa carrière ; se donner les moyens d’être soi-même, garder foi en l’unité de tous les peuples de la terre, en dépit des différences et des conflits, célébrer la forte présence du dieu Jah et comprendre le mode de vie Rastafari (encore aujourd’hui largement obscur pour les occidentaux), rappeler l’existence d’une terre promise, en Afrique – Marley était inspiré en cela par le Noir Américain Marcus Garvey -, valoriser l’humanisme comme valeur transcendant la politique. Et surtout, raconter les évènements qui se déroulaient au moment même où il enregistrait sa musique. Il mit d’abord en boîte un single en compagnie du célèbre producteur Lee scratch Perry, Blackman Redemption/Rastaman Live Up !, avant d’envisager la sortie de l’album qui devait s’appeler Black Survival. Sous l’influence de Garrick, il en fut autrement; il craignait trop que les gens pensent qu’il s’agissait d’un album destiné au public Noir (?) et ils décidèrent de remplacer le mot « black » par un message visuel plus fort encore ; figurer sur la jaquette du disque les drapeaux de pays indépendants d’Afrique.

Contrairement à ses autres albums, Survival (dont le titre et l’un des morceaux, Ambush in the Night, peuvent être vus comme une allusion à la tentative d’assassinat dont Marley a été l’objet) n’avait pas d’accroche romantique, et la force militante de Marley s’y exprimait en plein tandis que l’économie Jamaïcaine était plus mauvaise que jamais. A ceux qui quittaient le pays pour échapper à leur condition, Marley répondit sur So Much Trouble in the World: « Vous pensez avoir trouvé la solution/mais ce n’est qu’une nouvelle illusion. » En même temps qu’il quittait l’île, le peuple Jamaïcain désertait sa culture et son identité – ces deux valeurs au centre de Survival. Chanson après chanson – Babylon System (« Nous refusons d’être ce que vous voulez que nous soyons ») Top Rankin (« Tout ce qu’ils veulent c’est que l’on continue à s’entre-tuer »), l’album prenait la forme d’une leçon d’histoire et prêchait l’unité et la force contre l’oppression. Même si le débat était spirituel plutôt que physique, Marley aurait fait à cette époque le leader d’une puissante guérilla. « Je ne suis pas un homme de guerre, mais si je dois prendre les armes, je les prendrai car je dois me défendre. »

Survival était le meilleur moyen de défense pour l’artiste qui s’était senti trahi jusque dans ses pensées – l’optimisme et la paix étant depuis toujours les valeurs dont la protection demandait le plus de témérité. L’album parut en octobre – son pan-Africanisme fut remarqué (la chanson Zimbabwe devint l’hymne des forces armées du pays Africain, et 1980 vit Marley donner un concert à l’occasion de la stabilisation de la situation dans le pays), il symbolisait l’importance qu’avait prises les questions politiques dans la vie de l’artiste, dont les lectures étaient allées de la Bible et de Marcus Garvey à Malcom X et Angela Davis.
Chris Bohn, de Melody Maker, décrivit l’album « emprunt d’une passion renforcée par une analyse raisonnée et le plus beau chant que j’ai entendu depuis longtemps ».
Survival fut ainsi accueilli comme un retour au combat. Comme le notera Lloyd Bradley dans un texte contant l’histoire de l’enregistrement d’Exodus, Marley « avait réussi avec pour seule arme la volonté inébranlable de se rendre utile, le sentiment de ce qui peut être accompli si on aborde les vrais problèmes avec logique et compassion, sans se soucier des manifestes politiques. » A l’heure de la célébrité, son art n’était en rien transfiguré, contrairement à ce qui avait été craint à la sortie de Kaya.

L’année 1979 vit la renommée de Marley à son apogée en Jamaïque. Il profita du festival Reggae Sunsplash pour remuer le couteau dans la plaie ; interpréter Ambush in the Night était clairement le moyen de dénoncer des agressions dont il avait été victime de la part des mêmes personnes qui le considéraient comme un héros. « All guns aiming at me… They opened fire on me… » A ce moment, les armes affluaient plus que jamais vers Kingston, les combats de rue redoublaient d’intensité et le gouvernement avait quasiment abandonné tout espoir d’instaurer la paix individuelle que prônait Bob Marley. 

