Big
D. Perkins est connu pour se laisser complètement aller à sa
musique ; il ferme les yeux, renverse la tête, sourit, et dodeline
en rythme. Comme son sobriquet l’indique, Big D. Perkins est une
montagne, et joue avec la guitare posée sur son ventre, avec une
précision et une vitesse que ses doigts épais ne laissaient pas
imaginer chez le néophyte. Big D. Perkins se lance parfois dans des
solos virtuoses et funky, comme sur Jump Back in Your Pants. Ce qu’il
aime par-dessus tout, c’est entrer an interaction avec un clavier,
une voix, une batterie, faire des ‘fills’ - du remplissage mais
le meilleur au monde. Dans un environnement de rythmes enlevés,
sensuels ou festifs, Perkins et Boukou Groove nous rappellent la
bizarrerie qu'a dite Jon Cleary ; la musique de la Nouvelle
Orléans a porté la syncope à une autre niveau que chez Chopin ou
Bach. Perkins accompagne par ailleurs Cleary au sein des Absolute
Monster Gentlemen.
Là-dessus,
il est rare d’avoir un chanteur de la classe de Donnie Sundal : une
voix soul, un virtuose et un amoureux de chansons. De celles qui
transmettent non seulement la tradition mais l’état d’esprit de
la Nouvelle Orléans ; sans dévotion excessive mais avec une
ferveur qui rend sa présence très physique, électrique. Monté en
octobre 2010, Boukou Groove est son projet en collaboration avec Big
D. Perkins. Quand au batteur, il suffit à Sundal de choisir tour à
tour entre Jeffery Jellybean Alexander, Raymond Weber (aperçu avec
Dr John, Terence Higgins (extraordinaire, il accompagnait Jon Cleary
lors de son passage au Duc des Lombards à Paris et joue avec le
Dirty Dozen Brass Band), Jeff Mills, ou encore Jimmy Hill Jr.
Une
version de Stay Broke de sept minutes, visible sur You Tube, atteste
de la puissance de Sundal et de la virtuosité de Perkins. Cette
chanson, avec son refrain « It take a lot of money/to stay
broke » montre d'ailleurs qu'il ne s'agit pas que jams ou de
vénérer le funk de Sly Stone et George Clinton, mais d'écrire des
textes poignants et d'enregistrer de véritables chansons.
A son meilleur, la musique de Kurt Vile est un nuage plein d'affect, une gaze de vapeur chaleureuse, dégage une tranquillité imbattable, un confort spacieux, semble se dissoudre, se répandre comme la fumée des machines à fumées sur les scènes de concert, dans un remous circulaire qui ne cesse jamais de se répéter. C'est un univers solitaire, emprunt d'une drôle de tristesse, mais aussi de bien-être, traversé à chaque fois que les notes de guitare scintillent, et émergent de leur enveloppe, d'éclairs de lucidité. Le son délavé est relaxant, déconnecte et donne la même sensation de plénitude que si vous vous promeniez dans les rues désertes, chaudes et silencieuses de Philadelphie un jour de printemps, concentrant votre plaisir sur un petit courant d'air qui fait de la surface de votre peau la seule chose au monde qui compte pour votre propre plaisir. Il faut attendre, patiemment, pour être définitivement captivé, de se rendre compte qu'il y a quelqu'un d'autre dans cette musique, comme un ami, qui avec perspicacité a rassemblé assez de vécu pour enregistrer un double album, donnant aux onze chansons plus de souffle encore qu'en 2011, qu'en 2009. Il avait alors déjà trouvé sa façon unique de les interpréter, répétant les arpèges comme un envoûtement. Il était déjà le plus électrique des indie-rockeurs domestiques, le père de deux filles.
