Parution : mars 2012
Label : RVNG
Genre : Avant-Pop, Expérimental
A écouter : Marienbad, In the Same Room, Moni Mon Amie
°
Qualités : soigné, pénétrant, audacieux
« Have you been here before ? » « Es-tu déjà venu(e) ici ?" semble questionner le deuxième album de Julia Holter en l'espace de six mois. Son aspect cyclique, ses textures sous forme de boucles, la réapparition d'un morceau déjà présent auparavant, Goddess Eyes, comme un travail de l’inconscient, dans deux nouvelles versions différentes, laisse deviner une œuvre en circuit fermé, la reproduction d'un monde propre à la californienne – paradoxalement, sans être un monde intime. Ekstasis semble pétri de concepts désincarnés, propres à l'égarement ; la traduction littérale d''ekstasis' (depuis le grec ancien) est 'être à l'extérieur de soi-même'. Ce n'est donc pas un travail sur soi par l'artiste mais sur une chose évanescente qui ne se trouve peut-être nulle part ailleurs. De plus, l'album existe dans un temps incertain.
Avec comme leçon première le fameux adage comme quoi le passé n'existe plus et le futur, pas encore, Julia Holter façonne un monde à l'écart de celui, linéaire, dans lequel le calendrier de parution de cet album a un sens. Ekstasis est un album sensuel. Un journaliste poétisait sur ses contours, suggérant que le temps n'existe que hors des confins de notre enveloppe de peau, dans les contours incertains de l'autre ; cet autre est tour à tour radiance suave ou nuit opaque, avec nuances de lumière qui se déclinent à l'infini. Défaut, Ekstasis est au moins visuel. « J'aime reproduire l'emphase d'un seul instant, commente Holter. 'Très souvent, je vais être inspirée par un film ou une image. Vous savez combien ces images GIF ont un mouvement d'une seconde qui se répète sans arrêt ? Je vais repérer un instant que je veux capturer encore et encore, dans une chanson, pour en tirer toutes les émotions. » Ekstasis est un laboratoire, sans être trop cérébral : tout au plus laisse t-il une impression de claustrophobie assumée.
Ekstasis est un ensemble autonome, pour une artiste résolument entrée dans une boucle de création détachée de tout. Parmi les phases de la constitution de Julia Holter, on sait qu'elle apprit le piano classique à partir de huit ans, puis découvrit le Court and Spark (1974) de Joni Mitchell et Le Live-Evil (1971) de Miles Davis, qui opérèrent comme déclencheur. Holter comprit que beaucoup de combinaisons sonores étaient possibles, et qu'elles permettaient de provoquer ce sentiment où l'esprit semble quitter le corps, cette euphorie. Avec Tragedy et Ekstasis enregistrés côte à côte, Holter s'est fait totalement confiance pour délivrer sans arrière-pensée ses envies, privilégiant l'intuition. Holter explique aillant pris les décisions « l'oreille ouverte : ce qui semblait le mieux sonner sur le moment. » Les synthétiseurs prédominent, soulignés d'instruments classiques (violon, marimba, saxophone), tandis que sa voix, très présente, apparaît parfois en plusieurs plages simultanées qui s'entrecroisent. Si la compositrice est à l'aise avec les sonorités réparatrices, les résolutions heureuses (Moni Mon Amie), les morceaux vastes et profonds (Boy in the Moon), Ekstasis n’opère pas simplement comme une vague musicale dans laquelle on se laisserait berçer ; il produit de petits instants, fait éclore la grâce de compositions parfois austères, une clé mélodique au terme d'une dépression. L'auditeur ne s'abandonne jamais en vain, il est toujours récompensé.
Ekstasis est parcouru d'empreintes artistiques et émotionnelles tangibles ; on peut y entendre la modernité de Julianna Barwick, pour le travail sur les voix chorales, la pop d'avant-garde de Laurie Anderson, et on peut se demander dans quelle mesure accompagner la mystérieuse Linda Perhacs pour son retour sur scène a également influencé la pensée musicale de Holter. En terme d'ambition, elle n'est pas loin de la harpiste chanteuse Joanna Newsom. « J'entends beaucoup de musique paresseuse – des gens dans leur chambre qui se contentent de chanter dans un micro. » est le genre d'analyse que Newsom pourrait avoir faite. Holter a travaillé dur pour parvenir à ce labyrinthe 'Borgesien', avec le morceau-titre en guise de minotaure à la fin. Cela inclut une maîtrise musicale hors du commun, avec l'apparition de tonalités orientales sur Our Sorrows, par exemple. Comme Ys (2006), disque de Newsom, l'album de Holter récuse toute catégorisation, laissant l'audace le décrire le mieux, et prêtant son flanc aux accusations de prétention.
"Es-tu déjà venu ici ? » C'est ce que demande, dans le film d'Alain Resnais, L'année dernière à Marienbad, un homme déclare à une femme qu'il est sûr d'avoir déjà vue, avant de se faire étrangement humilier par le mari de celle-ci. Les conversations et les événements se répètent à plusieurs endroits du château où se passe l'histoire, nous laissant en attente d'un dénouement. Marienbad, c'est le nom du premier extrait, complexe mais séduisant, qui fut tiré d'Ekstasis pour l'introduire. Les 'conversations' de l'album ne doivent pas être inutilement interprétées ; comme Tragedy, c'est une œuvre absorbante qui gagne à rester divertissement.
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