Survival
 
Parution Octobre 1978
Label : Island Records
Genre : reggae
A écouter : Top Rankin, Zimbabwe, Babylon System, One Drop
 
8/10
Qualités : Communicatif, engagé, lucide


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jeudi 7 avril 2011

PJ Harvey - To Bring You My Love (1995)


Voir aussi la chronique de Let England Shake (2011)
Voir aussi la chronique de Black Hearted Love (2009)
  
Parution : 1995
Label : island Records
Genre : rock
A écouter : Teclo, To Bring You My Love, The Dancer, Meet ze Monsta

°°°
Qualités : rugueux, envoûtant, sensuel

Eté 1994. Après la dissolution de son groupe, avec lequel elle a enregistré les deux premiers albums sismiques qui ont cimenté sa réputation, PJ Harvey s’est remise à écrire. Inspirée par des références bibliques – Lazare – aussi bien que par les œuvres de Bret Easton EllisAmerican Psycho – et par les rêves troublés qu’elle fait dans les moments où elle se concède quelque répit, elle écrit dix nouvelles chansons.

Il serait facile d’étudier la carrière de Polly Harvey par le biais de la manière dont ses disques sont produits ; si les deux premiers étaient bruts et directs, sans aucune forme de traitement et sans overdubs, le son de To Bring You My Love sera couvé par Flood, qui a notamment travaille avec Nine Inch Nails ou Nick Cave, par John Parish évidemment, qui a toujours été associé aux disques de Polly, et par Mick Harvey, qui officie habituellement aux côté de Nick Cave au sein des Bad SeedsHarvey a beaucoup d’admiration pour les grandes stars de blues et du rock masculines, comme John Lee Hooker, Howlin’ Wolf, Hendrix ou Led Zeppelin, et c’est vers eux qu’elle se tourne pour ce qui concerne la base musicale de l’album. Le guitariste Joe Gore, les percussionnistes Jean-Marc Duty et Joe Dilworth apportent leur concours, ainsi qu’un quatuor de cordes sur trois titres. Polly joue tout au long du disque de l’orgue Hammond, même si elle n’apprendra véritablement le piano que plus de dix ans plus tard, pour White Chalk (2007). La magnitude est grande ; d’un ronronnement électrique à l’agressivité explosive des guitares. Deux titres acoustiques musicalement plus directs n’enlèvent pas l’idée que chaque titre a été travaillé dans sa texture, que chaque sonorité est méticuleusement étudiée pour reproduire une sensation, et simuler un vaudeville sinistre.

La production, beaucoup plus claire et propre que par le passé, permet aux différents éléments qui constituent les morceaux d’être lus comme un livre. C’est notamment le cas du chant de Polly, généralement mis en évidence (à l’exception de l’étouffé Working for the Man). C’est la teneur des textes, de ces histoires que Polly a écrites à la lumière d’une bougie, comme un vampire, qui sont cette fois clairement mises en évidence et font passer le message, et non plus les guitares dont le tranchant était auparavant appliqué contre nous dans une posture de défi. Sur le morceau-titre, la tension est déjà là, dans les premières secondes, dans la lenteur des notes ; mais les premiers mots de Polly subliment la musique, et la chanson opère soudain à un tout autre niveau. La chanteuse, dans son premier grand rôle théâtral, semble revenir de très loin. Sa voix caverneuse est ce qu’il y a de plus marquant sur cette impressionnante entrée en la matière. « I was born in the desert/I've been down for years/Jesus, come closer/I think my time is near.... I've lain with the devil/Cursed God above/Forsaken heaven/To bring you my love." (Je suis née dans le désert/J’ai été délaissée pendant des années/Jésus, viens plus près/Je pense que mon heure va venir… J’ai couché avec le Diable/maudit dieu par-dessus tout/Abandonné le paradis/pour t’apporter mon amour. »

L’intensité des mots de Harvey sous-tend une menace au départ difficile à cerner. Mais au fur et à mesure que le disque avance, la vérité se révèle dans sa belle et terrible vérité ; Polly est davantage le chasseur que la proie, plus complice que victime. To Bring You My Love est en cela bien différent de ses prédécesseurs ; l’insatisfaction du désir s’est transformée en une exploration insidieuse, où Polly dit ce que ça fait que d’être la femme qui attend, la femme qui se languit, et qui porte un enfant d’un père lâchement parti. Sa faiblesse supposée d’être abandonnée devient une force létale ; son amour exubérant appelle le sang de l’être aimé. Sa privation justifie une faim, son martyr (« How long must I suffer, dear God I've served my time," ) fait d’elle un quasi-sainte, un personnage magnétique, dont on ne peut détourner l’attention. "Bring me, lover/All your power.... In my dreaming/You'll be drowning.... You oughta hear my long snake moan." C’est de l’hypnotisme.  Et plus Harvey se mure, se cloisonne, s’enferme dans son amour comme dans une prison gothique ("I've prayed days, I've prayed nights, for the Lord to send me home some sign'), plus elle exalte de puissance. Avec une conviction qui est un tour de force, Harvey passe de la supplication à la menace en l’espace d’une chanson, et s’autorise même une extase sexuelle sur Meet ze Monsta. Teclo, et son refrain plein de luxure, "let me ride on his grace, for a while," est un sommet, mais toutes les chansons concourent comme des scènes à créer le climat d’une tragédie.