« Life is like a ball of beauty that makes you wanna just cry, then you die » chante t-il avec une voix légèrement plus touchante qu'à son habitude sur Too Hard, peut-être le chef d’œuvre de l'album. Une certaine forme de perfection avait été atteinte avec Smoke Ring for My Halo, en termes de déteinte, de façon de délivrer les messages personnels – sur On Tour et Ghost Town particulièrement. (« Je pense que je ne vais plus jamais quitter mon chez-moi/car quand je sors je ne vis que dans ma tête. ») Waking on a Pretty Daze élargit le champ des émotions, semble avoir l'ambition de couvrir toutes celles qui peuvent traverser un jeune père de trente-trois ans, aussi déterminé que rêveur, au cours d'une journée où chaque détail a une importance. Les meilleures chansons sont celles qui prolongent le plus intimement les interrogations dérivées des mystères de la vie quotidienne, qui sous couvert d'atermoiements révèlent en réalité l'assurance de Kurt Vile à remplir son rôle, en décalage avec la pop, avec le paraître, avec la culture dominante fondée sur l'interaction. S'il a semblé jouer de la guitare pour lui-même, c'est que Kurt Vile a bien compris que les choses qui méritent vraiment notre admiration sont celles qui se révèlent le plus lentement, sans agressivité inutile. Au fil des écoutes, des aspérités se créent dans cet album fleuve et l'aspect touchant de chaque parole laconique devient évident.
Sur Too Hard : « Prends ton temps/c'est ce qu'il ont dit et c'est la meilleure façon de vivre/mais est-ce possible pour les pères et leurs petites filles ?/Je promets de faire de mon mieux, de remplir ma mission/pour Dieu et mon pays. » L'humour ne fait pas exception, il bénéficie d'un traitement spécial : à l'image des chansons, plutôt que de donner un jugement, il nous amène à l'étape suivante, Vile se détournant toujours de sa dernière grande pensée poignante pour suggérer que l'essentiel est ailleurs, jusqu'à ce que vous vous rendiez compte que vous avez été renversé.
Alors qu'à sa première diffusion, la chanson d'ouverture, Waking on a Pretty Day semblait contenir, en neuf minutes, la quintessence de Kurt Vile, avec sa mélodie qui se développe lentement et son apparente simplicité révélant dans le fond des richesses sonores capables de souligner au mieux son introspection , on se rend compte de notre erreur. L'album va plus loin avec le ressentiment nostalgique de Girl Called Alex, dont les arpèges sont parmi ceux des plus définitifs que Vile ait jamais joués ; la frustration mise à nu sur Shame Shamber ; le fantasme que la drogue fournisse un échappatoire trop poétique pour être vraie sur Snowflakes are Dancing. Ils se décrit « chilling on a pillowy cloud » d'un ton irrésistiblement relaxant. Une phrase de cette chanson, « There is but one true love/within my heart » détourne de façon très consciente, l'une des paroles les plus mémorables du précédent album, sur Baby's Arms, « There has been but one true love/in my baby's arms. » Cela laisse imaginer ce qu'aurait pu signifier « il n'y a jamais eu qu'un seul amour/dans le creux de mon bras », ce que par chance Vile a évité de chanter. Des lignes telles que « chilling on a pillowy cloud » sont étrangement satisfaisantes. Il a vendu la licence de Baby'sArms pour une publicité, s'attirant les foudres de ses fans. Il souhaitait seulement vivre de sa musique...
Enfin, Goldtone raconte le désir de se fixer sa pensée plutôt que de refuser de penser, de ne plus fuir dans des mondes interlopes et d'emprisonner les douleurs plutôt que de chercher à les atténuer : « I might be adrift but I'm still alert/ Concentrate my hurt into a gold tone."
L’irlandais Conor J O’Brien s’assoit à son
bureau avec une feuille papier blanc et une petite collection de chansons à
demi écrites. Qu’est ce qui va lui passer par la tête, à partir de cet instant
et jusqu’à ce qu’il ait terminé les onze chansons qui constituent le deuxième
album de Villagers ? Cette question est restée en suspens pendant de longs mois
en 2012, ne trouvant sa résolution que lorsque la musique a pris sa vraie
dimension, jouée en groupe. Une fois sorti, l’album s’est hissé à la première
place des charts en Irlande, et à la seizième en Angleterre.
Le
processus d’écriture si singulier de O’Brien peut fasciner : avec sa façon
d’interroger les instants et de se retrouver, au sortir d’une chanson, après
avoir choisi les mots étrangement adaptés et la manière la plus percutante de
les chanter, en zone dangereuse ; des personnages aux volontés propres ont
surgi, des causes sont défendues, un monde elliptique est né, avec sa
géographie particulière.
Toutes ses
influences auraient pu en dire autant, mais Conor O’Brien, évasif et souvent comme
à peine sorti d’un rêve mouvementé, est particulièrement convaincant lorsqu’il
remarque que ses chansons sont autant une surprise pour lui que pour les autres.
