DE CHICKEN SKIN MUSIC À MAMBO SINUENDO (2003), son premier album pour le label Nonesuch, Ry Cooder n’a changé que subtilement. Cependant, alors qu’il avait signé pour la période la plus fructueuse de sa carrière d’auteur de chansons, il bénéficiait depuis quelques années d’un respect public plus profond. Son expérience avec le Buena Vista Social Club avait marqué les esprits. Cooder y était apparu comme celui qui avait rassemblé les doyens légendaires de la scène cubaine – le chanteur Ibrahim Ferrer, le compositeur nonagénaire Compay Segundo, le pianiste Ruben Gonzalez, le guitariste et chanteur Eliades Ochoa et d’autres – pour une sorte de baroud d’honneur, ressuscitant la tradition musicale de l’île. Aux évidentes limitations physiques de ses camarades, tous pour le moins octogénaires, Cooder avait ajouté un autre défi : enregistrer sur un équipement qui n’avait pas été modifié depuis les années 50. L’album, glorieux à tous égards, fut commenté par Cooder dans le livret de 48 pages qui racontait l’aventure. « La musique est une chasse au trésor. Vous creusez, creusez et parfois vous trouvez quelque chose ». Plus de huit millions de gens, en achetant l’album, avaient décidé de jouer le jeu. Toute l’histoire unique de ce disque fut filmée et racontée par le réalisateur d’origine Allemande Wim Wenders. Il renvoyait en quelque sorte le boomerang à Cooder, car celui-ci avait, de façon tout aussi inoubliable, participé à l’un de ses plus grands films, Paris Texas (1985).
La bande originale hantée a été maintes fois copiée depuis, car elle a participé à redéfinir les standards de la musique de film. « C’est un film très inhabituel. Rien n’est même dit dans les premières 20 minutes. Je pouvais m’y identifier car je comprenais le rythme, la quiétude et la tonalité qu’il y avait. Wenders voulait du sentiment. » L’œuvre de Cooder s’ouvrait plus ostensiblement sur le thème de l’interpénétration ; Paris Texas, c’était les grands espaces laissés par l’imaginaire américain, réinventables par quiconque. Wim Wenders, un ‘étranger’ avait démontré que l’on pouvait avoir une lecture extérieure et pourtant très émouvante de cet imaginaire ; il semblait inviter chacun à ré-imaginer de nouvelles frontières, avec le Texas comme épicentre fantastique et poétique.
TRAVAILLER AVEC COMPAY SEGUNDO, Eliades Ochoa, Ibrahim Ferrer et les autres fit beaucoup pour rendre Ry Cooder un guitariste encore meilleur, comme le temps passé avec Gabby Pahinui. « Il avait la personnalité et l’expressivité les plus remarquables, ce que je recherchais ; comment vous utilisez cet instrument basique pour être émotionnel, pour être humaniste ? » Cette recherche de l’humain traverse l’œuvre de Cooder, à mesure que les mélodies forment des morceaux, que les morceaux donnent des albums qui sont largement argumentés, expliqués, racontés. Cooder n’a appris la guitare que parce qu’il n’y avait pas de piano à la maison ; sa passion pour la musique classique, pour laquelle il aura toujours une préférence, se trahit ainsi lorsqu’il parle d’expressivité, de personnalité comme lorsqu’on évoque les concertistes. Les adjectifs d’émotionnel et d’humaniste seront eux bien plus facilement projetés sur telle symphonie de grand compositeur. Cependant, du point de vue de Cooder, toute musique, dès lors qu’il a pu l’expérimenter, peut transformer dramatiquement sa vie.
Des souvenirs bénis de son enfance, il retient la fois où il entendit de la guitare et de la world music, simultanément et pour la première fois : « C’était Vicente Gomez, un précurseur qui venait surement d’Espagne, ayant appris au conservatoire. Musique fantastique. Je me souviens d’avoir été ébahi : ‘Qui joue ça ? Qu’est ce que ça signifie ?’ » Les talents de musicien donnaient déjà à Cooder une personnalité percutante dans les années 70. Mais sa volonté de contact, sa passion pour les souvenirs collectifs, son envie de raconter des histoires l’a fait évoluer, il a donné à l’émotion un sens plus général. Il avait donc échappé au piano et à une carrière de compositeur de musique de films, ayant remarqué à quel point ce genre de musique était devenu un simple outil marketing dans des films de plus en plus calibrés. Il n’était donc pas tel son compatriote Randy Newman, mais bien l’unique Ry Cooder. Un passeur de musique du monde, un lion de la six-cordes toujours entouré de quelques demi-dieux vieillissants pour se lancer des disques-aventures.
UN BON DISQUE DE RY COODER SE DISTINGUE toujours par le fait qu’une poignée des musiciens crédités décèdent à un âge honorable dans les années qui suivent l’enregistrement. C’est une façon de définir Chavez Ravine, l’un de ses meilleurs albums, à la fois facile d’accès et particulièrement intelligent. Premier volet d’une trilogie, c’est le disque qui, après Mambo Sinuendo (une collaboration instrumentale avec Manuel Galban du Buena Vista Social Club) a suggéré que pour Cooder et Nonesuch Records beaucoup d’excellentes choses étaient à venir. A l’origine, l’album fut commandé pour servir de bande originale à un documentaire sur la communauté de Chavez Ravine, ce quartier de Los Angeles dont les occupants latinos ont été chassés pour laisser la place à la construction d’un stade de baseball dans les années 1950. Cooder prit le thème tellement à cœur que, non content d’écrire et d’interpéter15 chansons en compagnie d’une équipe de musiciens de première division, il va étayer chaque élément d’un petit texte.