Avec le recul, Polly a reconsidéré sur sa posture à l’époque de To Bring You My Love. On lui dit qu’elle ne ressemblait pas à elle-même ; mais elle répond que c’était effectivement elle. « Tellement de maquillage que je ressemblais à un drag queen », reconnaît t-elle. « C’était la première fois que j’expérimentais avec un sens théâtral de la performance. Et comme tout, je tendais à le faire par les extrêmes. Et, aussi, les chansons de To Bring you My Love étaient souvent des histoires – moi jouant le rôle de différents personnages. Rampant dans le désert pendant quarante jours... C’était presque comme si ça devait être comme ça… C’est difficile de dire que c’était un personnage. Je ne le ressentais pas comme ça. Je voulais porter ça. C’était quelque chose dont j’aimais vraiment jouer. En fait c’était une extension de mon personnage. C’était Polly qui aimait faire ça. C’est moi. »

mardi 8 mars 2011

Pj Harvey - Let England Shake (2011)


Voir aussi la chronique de To Bring You My Love (1995)
Voir aussi la chronique de Black Hearted Love (2009) 


/Parution : février 2011
/Label : Island Records
/Genre : Rock alternatif
/A écouter : The Glorious land, The Words that Maketh Murder, Written on the Forehead

°°
//Qualités : soigné, engagé, audacieux


Le premier titre d’un disque de Polly Jean Harvey annonce toujours le contenu de l’album qu’il introduit. Le sentimental Oh My Lover sur Dry (1992) ; Rid of Me, sournoise complainte sur l’album sismique du même nom (1993), le blues théâtral de To Bring You My Love sur le sien (1995), le virage plus solitaire d’Angelene sur Is This Desire ? (1998), et cette ligne fabuleuse : « My name is Angelene/The prettiest mess you’ve ever seen ». L’aliéné Big Exit en ouverture de Stories From the City, Stories From the Sea. Sur celui-ci, qui lui a valu le Mercury Prize en 2000, Polly n’était plus elle-même, mais une personnalité extravertie à la nouvelle et excitante vie New Yorkaise, et aussi, comme en témoignent des apparitions à la télévision, la grossière imitation d’une star du show-business. L’expérience ne durera pas, avant qu’elle ne se sente en décalage. Thom Yorke (Radiohead), qui participe au disque, chantait sur Ok Computer (1997) : « For a minute there, i lost myself… » Bientôt, les titres de Stories From the City, Stories From the Sea ne seront plus joués en concert. L’album va conduire P.J. Harvey à une crise de créativité, et Uh Uh Her, en 2004, sera une belle façon d’en découdre. Listant par écrit les choses à faire ou à ne plus faire en studio (laquelle liste est reproduite dans le livret de l’album), Uh Uh Her, va être son disque le plus difficile. Au milieu, une minute de chant de mouettes ; la manière pour Harvey de signifier qu’elle ne sait plus vraiment comment continuer. Elle joue les prolongations sans pouvoir empêcher le sarcasme de gagner jusque dans les paroles de ses nouvelles chansons.
The Devil, sur White Chalk (2008), comme les introductions précédentes,  servait d’ambassadeur pour annoncer que Pj Harvey allait encore nous surprendre. Sur The Devil, en Harvey dévoilait sa « vraie » voix pour de bon, plus du tout intimidante mais au contraire presque chétive. La conviction demeurait pourtant intacte, et la concision faisait de Silence ou de Dear Darkness de petits joyaux encore enveloppés d’un charme où la flamme de la sauvagerie d’antan brillait tel un attachant souvenir. Puis il y a eu l’expérience remarquable A Woman a Man Walked By (2009), disque sur lequel Harvey a développé sa réflexion sur les différentes manières d’interpréter une chanson en fonction de la teneur de ses textes.
Aérien, éthéré, curieux, avec sa mélodie de xylophone, Let England Shake sonne à nos oreilles comme l’avaient fait tous ces premiers titres en leurs temps ; nouveau.
Disque à plusieurs dimensions, particulièrement pensé et écrit en amont, il faudra prêter au neuvième disque de Harvey huit ou dix écoutes avant de pleinement l’apprécier, mais il vous liera alors d’une manière nouvelle à la chanteuse et au monde citoyen dont elle se fait porte-parole. « Je me considère comme quelqu’un qui ne cesse de transmettre de l’espoir. Je veux dire, qu’est-ce qu’on aurait si on lâchait ça ? » Let England Shake véhicule ce sentiment crucial de manière plus directe que le faisaient tous les autres disques de Harvey, plutôt attachés à la sphère intime, et, jusqu’à l’extrême, à son corps. Ce corps servait de limite et de terrain d’expérimentation, prêtant à redéfinir la notion de pudeur. Elle se veut maintenant impersonnelle, universelle, plus fidèle aux racines et aux valeurs qu’elle ressent être les siennes. 
“Ce disque voyage à travers de nombreux pays, c’est ce que je voulais. Je recherchais la sensation d’avancer au travers de différentes époques, différents lieux, différents pays – que ce soit un voyage, qui n’aille nulle part en particulier. Bien que la route soit le son ; c’est un son très particulier qui est là tout au long du disque dans la façon dont sont racontées les histoires. » Ainsi, Let England Shake a beau, ostensiblement, évoquer la relation duale de la chanteuse avec son pays (« I live and die through England »), il explore des confins sonores qui ne s’arrêtent pas aux frontières, et raconte des batailles bien éloignées du giron familial de l’anglaise. Cela pour répondre à un besoin de partager ses sentiments dans un sublime échange de consciences. « Je voulais que les chansons soient suffisamment ouvertes pour que des gens d’autres pays puissent s’y retrouver. J’essayais de trouver les mots à chanter, d’un point de vue très humain, car c’est quelque chose que nous avons tous en commun. Nous avons tous cette relation d’amour et de haine vis-à-vis de la nation au sein de laquelle nous sommes nés. »