Histoire Humaniste
{Awayland} repose sur des chansons qui
révèlent peu à peu leur franchise et leur désir de faire passer des messages.
C’est une suite d’histoires, dont les meilleures sont des mises en abîme : Earthly
Pleasures, Nothing Arrived, Passing a Message, qui vivent leur propre vie à
travers les personnages qui les incarnent, semble les remuer de l’intérieur.
Ils exacerbent leurs envies, donnant
corps aux moments d’intimité que Conor O’Brien a passés à écrire, du temps qu’il
avait cru perdu. C’est un jaillissement, qui démarre d’une seule voix, avec
quelques harmonies, pour devenir de vastes et luxuriants voyages sonores. Ces
sonorités nouvelles sont comme l’irruption d’éléments fantastiques dans une
histoire dont on savait qu’elle nous réserverait déraillements. «
Dans Earthly Pleasures, il y a cette figure d’ancienne divinité. Mais c’est un
voyage intérieur : l’action se déroule dans la pièce que décrit la première
ligne : 'Naked on the toilet and with a toothbrush in his mouth'. Tout
le reste se passe dans la tête du personnage alors qu’il perd l’esprit, et il
est affamé et frustré, il voyage dans le temps et se confronte à cette
divinité, ce qui lui donne une épiphanie quant à sa place dans le monde, et le
fait qu’il ne devrait pas placer ses espoirs dans autre chose que dans ses
similarités avec les autres créatures de la terre. C’est une histoire
humaniste. » Earthly Pleasures donne le ton pour le reste de
l’album. O’Brien s’y glisse finalement avec le refrain : « Earthly pleasures, ring
out/From the caverns of my soul. »
Plus loin, O’Brien a écrit à la première
personne, s’est mis dans la peau d’une femme s’interrogeant compulsivement sur
le sens que peut prendre son passé lointain, génétique, son ADN, dans son
avenir proche. « I was carving my name/on a giant Sequoia Tree »
donne l’impression d’un rituel, d’un geste primal, d’un besoin d’identité gravé
dans le plus puissant, le plus ancien des arbres de la grande forêt. Puis nous
sommes dans un hôtel, l’attention rivée sur un téléviseur. Passing a Message
fascine, précipite l’auditeur, suggère aussi les longs voyages en avion, les
premières tournées, alors que Villagers était projet plus solitaire. La chanson
relie cette époque avec la nouvelle expérience du groupe survolant des
continents entiers. On peut imaginer O’Brien en train d’observer l’histoire
humaine à travers un hublot. Mais il suggère aussi dans son immensité la nature
végétale et animale qui s’étend en bas, il est respectueux du temps qu’il a
fallu à la vie pour se développer. « Il s’agit surtout de cette confrontation
avec le paysage et la façon dont l’individu gère son rapport à la société et
s’adapte aux contradictions. Il est souvent question de tenter de garder la vue
la plus large possible. » Puis il accélère de nouveau, haletant bientôt, pour
aller au rythme des villes, des concerts, pour répondre au désir de fuite de
cinq musiciens désirant profiter intensément de leurs instruments.
Il a fallu un
an à Conor O’Brien pour peaufiner les chansons d’{Awayland}. Mais malgré les
ellipses, l’urgence est là, captivante, telle qu’on l’attendait pour celui dont
l’ancien groupe, récoltant quelques succès déjà, s’appelait The Immediate. Elle
est rendue idéalement impénétrable, filtrée à travers des personnages
retranchés, dont on ne connaît pas tous les tenants et les aboutissants.
L’album est en suspens, sa vie liée au tempérament type du personnage des
chansons : introverti mais prêt à exploser de frustration, à refaire le monde à
partir d’une fragilité passagère, voire d’une innocence originelle. Et ce vide
n’est pas perçu comme un échec mais comme le moment critique où la fragilité
atteint un point de non-retour qui nécessite un épanouissement soudain, une
jubilation des sens, une poussée de sentiment le ‘plus large possible’,
emboitée dans les vastes paysages et les pays survolés ; de la déception à
l’espoir, la conviction timide trouvant son écho dans la certitude impérieuse
des éléments naturels.
