Comme un Viking
Après avoir mesuré tout ce que ses influences – les drag queens et quelques réalisateurs de cinéma - pourraient lui apporter Antony Hegarty va commencer à écrire, diriger et produire des scénettes musicales ; d’abord Sylvie and Meg, inspirée par le cinéma de John Waters, puis Cripple and The Starfish, qui raconte, sur arrière-plan de fin du monde et de futur lointain, la douleur des deux dernières créatures, mi-humaines mi-robots, dont le cœur ne fonctionne plus normalement, ce qui les rend interdépendants.
Cela donnera, sur le premier album d’Antony and the Johnsons, la chanson du même nom. Celle-ci, l’une des meilleures du groupe à ce jour, a fait couler beaucoup d’encre ; on ne s’est pas privé de donner son ressenti à l’écoute, d’en explorer les thèmes. Une phrase dit : « C’est vrai que j’ai toujours voulu l’amour plein de souffrance… Je suis très, très heureux alors viens, viens et fais-moi mal »… « C’est comme d’avoir ses doigts coupés et les voir repousser de nouveau, comme une étoile de mer (starfish). C’est en vouloir encore », lira t-on. C’est une ode aux sentiments qui se mélangent, trouvent leur apogée dans la confusion, et dont l’intensité atteint le masochisme – la douleur comme point de non-retour. Hegarty était déjà volontaire et animé, apparaissant dans les clubs pour chanter Cripple and the Starfish il sera brave et solitaire.
Le disque, signé d’abord sur un label indépendant, Durtro, avant d’être réédité par Secretly Canadian quelques années plus tard (pendant ce laps de temps, il passera complètement inaperçu) est excellent, et c’est heureux car c’est le premier véritable pas de Hegarty avec son nouveau profil de musicien indé. Il n’a plus l’aspect visuel, les extravagances frontales et la dramaturgie née de la seule vision de sa silhouette sur scène pour le soutenir, mais parvient sans peine à susciter les images dans la tête de l’auditeur, et même une esthétique toute entière, qu’il va peaufiner lentement ensuite – la pochette bleue, représentant un Hegarty androgyne, est déjà très originale et marquante. Cet album éponyme permet Hegarty d’adopter quelques conventions, et surprend par son classicisme ; ce sont des chansons qu’il porte académiquement de sa voix, accompagné par une première mouture de Johnsons – formation mal définie, en mouvement, dissimulée derrière son improbable figure de proue. Cette présentation plutôt sage a eu le mérite de faire découvrir Hegarty à un nouveau public – quoique que son public tout entier ce soit virtuellement créé à ce moment -, qu’il soit amateur de soul, de crooners ou de rock alternatif.
Ce n’est pas vraiment la forme, mais le fond – les textes – qui est iconoclaste. Le troisième titre s’appelle « Hitler in my Heart », mais rien de néo-nazi dissimulé là dedans. Il y a aussi « Rapture », « Atrocities ». Toujours une manière de nouer les extrêmes et les opposés. Une chanson d’Hegarty semble l’art d’en faire un nœud. De velours bleu peut-être. Par la suite, même alors que la musique prendra des formes abstraites, on pourra avoir l’impression que la force brute et parfois naïve des textes se resserre autour d’elle.
Le premier effort d’Antony and the Johnsons est remarquable par sa cohérence et sa constance. On aurait pu croire que ses premiers efforts musicaux allaient relever de l’essai, mis en réalité il a déjà fait ses essais auparavant, sur scène, auprès de son public. Ce disque est le fruit d’un premier aboutissement, et garde une place toute particulière dans la discographie de l’artiste. Cette impression se confirme quand on sait que sept ans le séparent de son successeur. Un grand écart qui aurait tendance, de notre point de vue, à s’opérer au désavantage de ce premier jet. Ce serait une erreur.
Le 11 septembre 2001 survient un drame qui va, selon Antony, encore une fois transformer l’état de la création New Yorkaise. Emettre des hypothèses et échafauder des histoires quand au monde demain permet au chanteur de faire preuve d’une grande lucidité. Elle va lui faire tirer rapidement des conclusions sur l’impact de ces actes de terrorisme sur la scène artistique de New-York et de tout le pays. Hegarty est persuadé que ce drame est le signe d’un renouveau, qu’à sa suite les artistes vont tenter des choses qu’ils n’avaient pas osé auparavant. Pour lui-même, c’est comme s’il comprenait que la qualité de sa musique était liée, comme celle d’autres artistes, à la prise de conscience de la vulnérabilité de l’Amérique après les attentats. « Ca a réveillé tout le monde de nouveau. Et après le temps qu’il a fallu pour surmonter ça, ça a vraiment paru possible de faire venir de la nouveauté».
La personnalité d’Antony est aujourd’hui excessivement difficile à définir. C’est parce qu’il est un être complexe, sans doute, qu’il a pu à ce point retenir l’attention de Lou Reed, lui-même suffisamment changeant et obtus pour être mis de côté par certains et encensé par d’autres – lui, le bourreau des cœurs, l’ami qui tourne au traître, le mauvais parleur. Il n’a que rarement fait des compliments à d’autres musiciens que lui-même. Lorsqu’il dit à propos d’Antony « Quand j’ai entendu pour la première fois Cripple and Starfish, j’ai su que j’étais en présence d’un ange » on est obligé d’admettre que Reed est enfin disposé à apprécier. Du même coup, il a permis à Hegarty de participer sur son projet The Raven (2003), puis l’a invité plusieurs fois en tournée – contribution documentée par Animal Serenade (2004) et Berlin at St Ann Warehouse (2008). Laurie Anderson, sa compagne chanteuse elle aussi, dira de son côté d’Antony : « c’est comme de voir un viking ! » Quoi que cela veuille dire, Hegarty laisse manifestement éclater la surprise d’une artiste pourtant habituée à l’extravagance.
Le rapprochement avec Lou Reed est évident. Pour New York, et si l’on considère que l’univers perpétué par les Drag Queens s’inscrit dans la continuité de celui qui se développa trente auparavant autour de la factory d’Andy Warhol. Andy Warhol produisit le Velvet Underground, groupe emblématique auquel prit part Lou Reed.
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