« J’ai toujours été inspirée par l’actualité, mais je ne me sentais pas posséder les mots justes pour tourner de telles choses en chansons et le faire bien.» Elle s’est lancée en misant plus que jamais sur la qualité de son écriture. « Parce que c’est seulement aujourd’hui que je maîtrise suffisamment la langue. Ca prend un long, long moment de trouver l’équilibre quand vous manipulez des sujets aussi lourds, qui disent vraiment quelque chose. J’ai 41 ans, j’ai écrit des chansons toute ma vie. Je travaille mon écriture chaque jour. J’étudie, je lis des livres, j’essaie et je m’améliore. Et je suis arrivée à un point ou j’ai suffisamment de confiance, et je pense que je peux commencer à utiliser ce genre de langage. Je ne l’envisageais pas jusque là. Et je ne voulais pas mal le faire. » Elle a longtemps étudié la grande histoire pour donner corps à Let England Shake. The Colour of the Earth évoque par exemple un épisode de la première guerre mondiale pendant lequel les deux camps tentèrent de prendre Istambul. All and Everyone partage des visions du D-Day. On Battleship Hill est une référence directe à la bataille de Chunuk Bair en 1915. Le disque met ainsi en relation des conflits symboliques et le présent, la seule façon, bien connue des historiens, de parvenir à comprendre et donc à influer sur le cours des choses actuelles. Mais ce qui intéresse Harvey, iconoclaste notoire, se sont moins les choses que les gens – elle a bien compris que seul l’amour de notre prochain peut nous rendre libre. 
Les personnages y sont diffus, déjà prêts à disparaître ; ce Bobby, sur le morceau-titre - dont la mélodie est inspirée du titre Istambul (Not Constantinople) par Jimmy Kennedy et Nat Simon -, apparaît au détour d’un vers comme un damné, portant les mots qui vont suivre à un autre niveau de désolation. Il y a toujours des vies humaines en jeu derrière les tableaux de conflits et leur résolution. Les échantillons et les chœurs apportent une autre dimension à l’ensemble. Pj Harvey n’a jamais utilisé de tels chœurs masculins (dus à ses compagnons de toujours John Parish et Mick Harvey) de manière aussi proéminente ; ils prennent des allures d’incantation inquiétante sur The Words That Maketh Murder, entrent dans un jeu de question/réponse ascendant sur The Glorious Land : “What is the glorious fruit of our land? / Its fruit is deformed children!”. Dans ces moments précieux, ce retour à la terre et à l’individu, une situation d’urgence est créée. The Glorious Land est fabuleux car c’est l’instant où le message de Pj Harvey se généralise, et interroge notre volonté de ne plus se laisser aliéner. Les chansons n’appartiennent plus tant à la chanteuse qu’à tout le monde. Des extraits d’un titre de Said El Kurdi (England)Written on the Forehead) ou Winston Niney Holness ( garantissent que Let England Shake, si vous en doutiez, est différent de tout ce que vous avez entendu de Polly Harvey jusqu’à aujourd’hui.
Le fond et la forme trouvent sur le disque une harmonie rare. Polly s’adresse à nos âmes de citoyens, prenant délibérément une voix neutre. Elle a créé des chants destinés à être repris sur tous les terrains, par les corps meurtris après le combat, par tous ceux qui se reconnaissent dans son engagement pour la liberté. Sur d’anciennes terres luxuriantes labourées par la guerre, sur tous les champs de ruines que laisse notre époque, ici et maintenant, à l’heure où elle prononce ces mots. « J’avais besoin de trouver un moyen de raconter, de bien le faire. […] La personne qui racontait les histoires devait avoir la bonne voix […] Ca a pris un assez long moment pour trouver comment chanter ces chansons. […] J’ai d’abord écrit les paroles… Pendant environ deux ans, je n’ai fait qu’écrire les paroles. » C’était un travail de rigueur et de patience, afin de formuler les messages  les plus concrets et actuels de manière presque intemporelle. « C’était très important d’équilibrer la balance. Je savais que je ne voulais pas que ça devienne dogmatique ou prétentieux, et je voulais les laisser [les textes] grand ouverts à l’interprétation. J’ai commencé par chanter ces textes pendant un long moment, jusqu’à ce que la mélodie se révèle d’elle-même. Je savais que je voulais un son assez entraînant […] Pendant longtemps j’ai seulement chanté à cappella ». Une façon de procéder qui donne une grande liberté de ton au disque, sur On Battleship Hill ou England surtout. Souvent, la pureté et la féminité de la voix crée une harmonie étrange avec la musique qui l’accompagne, ce qui insuffle une vie et un relief plus vrais que nature au résultat. Donner l’impression d’une disharmonie pour créer une œuvre plus forte est une habitude d’Harvey. Sa musique est empirique et globale.