Baby Faced
Les
personnages des chansons de Conor O’Brien sont influencés par des forces
étroitement liées à leurs origines, voire des principes instaurés à leur place
avant leur naissance. Le second degré, l’humour est absent de la vie de ces personnages
pétris d’angoisse et de nécessité. Ce n’est pas le cas de O’Brien, qui lui
aussi s’est laissé dicter une certaine conduite des sens par un livre écrit à
une date antérieure à sa naissance. Quarante ans ce sont écoulés entre
l’écriture de Abattoir 5 ou la Croisade des Enfants par le satiriste
New-Yorkais Kurt Vonnegut, quand il dynamitait les tiraillements et le dépit
des années 1970 aux Etats Unis, et le jour où O’Brien laisse le livre
influencer fortement son regard sur le monde. A chaque fois qu’une personne
s’inspire de cette histoire surréaliste, c’est comme si se produisait un
accouchement introspectif, avec la promesse d’une courte vie sous le signe de
la tragi-comédie, de l’humour noir. Et le bébé qui résulte de cet accouchement
devient autre chose, lorsque le livre de Vonnegut cesse de faire son effet sur
celui qui s’en empare. La littérature de Vonnegut est comme une musique en autharcie, et, pour prouver sa sensibilité en la matière, lui-même déclara un jour que l'existence de Dieu était prouvée par la musique.
Dieu semble hors d'atteinte de ses personnages. Avec Billy
Pilgrim, soldat désorienté et fataliste de la deuxième guerre mondiale, sauvé
par le feu qui ravage Dresden parce qu’il a été enfermé dans un abattoir hors
d’usage par les Allemands, Vonnegut crée semble-t-il l’un des personnages de
science-fiction les plus étrangement inspirants de la littérature du 20ème
siècle. C’est son style qui marque le plus les esprits, celui de O’Brien parmi
d’autres. « Je crois que les chansons devenaient un peu lourdes à porter, et
j’ai voulu utiliser sa façon d’utiliser des éléments de comédie – j’étais
inspiré par la façon dont il utilise des moments tragi-comiques pour élever les
choses hors de leur momentum tragique et les transformer en moments hilarants. Même
si le texte est lourd de sens, il s’en moque presque en même temps, il est très
doué pour ça. Ce personnage, Billy Pilgrim, qui est dans l’Abattoir 5, est
complètement innocent dans la guerre, et je suis presque mis à m’identifier à
ce personnage pour celui de l’album. Puis j’ai commencé à avoir l’idée d’écrire
l’album comme s’il dérivait de la perspective de l’être le plus innocent
possible, une sorte de nouveau-né, de bébé. » C’est un bébé dont la situation
émotionnelle serait assimilable à celle d’une grande personne, et qui aurait lu
Sartre.
Le chanteur
de Villagers veut courir sur le fil qui va de l’innocence, de la fragilité, à
la révélation à soi-même. Nous ne sommes plus les mêmes à vingt-cinq ans qu’à
dix-sept, et si quatre ans s’écoulent encore, les réalités appellent toujours
davantage de métaphores, de vigilance, de lucidité, d’indignation. L’usure de
l’âge n'a pas d'emprise sur des personnages qui se superposent dans un flou
exaltant, à la propre personnalité de O’Brien. N’a pas d’emprise sur lui non
plus. En effet, le trait physique qui pèse le plus dans les descriptions de
Conor O’Brien, c’est son visage, ‘baby faced’. A le voir, Conor pourrait avoir
dix-huit ans plutôt que trente. Et il avoue utiliser, comme Dylan parfois, une
guitare électro-acoustique 'de salon' [parlor size] parce qu’une guitare de
plus grande taille le fait ressembler, sur scène, à un gamin de douze ans.
« Quand j’écris j’ai un livre avec de paroles
de Bob Dylan au coin de mon bureau. Ses chansons depuis 1964 jusqu’en 2000. J’y
trouve certainement une inspiration, car son lyrisme est très inspirant." Bob
Dylan a deux fois et demi l’âge de O’Brien, il semble avoir tout créé en termes
de chansons, a beaucoup écrit sur lui-même, finalement. « Je pense que lorsque
vous créez des personnages dans des chansons, commente O’Brien lorsqu’on
l’interroge sur la propension de Dylan à le faire, vous leur insufflez
inévitablement des aspects de votre propre personnalité, mais en utilisant une
mise en scène pour en transformer les sentiments et les émotions. »
Sans
Parade publie son premier album en avril 2013. Ils se définissent
comme un 'petit groupe indie', à peine émancipé. Ce sont surtout
trois finlandais issus d'univers musicaux très éloignés les uns
des autres, et qui se sont retrouvés quelque part dans la mer
froide, enveloppante, silencieuse pour enregistrer treize chansons.
