Une marionnette
En 2007, Townsend avait presque décidé d’arrêter la musique. Dans les abîmes d’une lassitude, d’une indécision provoquées par les substances et les revers des expériences passées, son avenir en temps qu’artiste lui paraissait incertain. Ce n’est qu’au moment de l’enregistrement de Ki et de Addicted, en 2009, qu’il donnera en interview des réflexions sur son travail passé. En forme de héros, de champion éternel dans un roman de fantasy anglaise (je pense au Elric de Michael Moorcock), il chassera les regrets pour s’atteler avec une ironie nouvelle à son destin professionnel. « Et j’ai soudainement réalisé que ce que je fais pour gagner ma vie est précisément ce en quoi je suis doué. C’est l’éclate d’être capable de créer de la musique, il y a beaucoup de gens qui adoreraient faire ce que je fais, qui adoreraient être en train de vous parler en ce moment plutôt que de travailler dans un centre commercial. » « je ne regrette rien de ce que j’ai fait, y compris les choses stupides. J’ai fait des trucs incroyablement stupides, mais les regretter n’est qu’un gaspillage d’énergie car ça ne change rien au fait qu’il faut les assumer. On doit payer chaque décision qu’on prend.” Sa vie avait changé dramatiquement depuis l’arrêt de sa consommation de drogues. La naissance de son fils Reyner en 2006 a aussi été un cap important : « aujourd’hui que j’ai un fils ça ne me rend pas service d’avoir peur des choses». «J’ai solvé tous ces moments émotionnels qui servaient de catalysateur pour [Strappping Young Lad]. Et je ne veux pas être ce type toute ma vie. Ce que j’ai à offrir, musicalement, mec – je veux faire des symphonies, je veux faire de la musique pop, je veux faire de la musique d’avant-garde, je veux faire de la musique incroyablement apocalyptique et brutale, je veux faire de l’humour. » L’hostilité gratuite de Strapping Young Lad lui paraissait maintenant bien loin… Mais avant Ki, il y eut d’abord Ziltoïd en 2007, l’album-concept délirant qui marqua le tournant de sa carrière, depuis le freak vers le nerd plus serein.
« Je me suis promis d’arrêter la musique pour, au moins, les six mois à venir et de dormir jusqu’à plus soif. Et c’est ce que j’ai fait : une fois rentré à Vancouver, je me suis écroulé sur mon canapé et je n’ai pas bougé pendant trois mois. Mais très rapidement, je me suis ennuyé. Pour m’amuser, je me suis donc mis à faire une marionette, chose que je voulais faire depuis l’âge de douze ans, quand j’étais allé voir le film Dark Crystal de Franck Oz au cinéma. Tout naturellement quelques morceaux ont alors commencé à germer dans mon esprit pour accompagner le tout. Et ces quelques morceaux se sont transformés en album. Et l’album en concept. Et, en deux temps trois mouvements, je me suis retrouvé exactement là où je ne voulais plus être…» Ziltoïd the Omniscient, disque que Townsend a réalisé entièrement seul – aidé seulement sur le plan rythmique par la boîte a rythmes surpuissante confectionnée par Thomas Haake de Meshuggah – est son Avatar à lui. David Cameron reconnaissant avoir imaginé ses aliens élancés et bleus alors qu’il était agé d’une douzaine d’années, pour aller contre l’idée de petits hommes verts. Un raisonnement primitif qui n’aurait jamais dû donner le film le plus cher de l’histoire du cinéma. L’album de Townsend mérite mieux, même s’il est régulièrement sous-estimé et considéré comme une trop grosse blague au sein de sa discographie cernée de grandeurs et de décadences thérapeutiques. Pour le reste – la découverte du scénario derrière ce fameux concept est laissée à la discrétion du lecteur, hormis put être le fait que le personnage principal, la fameuse marionnette (l’ironie poussant Townsend à la faire aussi chauve et moche qu’il s’imagine être lui-même), est un extraterrestre de la planète Ziltoïdia qui menace de faire sauter la terre si on ne lui donne pas une tasse du meilleur café. Soit une oeuvre d’un tout autre niveau que celui auquel opéraient les disques du Devin Townsend Band.