« J’ai pensé à la musique militaire, et la musique folk traditionnelle, quand elle vise à inciter les jeunes hommes à aller à la guerre. […] Mais ici c’est légèrement différent : je voulais inciter les gens à s’exprimer.» Si Let England Shake est radieux comme une pucelle récitant des chants populaires sur les décombres d’une civilisation, il est inévitablement sombre. Sans hystérie, Harvey emploie les mots qui décrivent au plus près les visions propres aux guerres, où le maelstrom des corps mutilés donne un aperçu de l’Apocalypse et où la raison se fait fragile. Elle est comme la narratrice d’un genre de Barry Lindon, proposant plusieurs visages, de la fierté au désarroi. Le message est insistant, Harvey  laisse transparaître l’une de ses qualités innées, cette aptitude à utiliser l’obsession comme levier de la narration.
Au fond d’elle, une colère tenace. Quant un journaliste de Mojo Magazine lui demandait ce qui avait changé, elle répondait : «Evidemment, de vieillir. Et de devenir de plus en plus en colère face à ce qui se passe dans le monde : se sentir si impuissante, comme si la voix m’était confisquée – nous était confisquée. Aucun gouvernement n’écoute ce que les gens disent. Et il y a cet hideux laisser-aller autour de nous, et la façon dont tout est devenu motivé par l’argent, au point où tout se dissout ; tout ce qui a une qualité et un sens. » Et il y a Harold Pinter, ce provocateur censuré, dont Polly Harvey a marqué une page : « On les a réduits en purée de merde/Il la bouffent… On leur a explosé les boules en débris de poussière… On l’a fait/Maintenant je veux que tu viennes et me baises la bouche ». Harvey est pourtant passée outre la provocation sauvage de ses premiers disques ; même si elle nous avait déjà à ses côtés, séduits par sa volonté contagieuse, nous partageons encore plus naturellement ses convictions de citoyenne.
Comme Let England Shake est une œuvre un peu particulière, Pj Harvey se comportera en conséquence à sa sortie. « J’ai joué ma partie. Je ne ressens pas le besoin d’expliquer mes intentions derrière quoi que ce soit”. Les chansons doivent battre de leurs propres ailes. Cela, elle le fait encore ressentir dans les concerts qui lui permettent de défendre le disque. Une heure et demie durant, l’allumeuse notoire des foules (en combinaison rose si l’on revient en 1995), coiffée et vêtue comme la reine d’un empire en perdition, restera détachée de son audience, ne commençant à s’exprimer qu’au moment du rappel - qui lui permet de choisir des titres symboliques de ce qu’elle cherche à exprimer plus particulièrement aujourd’hui. Silence, Meet ze Monsta… Quant aux nouvelles chansons, elle considère à raison qu’elles parlent d’elles-mêmes ; le silence qui les accompagne est palpable comme l’élégance des poètes anglais. Comme pour eux, c’est la force d’évocation de ses racines celtes qui triomphera au final ; après maints égarements délicieux, Pj Harvey est rentrée vivre chez elle, dans le Dorset ; et Let England Shake a pris corps à quelques pas de son domicile, dans une charmante église.