L'album provoque une rare satisfaction dans le genre :
émotionnel et orchestral. «En
trois jours nous pouvons atteindre quelque île inhabitée, jeter
l'ancre et rester là, seulement nous, dans le silence, et sans rien
du confort du monde civilisé.”, raconte Jahni Lehto, qui écrit
les paroles envoûtantes et fortement inspirées de la solitude que
peuvent susciter ces escapades. “Il y a une certaine morosité, qui
est en quelque sorte un trait de caractère national. Cela peut
sembler être négatif, mais nous rend peut-être plus
introspectifs.” Tout est extériorisé cependant, dans la
luxuriance sonore et les tréfonds poétiques de l'album :l'immensité,
la beauté, la sauvagerie d'un pays où il fait bon prendre le large,
pour se dévoiler progressivement à soi même. Tout se passe
exactement comme le décrivent les paroles de The Last Song is a Love
Song, la chanson d'ouverture : “Teach me everything/Imperfections,
where the beauty lies/Show me every hidden detail.”
La
composition est minutieuse., révélant un amour salvateur pour la
magie musicale. Les refrains sefont isnsondables, l'apparente naïveté
de certaines paroles ne les empêche pas de s'imprimer dans votre
esprit parce qu'elles chantent comme une musique. “I have to close
my eyes/Just
to see you better/I have to close my mouth/Just
to taste you better.” Les sons sub-aquatiques de la mélancolique
Dead Trees, la fragilité de A Ballet at the Sea et ses violons
parfaitement assimilés, liquides, en font leur propres sortes de
déclarations definitives. “And the darkest fishes/Swim
in the deepest of the seas/Swim with me/And the water was dark/And
the water was waiting/And nothing worth fighting for/Nobody
was waving.”ABallet at The Sea est l'une des grandes chansons de
2013 : toute en tension, en félicité, une invite, jusqu'à
vocalises de pertulla sur “But the sea, oh sea !” On est baigné
dans une ambiance proche de l'hostilité d'Abyss (le film de James
Cameron) et la suggestion que ne plus respirer peut être une
sensation délectable.
Interviewer
ce groupe, c'est comme assister d'un point de vue exclusif à son
apparition à la surface de cette immense mer où il nous plonge tous
ensemble.
Pourquoi
ce nom, Sans Parade ? On dirait qu'il signifie que vous allez
induire vos forces émotionnelles lentement et sans bruit. On pense
au long voyage d’une personne se déplaçant lentement, et
atteignant au moment opportun plusieurs révélations successives.
Markus
Perttula : Ton point de vue est bon ici, le nom de Sans Parade
implique bien une progression qui se déroule sans être annoncée,
sans signal ni célébration. Cette idée fonctionnait, selon moi,
comme nom pour le groupe, car en son sein les forces sont
supposées trouver une osmose, à la manière d’occurrences
naturelles. Il faut
laisser la musique parler d’elle-même. C’est un cliché, mais il
a du sens, et cela rejoint mon idée de la musique comme étant une
forme ou un moyen de communication. La musique contient toutes les
dimensions et les sens, le reste est auxiliaire.
Comment
décrirais-tu ce que vous rend unique, quand les gens ne vont pas
manquer de vous comparer, pour le meilleur et pour le pire, à Muse,
Arcade Fire, Sigur Ros, etc ?
Je
crois qu'il y a quelque chose de Finlandais dans notre son, qui
ajoute une singularité. L'hiver sombre et froid nous lie ensemble,
puissamment. Mais peut-être que cela unit aussi bien tous ceux qui
vivent à ces latitudes... Sans doute que la chose la plus originale
chez nous est le mélange de nos influences. Je viens moi-même d'un
foyer où la musique classique était la plus appréciée, et je n'ai
découvert que plus tard les scènes folk, pop et rock, au moment où
j'ai commencé à en faire partie, comme performeur et songwriter.
