Sur Pieces, l’irlandais Conor O’Brien chante : « I’ve been in pieces/In the corner of a room/In an endless afternoon.” On pense immédiatement à Daniel Johnson, le poète américain de la six cordes et du crayon de couleur, resté enfant quand tout le monde a grandi, quand tout le monde est devenu utile. En attente d’une idée, Johnson reste assis sur sa chaise sans penser à rien en particulier. Les après-midis peuvent alors effectivement être très longues. Mais ce qu’il sait le mieux faire, c’est ce lancer, au piano, au chant ou au dessin, sans savoir où ça va le mener ; tout devient alors de l’art. S’il doit créer, il le fait toujours seul. « Je suis terrifié par les groupes, je fais tout tout seul », remarque de son côté O’Brien. Même si lui et son projet solo Villagers sont bien plus équilibrés que Johnson, on ne peut s’empêcher de voir dans cette une nouvelle fabrication artisanale, fragile, et dont la crédibilité est souvent sur la corde raide. L’arme de O’Brien ? Une beauté et une évidence lyriques à toute épreuve. Il remet les choses à plat, apporte une fraîcheur, chante comme s’il s’était soudain trouvé au point auquel il fallait que ça sorte. « Mes chansons sont autant une surprise pour moi que pour n’importe qui d’autre » « C’est inutile d’écrire des chansons si vous ne ressentez rien en dehors de vous qui ait pris le contrôle ». Les chanson accompagne un changement. « S’il elle a un thème, c’est le changement – physique, émotionnel et spirituel. Grandir, gagner et perdre des amis… les gens peuvent devenir amers, et c’est ma façon de m’assurer que je ne le deviens pas ! »
Il y a de-ci de-là des phrases magnifiques, et on s’aperçoit rapidement que O’Brien écrit de bonnes chansons, de celles qui sont susceptibles d’éveiller l’attention et de susciter notre intérêt au-delà de l’écrin musical qui les enveloppe. Il est souvent question d’amitié, d’amour (« My love is selfish/And i bet that yours is too »), de possession, et de recherche de vérités (« What is this peculiar word called truth ? ») mais encore une fois les métaphores ont ce lustre nouveau, et font, rien que de ce point de vue, de Becoming a Jackal un très bon premier disque. Ship of Promises, The Meaning of The Ritual… ce sont des émerveillements plus que de simples tranches de sentiment. « J’ai l’impression qu’une fois que vous êtes un peu plus vieux, une fois que vous êtes au milieu de la vingtaine, ce n’est pas vieux mais différent que d’avoir 19 ans. C’est cinq années importantes. Ca vous fait réaliser que ce n’est qu’un autre morceau du reste de votre vie. Vous ne devriez pas le prendre trop sérieusement. Quoi qui sorte, que ça sorte. Si ça sort, vous allez avec ça, plutôt que de retenir les choses parce que vous pensez que ça pourrait être une erreur ». Les thèmes sont ainsi abordés la furtivité d’un état transitionnel, même si une chanson comme I Saw The Dead paraît plutôt définitive. Il y a des chansons qui semblent retenir l’auditeur, lui couper le souffle, et d’autres qui le laissent aller à une certaine plénitude.
Pieces est le point de non-retour de l’album, l’avant-dernier morceau. (Encore) une ballade splendide, peut-être l’un des morceaux que l’on aimera le plus rapidement. On pense à Arcade Fire, Parce que les orchestrations on ici la même teinte. Ailleurs, la musique est plus baroque, se rapproche parfois de Owen Pallett – sur un morceau comme Home notamment. Comme ce dernier, O’Brien arrange à merveille, utilise les cordes de pianos, de guitares, de violons et violoncelles en intelligence et en osmose. Pieces s’envole de plus en haut, jusqu’à ce qu’O’brien se mette à hurler au loup avec une conviction, un dévouement jamais atteint sur disque. Et l’orchestre amené de sa seule main se termine en cacophonie primale. Sa voix est entre celle de l’autre Conor (Oberst), et il est évident que ces deux-là, drôle de coïncidence, ont beaucoup en commun. Le même sens de la liberté, la même conscience de ce qu’un disque réussi està la fois spontané et construit, soigné.
En live, Villagers devient un quintet. « Les concerts sont une des choses les plus excitantes pour moi, tant que la musique se transforme. De nouvelles lignes sont prises en compte et certaines choses sont délaissées. Mais j’ai toujours préféré l’écriture solitaire. La nuit, quand personne ne vous contacte. Vous éteignez votre cerveau, et vous allez dans des endroits ou vous n’iriez pas autrement. » Jusqu’à ce hurlement de loup qui est une formidable déclaration de vie artistique, Becoming a Jackal est un album nocturne plutôt que crépusculaire. Les limites n’y sont pas claires, mais la sensibilité constante ; avec l’humeur comme guide - et plus on s’y plonge, plus il semble qu’il y ait de possibilités, de connections, de choses à partager, d’inspiration ; c’est, pour les musiciens que nous sommes, nous autres amateurs de musique avant tout, une aubaine.
- Parution : mai 2010
- Label : Domino
- Genre : Folk, Orchestral
- Producteur : Conor O’Brien
- A écouter : Ship of Promises, The Meaning of the Ritual, Set the Tigers Free
- Note : 7.25/10
- Qualités : self-made, lyrique, soigné
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