Le musicien est parvenu à transformer l’initiative honteuse de fabriquer une marionnette à partir d’une chaussette, de deux balles de ping-pong et d’un peu de paille en album haletant, mélodique et parfaitement construit. Ziltoïd en révélait beaucoup sur la personnalité de Townsend, autant, sinon davantage, qu’aucun de ses disques précédents. L’album évoque dans sa trame un autre projet du musicien, Punky Brüster, et le disque paru sous ce patronyme en 1996, Cooked on Phonics. L’histoire d’un groupe de death-metal de série Z du nom de Cryptic Coronor qui décidait soudainement de changer de style musical pour surfer sur la vague punk-rock d’alors. «Punky Bruster était une réaction à ce qui se passait alors et, d’une certaine façon le constat est le même avec Ziltoïd. Comme lui, je ne suis qu’une marionnette à la merci du bon vouloir de ce business qui essaye de me faire faire les pires grimaces. Moi, tout ce que j’ai envie de faire, c’est de partager ma musique avec des gens comme moi. » Le disque révèle un autre aspect, le plus récurrent sans doute, de la personnalité de Townsend : c’est un authentique nerd. Comme d’autres passent leur temps à éplucher les catalogues de jeux vidéo, ou a retaper des voitures de collection, lui dépense sans compter pour la musique, se passionne plus que tout à créer de nouvelles chansons dans le confort de son propre studio, le Devlab, dans la région de Vancouver.
Arrêter la drogue a virtuellement décuplé son temps de travail effectif, ce qui explique qu’il ait d’abord créé et fait paraître Ziltoïd the Omniscient quelques mois seulement après avoir mis fin à ses deux gros projets de la décennie précédente, Strapping Young Lad et le Devin Townsend Band. Comme l’illustrent certaines vidéos filmées au Devlab, Townsend enregistre inlassablement, crée, mixe et produit le plus gros du travail sur place.
Son talent a convaincu la marque de matériel Peavey d’en faire leur champion et de lui fabriquer les différentes guitares de réclament ses divers projets. La marque semble avoir décidé de jouer le jeu, expérimentant avec lui dans quelque direction qu’il décide d’aller. Son éclectisme est ainsi prometteur, donnant l’idée de tout ce qui reste au musicien à accomplir. Son disque de reprises idéal serait composé de : « l’album White Noise par Cop Shoot Cop, Knocking On Your Back Door de Deep Purple, What’s New Pussycat de Tom Jones, Hold On de Tom Waits, The Mountain Song de Jane’s Addiction, Morning Glory d’un groupe indé pas très connu appelé Grotus, Chiquitita d’ABBA, Victim Of Changes de Judas Priest… »
Universe In a Ball
Tout ce que fait Townsend, créativement parlant, maintenant qu’il va sur sa quarantième année, tente d’abord de façon plus consciencieuse de jeter une lumière sur ses goûts en tant qu’auditeur et musicien, et sur son parcours personnel. Et quelle autre façon de mieux faire perçer la lumière extérieure que de pousser son chant à des niveaux de maîtrise jamais atteints auparavant ? Sa nouvelle tétralogie, Ki, Addicted, Deconstruction et Ghost, le montrent tous dans des registres très différents ; Townsend recherche une harmonie nouvelle et chante mieux que jamais. Au rênes d’une formation toujours différente, il est devenu un improbable maître de cérémonie. Explore plus profondément que jamais sa relation avec la musique. « Je me demande c qu’il y a dans ce type de sons, qu’est-ce qui m’attire dans ce genre de déclarations ? Y-a-t-il vraiment un élément de sabotage dans ma personnalité qui requiert que je me batte sans cesse avec moi-même ? Ou est-ce seulement l’amour de la puissance musicale, ou autre chose de différent ? » Quant à ce désir de se battre avec lui-même, Townsend a une parade, une échappée ; prendre de la distance. Ki et Addicted s’éloignaient nettement de ce à quoi le musicien nous avait habitués. Le délire y rodait parfois, mais il s’agissait de deux disques plutôt détachés – l’un dans un registre tantôt doux tantôt aventureux en se refusant toujours de devenir furieux, l’autre dans une manière pop-métal qui profitait de la participation de Anneke Van Giersbergen, chanteuse danoise de The Gathering, sans manquer des refrains épiques chers à Townsend.
Avec Deconstruction, Townsend s’approchera, détendu et plus joueur que jamais là où il aurait pu être circonspect, des mécanismes qui avaient donné sa musique passée. « C’est un disque très important pour moi car il souligne pourquoi j’aime le heavy metal et pourquoi Strapping Young Lad a existé. Mais il le fait avec un sens de responsabilité envers la réalité de mon monde aujourd’hui, à l’opposé du nihilisme [de Strapping Young Lad] » Et, bien sûr, il y a cette philosophie du Ying et du Yang qui a affleuré comme une réponse aux menaces endormies dans les circonvolutions de sa double personnalité. « Sans le positif, le négatif n’existe pas. Vraiment, pour pouvoir faire quelque chose d’aussi extrême que Ghost, je me devais faire quelque chose d’aussi extrême que Deconstruction pour le contrebalancer. » Surpenant, Ghost laisse entrer, plus que jamais, le monde extérieur dans l’œuvre de Townsend ; comme si, de son long voyage au bord du monde, il était enfin revenu, serein, des sons doux et enveloppants plein la tête.
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