Nina Simone et Scott Walker
Les voix falsetto font souvent leur effet dans le petit monde de la musique populaire. Ces derniers temps, il y a eu bien sûr l’extravagant vocaliste du groupe anglais Wild Beasts (Two Dancers, 2009) qui se sert de sa voix d’une manière un peu provocante mais en même temps profondément lyrique. Cependant, il s’agit dans le cas des Wild Beasts de pop – comme Prince, etc. – tandis qu’Antony évoque plutôt un performer soul, un peu hors du temps. Son timbre a été qualifié de « bêlement séraphin ».
« J’avais cette voix quand j’étais à la fac, mais personne n’en pensait grand-chose alors. Je l’ai développée en imitant des chanteurs que j’admirais – Alison Moyet, Boy George, plus tard Nina Simone. Je ne l’ai pas estimée jusqu'à ce que je la perde un moment il y a dix ans. Quand je l’ai recouvrée j’ai réalisé combien l’expérience du chant était importante pour que je sois heureux et bien dans mon corps. » Son chant, dont les notes sont soutenues dans un souffle, évoque les gospels de l’Amérique noire, les chœurs des hommes libérés de la superstition, ceux que la foi rend heureux. C’est la tradition de ces hommes qui ont besoin de se sentir vivre pour espérer obtenir, en retour de leurs efforts spirituels et physiques un état de grâce. Qui ne considèrent rien comme acquis, mais réitèrent tous les jours cet appel. Pour davantage de sagesse, de connaissance, pour mieux maîtriser, enfin, leurs sentiments profonds qui sont comme le reflet de ce qu’ils cherchent à acquérir de plus volatile. Le temps ne passe pas de la même façon pour eux ; ils paraîtront toujours jeunes, mais auront l’esprit des vieilles personnes. Des pensées exaltés et la conviction que tout les déséquilibres, les peines peuvent trouver à s’équilibrer de nouveau, choses qu’elles sont, matières connectées les unes avec les autres. Persuadés de sixièmes sens, de la supériorité de l’animalité sur la conscience, de l’existence de fluides terrestres qui ont le même comportement physiologique que le sang dans le corps de l’homme. Capables de projeter un mantra particulièrement puissant. Avant d’être un songwriter, Antony est un styliste vocal.
Servir et honorer
« J’ai mis environ six heures à trouver mon chez-moi après être arrivé à New York. Je n’ai eu qu’à aller au Pyramid Club (un club gay légendaire et un espace artistique), j’ai vu tous ces gens et j’ai pensé, c’est l’endroit que j’ai attendu de voir toute ma vie. » Hegarty ne quittera plus New-York.
Avec un collectif de travestis connus sous le nom de Blacklips, il se produit dans des tableaux surréalistes, animant bars, night-clubs et galeries d’art. L’époque des comics est bel et bien terminée – il n’y a plus de barrière entre lui, les autres artistes et le public. Il a l’impression d’être devenu partie intégrante du subconscient de la ville nocturne. « Blacklips était le test de Rorshach de la psyché de la ville ; nous nous dressions sur les tombes de toutes ces reines qui étaient mortes ». « A ce moment c’était une frontière culturelle, où les gens essayaient de nouvelles façons de vivre aussi bien que de faire de l’art. » Au Pyramid club : «des drogués sans dents et des mutants transgenres – tous ces gens créatifs incroyables». « La zone était en infection parce qu’elle n’était pas policée ». Ce lieu est aujourd’hui un centre commercial.
Dans ce contexte, Hegarty se recréa une famille, exhumant des artistes morts du sida comme Divine ou Klaus Nomi, qui chantait des arias pour soprano avec une voix de falsetto, habillé d’un costume science-fictionnesque.
Qui a eu l’occasion de voir un spectacle de ces artistes à l’énergie souvent débordante sait que le beau le dispute souvent à l’étrange. Bizarre et fascinant pour les yeux, surprenant pour les oreilles ; ces hommes, en s’habillant en femmes dans l’idée d’une caricature ou d’une forme d’hommage, créent un nouveau genre de confrontation avec leur public. Certains d’entre eux, parmi lesquels justement Klaus Nomi ou Divine, deviennent populaires, et tandis qu’ils gagnent de nouvelles sources d’attention, leur message et leur spectacle va faire en sorte d’embrasser de nouveaux thèmes, de nouveau problèmes.
Le parcours de Divine est exemplaire, qui fut « le plus demandé des chanteurs disco du monde », avant de devenir un acteur profondément respecté – notamment avec le réalisateur John Waters, en est le meilleur exemple. Le New York Times le salua en ces termes : « Un des artistes les plus authentiquement radicaux et essentiels du siècle… qui était un symbole audacieux de la quête de l’homme pour la liberté. » Comme le danseur Kazuo Ohno sur la pochette plus tardive de The Crying Light, ceux-là semblent lutter pour la survie d’une seule étincelle de folie dans la monotonie d’une journée à New York. Une forme de provocation sans violence.