mercredi 5 mai 2010

Deus - The Ideal Crash


Le groupe belge Deus a trouvé avec Pocket Revolution (2005) sa vitesse de croisière.  Amené par Tom Barman, l’objectif avoué du groupe était, depuis un moment déjà, de s’exporter à l’étranger. Et ça n’était pas évident, même si la qualité, avec Deus, était là dès Worst Case Scenario, en 1993. Une intro canon et des morceaux expressionnistes qui leur vaudra d’êtres rangés dans la catégorie des groupes arty. « En Angleterre, si un groupe rock raconte qu’il a visité un musée, il est considéré comme arty », se moque Barman dans une interview donnée en mars 1999. Et c’est vrai que s’ils comptaient conquérir le monde anglo-saxon, Deus étaient bien loin de la complaisance qui peut caractériser la « brit-pop », même s’il y a toujours eu de la pop dans leur son. In a Bar, Under The Sea (1995) résultait de leur collaboration avec le musicien américain Eric Drew Feldman, illuminé qui avait été claviériste et bassiste chez Captain Beefheart au début des années 80. Etant donné le chaos qui est supposé avoir régné dans le stuidio au moment d’In a Bar…, le résultat fut inespéré et la presse salua unanimement. Plein de sonorités originales et plutôt long (une heure) il démontrait un groupe non seulement inspiré mais aussi prolifique, voire ambitieux. Particulièrement bien vendu en Belgique, ce disque leur permit aussi de gagner une stature internationale.

Après cela, un groupe soudé aurait peut être cédé à la pression et fait n’importe quoi. Mais dans le cas de Deus, deux membres fondateurs s’en vont après In a Bar, Under The Sea. Malchance ou simple occasion de se renouveller, il a fallu trouver « d’autres moteurs pour la machine Deus ». Barman se réfugie en Andalousie, et écrit ce qui va devenir The Ideal Crash alors qu’il est tourmenté par des problèmes personnels. S’adjoignant le producteur Dave Bothrill qui officie pour Peter Gabriel au sein de son label Real World, Deus a une occasion en or pour être soudain estampillé world music tout en développant sa parure pop de manière à faire verdir n’importe quel nom de la scène anglaise de jalousie. Il va y avoir un twist cependant ; le disque est enregistré à Ronda, un petit village espagnol, sur un huit pistes…

The Ideal Crash prouve avant tout les qualités de Barman comme songwriter ; même si l’on peut trouver des antécédents dans les deux premiers albums du groupe belge, c’est ici une constante ; One Advice, Space, Instant Street ou The Magic Hour sont des morceaux de pop étirée mais royale et profondément marquante. Mais ce disque est aussi celui qui le premier issu d’un véritable groupe, enfin soudé. « On a fait quand même aujourd’ hui 160 concerts ensemble. Il est donc normal que cet album soit plus cohérent et accessible », explique t-il en 1999, au moment de la parution du disque. En effet, les arrangements sont plus simples qu’avant (et après), l’écriture est décomplexée et tout semble s’écouler naturellement.

Instant Street est la pièce maîtresse du disque. Selon Barman, elle symbolise son impossibilité à voir Deus depuis l’extérieur ; sa nécessité d’avoir toujours un point de vue interne. Elle démarre de manière très légère, avant que la décadence qui fait la marque du groupe depuis ses origines (Worst Case Scenario était déjà particulièrement excentrique mais spectaculauire et passionnant) se greffe au détour d’une mélodie qui ne se dégage qu’après quatre minutes de pop-song parfaite, et enfle peu à peu pour devenir sauvage tout en évitant la cacophonie. Très bien construit, le titre concentre toutes les qualités qui font la musique de Deus, et qui la font culminer à ce point précis. Les différentes pièces sont souvent charpentées autour d’une montée en puissance irrésistible, et alternent une série de motifs mélodiques , en gardant la tête haute et une élégance propre.

