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jeudi 2 décembre 2010

Titus Andronicus (2)


L’homme pressé

 « C’est un concept album, mais qui ne relate pas du tout la guerre civile. Tout grand disque, dans mon esprit – ca ne veut pas dire que celui-là en soit un ! – mais ils ont tous une unité d’action, parce qu’un disque devrait être plus qu’une simple collection de singles. Les meilleurs albums, je trouve, sont ceux que vous gagnez à écouter dans l’ensemble plutôt qu’à travers n’importe quel titre qui surgira aléatoirement. C’était un paramètre esthétique dont j’ai fait le choix. »
Un choix qui, au moment où le disque a du faire son chemin et séduire un public américain ou non, est devenu déterminant. Ceux qui n’avaient rien de personnel contre Titus Andronicus semblent s’être organisés en deux camps ; d’un côté ceux qui ont écouté le disque attentivement de bout en bout et ont été impressionnés par The Monitor à tous points de vue. De l’autre, ceux qui ont jeté une oreille au premier titre, A More Perfect Union, un morceau qui constitue à lui seul une odyssée peu en regard avec les formats habituels – sept minutes. Ceux-là ont beaucoup aimé ce titre, et ils ont bien senti que la suite était du même acabit, mais ils n’ont pas eu le courage d’aller plus loin – reconnaissant qu’ils y reviendraient peut-être plus tard. Résultat : A More Perfect Union, faisant office de single, reste quasiment le seul titre du disque qui ait une existence sur internet – et encore, dans une version amputée.
The Monitor semble être arrivé trop tôt dans l’histoire de Titus Andronicus. Il est d’une ambition folle pour un second album – ce qui signifie qu’il demande un effort à la réception -, et personne ne connaît suffisamment le groupe pour crier au génie sans la méfiance qui accompagne naturellement tout disque immédiatement encensé par la critique à sa sortie. On ne peut pas dire « Ah, tiens, c’est le nouveau disque de Titus Andronicus, et ils ont fait encore plus fort que la dernière fois » mais plutôt « C’est quoi ce groupe qu’on veut me faire acheter ? » Dommage, car le disque – rempli d’une poignée d’autres pièces aussi époustouflantes que l’est A More Perfect Union, dont deux incroyables titres de neuf minutes mis dos à dos - était fait pour intéresser tout le monde.
Sans compter sur son charme particulier. Stikles, artiste plein d’idées, a fait d’autres choix que l’on ne peut pas aussi facilement qualifier de paramètres esthétiques. The Monitor est traversé de bout en bout – et c’est un flot continu dont il est difficile, une fois immergé de détacher l’oreille - de sa propre version de l’extravagance. Tout dans ce disque suinte l’indulgence égoïste et se moque bien que ce que quiconque peut penser de ce qui s’y produit. Et pourtant, au fur et à mesure que l’on entend Stikles articuler ses histoires de déroute guerrière au bord du coma éthylique, on se rend compte qu’il le fait d’une manière qui rend les choses inspirantes. Tout commence délicieusement bas, dans un abyme de dépravation où même Abraham Lincoln est bien obligé de reconnaître qu’il est « l’homme le plus misérable du monde » (au cours d’une de ces reconstitutions dont le disque est truffé).
En fait, tout avait probablement commencé dans The Airing of Grievances (2008), l’album précédent. Déjà comparé en termes d’ambition et de souffle à Funeral (2004), d’Arcade Fire, ou à In the Aeroplane Over The Sea (1998), de Neutral Milk Hotel – le disque favori de Stikles. « Même si ça peut s’avérer stérile, nous étions à la poursuite de In The Aeroplane Over the Sea tout au long de l’enregistrement, en termes de consistance, cohérence et arc narratif, sans parler de la qualité viscérale du disque et la façon dont il est plein de morceaux inoubliables qui n’ont pas de refrains répétés. » A côté de tels modèles, Titus Andronicus est capable de faire preuve d’une écriture nerveuse, provocante et surtout pleine de souffle, qui, au bout du compte, crée le sentiment d’une rébellion massive à laquelle l’auditeur peut participer. Et la confrontation virtuelle de celui-ci avec les textes à la première personne devient un vrai régal. On finit par en arriver au point où, à peine se sent t-on sollicité que l’on s’empresse de reprendre en chœur les refrains du septet qui devient notre bande, notre gang. « You Will Always be a Loser » est répété comme si c’était quelque chose qui méritait d’être célébré.
Stikles, dans la tourmente, reprend toujours pied, sans jamais cesser d’être instable. Il y a toujours cette impression que, plus il est perdant, et plus l’auditeur est gagnant. Ces cris cyniques et tendus provoquent une urgence bienvenue, une paranoïa qui révèle une inclinaison pour le dramatique. A ce régime, Stikles se situe parfaitement à mi-chemin entre trop de désenchantement pour se contenter de son existence de type de la classe moyenne et trop d’insouciance pour être nihiliste.
On ne se lasse jamais de pointer de ridicule de nombreuses guerres de l’histoire de l’humanité. On ne se réjouit jamais plus que d’entendre le leader d’un groupe qui a tout pour dominer l’indie rock prendre la position du perdant, bien conscient que, l’art de faire la guerre, c’est l’art de perdre.
“Est-ce que quelqu’un gagne vraiment quand nous sommes les uns contre les autres ?” Questionne Stikles. Mais ce sentiment de menace constante a des contreparties que la sagesse d’un survivant quotidien de l’inhumanité dans la guerre sociale d’aujourd’hui sait reconnaître. « Trop souvent, on a besoin d’un adversaire pour se donner une compréhension de nous-mêmes. », dit t-il. « S’il disparaissait, ou s’il commençait à faire tout ce qu’on croit cool qu’il fasse, qu’est-ce qui resterait ? ».  Une relation donnant-donnant qui résume sûrement The Monitor : la recherche urgente, effrénée, d’ennemis qui s’avèrent, heureusement, omniprésents. C’est le joyeusement scandé en chœur « The Ennemy is Everywhere ». Et, que l’on se rassure, l’ennemi est éternel : « Its still us against them… »

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