Et rédiger une introduction particulièrement révélatrice. Encore les souvenirs, qui servent d’outil de justice et d’opinion. « J’aimais circuler à travers Los Angeles quand j’étais enfant. En allant à l’Est on se projetait dans l’avenir ; l’est était sans aucun doute dans le passé. Vous pouviez prendre un bus à l’est, là où nous vivions à Santa Monica, pour environ quinze miles, et arriver dans le LA Downtown – un monde cinquante ans en arrière, peut-être plus. Vous pouviez prendre le petit train pour grimper Bunker Hill vers un monde miniature encore plus lointain dans le temps, fait d’étranges maisons Victoriennes, d’arbres anciens et de personnes âgées qui ne parlaient pas toujours anglais. C’était ce que je préférais. Mais je n’ai jamais été à Chavez Ravine. J’en ai entendu parler au début des années 50 : les évictions, le bas de fer à la mairie, le Pachuco Square, le Red Square, et la grasse poignée de main pour céder l’endroit au club de baseball des Dodgers. Occasionnellement il y avait une photo dans le journal d’une famille Mexicaine pauvre regardant un bulldozer démolir leur maison tandis qu’ils étaient harassés par le LAPD ou récupérés par un politicien. Je n’ai rien compris de cela jusque beaucoup plus tard. En ces temps, ils appelaient ça le ‘progrès’». Comme à beaucoup d’endroits où Cooder nous a amenés, le Los Angeles des années 50 est à la fois une source d’émerveillements, une terre un peu mythique et un endroit difficile, accablé par les clivages.
CHAVEZ RAVINE OU PULL UP SOME DUST AND SIT DOWN réunissent tant d’opinions et de sentiments qu’ils donnent l’impression d’être des condensés du travail de l’auteur. La richesse de leur message et de leur imaginaire – toujours concerné par ce qui est laissé de côté, marginalisé, relégué dans un coin obscur des mémoires - les place au-dessus d’une bonne partie de la production actuelle. Cooder y est porté par son récit poignant et chaleureux. « Chavez m’a montré la méthode pour faire la trilogie. J’ai toujours été intéressé à la musique comme narration, mes anciens albums sont pleins d’histoires, mais ma personnalité en tant qu’artiste et la personnalité de la chanson devenaient confuses. Maintenant, je suis l’auteur, mais pas forcément celui qui chante». Un des traits de cette trilogie est en effet cette multiplicité de voix – Little Willie G., Juliette et Carla Commagere, Ersi et Rosella Arvizu, Don Tosti, Jacob Garcia. Une bonne partie des chansons est interprétée en espagnol. Il est difficile d’y démêler les reprises des originaux. La présence du chanteur d’origine mexicaine Lalo Guerrero, 90 ans, sur ses propres Corrido de Boxeo et Barrio Viejo, enregitrés originairement en 1949, en fait décidément la force spirituelle de l’album. En parfaite maîtrise de sa palette, Cooder semble avoir échangé l’originalité du temps de l’apprentissage contre l’éloquence. C’est désormais bien établi qu’il puisse passer de swing latin au boogie pachuco, des polkas aux chansons folk Costa-Ricaines. Dans ce dernier registre, Soy Luz y Sombra, un superbe poème auquel a été ajouté un refrain. The UFO Cayo est une pièce atmosphérique qui nous laisse méditer sur cette œuvre triste et belle, pleine de fantômes colorés.
BIEN QUE NOURRIS D’UNE LITTÉRATURE réaliste, des Raisins de la Colère de John Steinbeck ou The Worst Hard Time de Timothy Egan, les prochains disques de Cooder, My Name is Buddy (2007) et I, Flathead (2008), laisseront un cours plus libre à l’imaginaire de l’auteur, noueront librement ses filets de conscience au de là de ses talents de chroniqueur et d’observateur. Le premier des deux raconte la classe ouvrière se battant contre les patrons avides le FBI et au sortir de la seconde guerre mondiale. Puis viendra Pull up Some Dust and Sit Down, faisant culminer ironie et jubilation. Robert Francis, un jeune chanteur présent lors des sessions, est enthousiaste quant aux méthodes de Cooder, désormais presque devenu un vieil homme respectable : « Il ne fait que se brancher, monte le son et il y va. Il sait exactement ce qu’il veut et il a cette façon très sixties de travailler : spontanée, cherchant à ne pas perdre l’excitation du moment ». Sur ce dernier album, Quick Sand est un rock destiné à être entendu là où il faut encore prendre conscience de la gravité des migrations mexicaines, et où l’attitude de son pays mérite de changer. « Il y des gens qui risquent leur vie en traversant le désert – les corps momifiés sont régulièrement trouvés. Ceux qui survivent décrivent la même vision de la vierge de Guadeloupe volant dans les airs, et s’ils y arrivent ils sont accueillis par des gardes en Jeep. Nous avons maintenant ces lois draconiennes en Arizona. Le bureau d’un ami du congrès, Raul Grivalja, a été la cible d’un attentat parce qu’il s’était dressé contre ces lois. J’avais en tête un film, Border Incident, dans lequel les migrants se font happer par des sables mouvants. La métaphore du film, la traîtrise des sables, est devenue la métaphore de ma chanson. » Son nouveau disque en atteste Cooder n’a pas encore, comme ces migrants, comme Kash Buk, décidé de traverser le désert…
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