Chaque morceau compte et mérite des écoutes répétées, jusqu’à cette Dream Sequence qui rappelle que le chaos peut ressurgir et le groupe redevenir grimaçant à la fin. Put the Freaks up Front est rageuse et téméraire – un larsen en guise d’ouverture -, effrayante avant que le refrain ne balaie toutes les appréhensions. C’est le côté cracheur de feu de Barman qui s’en échappe, son ressentiment (il venait de terminer une relation de sept ans). Mais le groupe, recentré autour de Barman et du guitariste écossais Craig Ward, excelle aussi, chose rare, sur les morceaux plus calmes et dépouillés (on ne peut pas vraiment parler de ballades, la musique de Deus s’affranchit de ce genre de considérations) comme Magdalena ou Sister Dew, progressifs comme le reste du disque. One Advice, Space est un titre inclassable basé sur des accords de guitare glissant dans l’abîme, embelli de clavier parfaitement dosé. L’ambiance de type lounge y est importante. Everybody’s Weird emprunte une voie un peu similaire dans l’esprit, mais avec d’autres moyens ; c’est peut-être le seul titre qui n’ait pas été composé à la guitare sèche – instrument que Barman revendique comme étant son favori. On peut ajouter le surréaliste Let’s See who Goes Down First, à l’ambiance plus noire, et basé sur un échantillon enregistré par le groupe. Très peu d’électronique, même si l’on peut retrouver un peu de la poésie et des textures qui parcourent le travail des groupes issus du label 4AD.

Les ambiances, soulignées de cordes, de claviers et de cors, sont très importantes, et elle amènent à ce qui fait de The Ideal Crash un très grand disque ; sa constance. Bénéficiant d’un soin de chaque instant, il donne l’impression d’un véritable voyage, où l’on se laisse aller à des mouvances sans défaut. Le choix initial de ne pas utiliser de gros moyens se retrouve, au final, dans sa légèreté particulière. Le morceau titre est encore une preuve de l’incroyable bon goût de production qui parcourt le disque. Ainsi, c’est parfois riche, mais toujours plein d’espaces, de souffles. Le farniente espagnol dont Barman n’a pas manqué d’évoquer l’influence sur le résultat des séances d’enregistrement, on le retrouve dans un certain flottement, un sentiment délicieux qui apporte sa touche finale au chef-d’œuvre de Deus.


  • Parution : 1999

  • Label : Island

  • Production : Dave Bothrill, Deus

  • Genre : Folk-Rock surréaliste

  • A écouter : Instant Street, One Advice, Space, The Magic Hour



  • Appréciation : Monumental

  • Note : 8.25/10

  • Qualités : soigné, surréaliste

samedi 9 janvier 2010

{archive} Nick Drake - Five Leaves Left

On a énormément écrit sur ce disque, Five Leaves Left, depuis sa sortie en 1969. Et on a quasiment réinventé Nick Drake, au fil du temps comme le gardien d’arcanes insondables, le troubadour ambigu et mutique. Pourtant, au temps de ce disque, il est encore chaleureux, et sa musique, qu’il joue volontiers à quelques camarades, est agréable à écouter. Elle n’a pas l’empreinte du désespoir de ses travaux plus tardifs. Elle n’a pas cette intimité maladive – Nick Drake fut captivé avant Pink Moon (1972) par l’invention du casque audio, qui instaurait un nouveau rapport entre l’artiste et l’auditeur, plus intime justement.

Son titre fait référence aux feuilles de cigarette au fond de leur sachet, une denrée très prisée du jeune Drake, grand fumeur. On le décrivait parfois la veste maculée de cendres et les doigts tâchés de nicotine. Les feuilles de l’automne viennent aussi à l’esprit, bien sur. Dans les yeux du garçon, sur la pochette du « disque vert » de Drake, se reflète tout un univers pastoral, un éden qui lui seul peut décrypter, et on se dit qu’on aurait bien passé davantage de temps en sa compagnie. Cinq ans plus tard, Drake fait une overdose aux antidépresseurs. Né en 1948, Il a alors vingt-six ans et laisse en héritage à ceux qui veulent bien lui laisser le temps de déployer ses ailes dans leur esprit, l’héritage d’une réalité embellie, sublimement métamorphosée. Encore aujourd’hui, il incarne à lui seul un archétype de troubadour à l’art inachevé, volatile un poète incomplet mais dont tout le talent – lyrique et talent de conteur – est là, prématurément.

Les morceaux de ce disque ont été composés, comme beaucoup d’autres qu’il n’a pas produits – mais ont néanmoins disponibles sur des compilations – alors que le jeune Drake allait encore à l’école, ou lorsqu’il passait ses vacances en France, à Aix en Provence… Ses amis avaient alors bien conscience de son talent. Ils se demandaient quand est-ce qu’il allait enregistrer un disque. On imagine que Drake est resté évasif jusqu'à ce qu’il trouve les bonnes personnes – Joe Boyd… Le résultat du disque, lorsqu’il est parut, a finalement déçu ceux qui avaient l’habitude de se trouver dans la même pièce que lui, et de l’écouter… Ils le trouvaient trop produit. On comprend ce qu'il voulaient dire, et pourtant, impossible d'y voir la moindre imperfection.