Mais les femmes ne sont pas en reste, comme par exemple la pianiste, harpiste, accordéoniste Baby Dee, un ange noir obsédé par Shirley Temple qui sort aujourd’hui des disques sur le label Drag City (Bill Callahan, Joanna Newsom). Il ne faut pas négliger qu’outre les idées véhiculées et les différentes manières de se donner en spectacle, Hegarty va être attiré, au moment de lancer son propre groupe, par la possibilité d’utiliser une large palette de sonorités. Il n’est alors pas étonnant que des artistes capables de jouer à la perfection de plusieurs instruments retiennent son attention. « Je me suis vraiment imprégné de ces sources. Leurs personnages avaient tellement d’allure pour moi et j’ai ce que j’ai découvert à leur sujet m’a aidé à me découvrir moi-même. Mais c’était posthume, et en 2003 tout a changé pour toujours. Il y a eu cette nouvelle vague de gamins, la génération de Nico Muhli (arrangeur pour Björk, Bonnie « Prince » Billy ou Grizzly Bear entre autres), qui ne pensaient pas la culture urbaine de la même façon ghettoïsée et n’avaient pas conscience que ce à quoi ils appartenaient était alternatif et underground. Ils portaient leur lieu de vie comme un vêtement trop large. Nico travaille pour Philip Glass et pour l’opéra Metroplotitan. » « Pour être honnête, au début des années 80, Marc Almond a fait quelques apparitions et Boy George aussi, mais dans cette période d’avant internet, vous aviez à travailler beaucoup plus dur pour survivre dans l’underground ».
Cette culture urbaine « ghettoïsée » est peut-être le moyen que trouve Hegarty pour accepter son homosexualité. « Je ne savais pas ce qui arrivait. Je pensais que l’homosexualité était dégoûtante, bien que je sache que j’étais un homo. Je n’ai pas triomphé de ces problèmes intérieurs jusque très longtemps après ». Et de fait il semblait évident que le problème du SIDA, cette pulsion de mort qui animait les milieux confidentiels de création, ait un appel particulier pour le jeune chanteur. Toutes ces icônes, Boy George, Divine et les autres sont sans surprise devenus des points de repère pour la culture gay.
Hegarty se sent aujourd’hui en fracture avec des jeunes qui ont tout juste dix ans de moins que lui. A la fin des années 1980, New York avait encore une âme profondément particulière qu’elle a peut-être perdue aujourd’hui.
La ville était alors pleine de création, ce qui se passait dans certains clubs dépassait l’imagination. C’était un monde où la création, la véritable originalité triomphait de la simple volonté de choquer, bien que la provocation ait été un moteur de l’invention – la transgression était toujours capable de susciter les idées les plus neuves. « Cet univers était en train de mourir quand je suis arrivé à New York. Je suis arrivé pour le coup de grâce », se souvint t-il. « Je pense que j’étais probablement la dernière génération pour laquelle bouger à New York était significatif. Les enfants sont tous branchés maintenant, ils ont inconscients d’idées à propos d’un ghetto urbain, un sanctuaire ou un endroit pour se tenir informé. Il n’y a plus cette pression qu’il y avait il y a dix ou quinze ans à trouver un endroit protégé. » « Internet a rendu cette scène virtuelle, et la ville est en quelque sorte obsolète », dit t-il aujourd’hui. « Si tu organises des évènements radicaux aujourd’hui, tu vas le faire de façon à ne pas être repéré. » Malgré ses réticences à détailler les collectifs plein de tempérament qu’il a fréquentés et le contenu réel de leurs représentations, on peut deviner qu’il y a derrière l’idée même de transgenre celle d’abolir la guerre de compétition entre hommes et femmes. Cela a des répercussions à tous les niveaux de la société, jusqu’aux plus hautes sphères politiques. « Et regarde notre nouveau président. Bien sûr c’est un homme, mais regarde avec qui il s’est marié aussi. Michelle était une avocate expérimentée quand ils se sont rencontrés, et il a dû la supplier pour obtenir un rendez-vous. Tout ce qu’il fait s’est servir et honorer la féminité. Le gens disent que c’est la fin de la politique à la testostérone, toutes ces conneries fanfaronnes par Bush et Cheney, mais peuvent t-il célébrer l’émergence des œstrogènes ? Toute la famille d’Obama est féminine – souviens-toi combien il aimait sa grand-mère, il a deux sœurs… » Comme si agir en transgenre c’était, justement, « servir et honorer la féminité ». Cependant, Antony est bien obligé d’admettre qu’il vit aujourd’hui hors des caves qui ont abrité les expériences qui l’ont nourri. Il semble davantage réceptif aux grandes idées, et, pourquoi pas, prêt à participer à un débat, sinon politique, au moins social.
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