Cet album est extraordinaire dans cette manière qu’il a ralentir le temps, de renverser les pôles, provoquant immédiatement l’émotion à chaque fois. Ce ne sont pas des clichés, mais bien des histoires que raconte DrakeThree Hours, c’est la durée du trajet de son village en marge de Birmingham à Londres. Londres qui l’a évidemment attiré à un moment ou Drake envisageait probablement de faire de la musique sa carrière professionnelle. Je n’ai pas le souvenir d’autre chose qui l’ait intéressé, quelque autre métier qu’il ait pu faire, lui qui pourtant était si timide sur scène qu’il offrait une vision étrange - assis, il ne cessait de regarder ses chaussures en jouant, et disait juste merci, d’une voix chevrotante, en sortant. A la fois charismatique et discret, Drake devient très vite imprévisible. Ses amis même le perdent de vue. Ses parents n’ont plus de ses nouvelles.

Three Hours, et aussi Fruit Tree, sont des moments délicieux, introduits par quelques arpèges de guitare qui paraissaient apporter une nouvelle dimension au songwriting, ou au moins à la conforter. Day is Done et Way to Blue sont d’autres sommets d’intensité et d’émotion, plus ramassés. Et pourtant la brise d’un monde clair comme une simple contemplation et confus comme peut l’être un seul sentiment dans l’idée de Drake, continue de souffler et d’agiter les branches d’un arbre particulièrement valeureux.

L’album n’a eu presque aucun succès. Les Stones et les Beatles, rouleaux compresseurs de la beauté des poètes – on imagine que Paul Verlaine et Charles Baudelaire ou William Blake avaient eux aussi leurs propres Stones et leurs Beatles – mais ils s’en moquaient. Nick Drake ne s’en moquait pas, et après trois albums, et notamment Pink Moon, enregistré sans overdub et sans concessions en deux sessions de deux heures, il va laisser tomber. Aujourd’hui, tout musicien de folk aillant quelque prétention à partager connaît la belle déclaration de Drake, qui alliait déjà la sagesse des plus grands invocateurs à un pouvoir mélancolique jamais atteint par la suite.

  • Parution : 1969
  • Label : Island Records
  • Producteur : Robert Kirby
  • A écouter : River Man, Way to Blue, Cello Song
  
  • Appréciation : Monumental
  • Note : 8.75/10
  • Qualités : poignant, lyrique, attachant

vendredi 17 juillet 2009

PJ Harvey et John Parish - Black Hearted Love (2009)


Voir aussi la chronique de Let England Shake (2011)


Black Hearted Love est un morceau extraordinaire. Il ouvre le dernier Polly Jean Harvey, A Woman A Man Walked By. Co-écrit avec John Parish, adepte so british d’expérimentation anti-radio évoquant Nick Cave (qui ne sera jamais mainstream, bien qu’indispensable), l’album oscille entre morceaux éthérés, rock déséquilibré et punk déjanté : Pigs Will Not. Un peu rude à l’écoute, on préfèrera To Bring You My Love (qui a comme point comme avec A woman... l’utilisation du morceau titre comme première et meilleure piste du disque). Dans les deux cas, la chanteuse comparée à Patti Smith est bien entourée (Le producteur Flood, présent depuis To Bring You My Love (1995)...), et si le résultat est un peu inégal, des alchimies comme Black Hearted Love justifient haut la main la continuation d’un étonnant travail de duo (John Parish avait déjà prêté son talent sur Dance Hall at Louse Point, en 1996).

Que ceux qui ne sont pas encore tombés amoureux de Polly écoutent donc ce morceau ; rugueux, sensuel, sombre, charnel, comme ce que l’anglaise nous a habitués à écouter, elle qui est l’une des grandes voix des 90’s. Le refrain est irrésistible, la tension palpable. Les thèmes de prédilection de Harvey, rage, honte, intimité, reviennent encore hanter ses lignes, qu’elles a pourtant voulues sur cet album bien différentes de ce qu’elle a pu faire auparavant, renouvelées. 

Pour la suite, le single contient deux morceaux inédits chantés par Parish (Within a Month et False Fire) et diablement punk, mais dans le bon sens du terme (il n’y a qu’a voir la photo pour comprendre) : toujours loin du mauvais goût. Ainsi le texte chanté au vocodeur sur la deuxième piste est de Shakespeare…

Parution : avril 2009
Label : Island Records
Genre : rock  Qualités : sensuel, rugueux, intense

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