Jani Lehto a surtout baigné dans la musique house (il continue de
jouer avec l'Acid Symphony Orchestra, un groupe dans lequel ils
jouent tous des Roland TB-303s). Pekka Tuppurainen, qui a aussi joué
un rôle important dans la production de l'album, trouve ses racines
dans le jazz expérimental. Ainsi, nous percevons tous la musique
d'un point de vue très différent, et cela nous a aidés à créer
quelque chose d'unique.
Avec
cet album, complètement formé, vous avez créé une carte de
sentiments, de sensations, comment le décririez-vous ?
Une
carte tracée dans ma peau, et les routes saignent... [“And
there is a map engraved in my skin », sur In A Coastal Town].
Cet album est porteur de beaucoup d'images, beaucoup de signes
visuels qui amènent l'auditeur au plus près des histoires. Il ne
repose pas seulement sur ces balises présentes dans les textes, mais
possède une atmosphère musicale qui comprend plusieurs strates et
qui s'exprime de son propre langage.
Enregistrer
l'album a dû être un long processus ?
Cela
nous a pris trois ans, pendant lesquels il a eu le temps de mûrir,
de grandir, de devenir le fruit luxuriant qu'il est aujourd'hui. Ca a
été un travail laborieux, nous y avons consacré tout le temps
qu'il nécessitait. Avec un peu de chance, le prochain demandera
moins de temps.
Quelles
étaient les dynamiques et les émotions que vous deviez préserver
en laissant telles quelles les variations de volume à
l'enregistrement, comme vous l'avez fait ?
Il
y a une tendance dans la musique pop à faire ressortir au maximum
tous les sons, ce qui détruit en partie les dynamiques des chansons.
Dans cet album, les différences de volume sonore ont été laissées
aussi naturelles que possible. Ainsi les moments les plus calmes le
sont vraiment, et quand ça devient plus intense, le son est vraiment
plus fort. Cela pour respecter l'esprit de l'album, qui cherche à
préserver les sons naturels des instruments que l'on joue. Le chant
a également été pensé pour se rapprocher de l'effet d'un
instrument de musique plutôt que d'être, comme habituellement,
seulement la voix du chanteur.
Markus,
ta voix est puissante et très distincte, c'est aussi une chose qui
augmente l'impact des chansons. Comment as-tu travaillé avec ?
J'ai
beaucoup d'idéaux quant à la meilleure façon de chanter, et un
ensemble divers d'influences personnelles. J'ai aussi chanté dans
plusieurs groupes, ce qui m'a rendu plus versatile. J'ai tendance à
utiliser ma voix comme instrument et à beaucoup travailler pour
communiquer plus de sens à travers les mots et les syllabes, tout en
maintenant une approche naturelle plutôt que laborieuse.
L'authenticité est toujours l'aspect le plus important dans le
chant, où toute duplicité est si facile à déceler. Je ne me suis
pas formé de façon classique, ni n'ai vraiment progressé autrement
qu'en combinant les heures de travail avec le plaisir de chanter.
Cela
t'a t-il paru naturel de chanter en anglais ?
Effectivement,
car de nombreux groupes que j'ai écoutés et avec les chansons
desquels j'ai commençé à chanter sont anglais et américains.
L'anglais
fonctionne bien pour l'introspection, pour exprimer ses sentiments
intérieurs. La
langue facilite la distanciation entre soi-même et les textes, mais
te libère aussi pour expérimenter.
La
guerre, la mort et la rupture sont des thèmes de l'album. Est-ce un
album pessimiste ?
Je
ne crois pas que ce soit nécessairement pessimiste, même si les
textes contiennent effectivement des peurs et la sensation d'être
abandonné. C'est une façon d'être compréhensif et sensible à ce
qui nous entoure, reproduire des perceptions qui nous semblent
suffisamment importantes pour être immortalisées sous forme de
chansons. La réalisation des pertes, des peurs n'est pas pessimiste
mais réaliste, et en cela nous aide à avancer, et a donc des
implications optimistes. Et de mon point de vue, il y a une force à
tirer des évènements de la vie, grands et petits, et lorsque les
sentiments qui en découlent on tant d'espace pour s'exprimer, ils
deviennent comme une sorte de totem qui nous guide pour la suite.
Pouvez-vous
décrire ce dont parle la chanson The Last Song is a Love Song ?
JANI:
Le
point de départ des paroles était un extrait de dialogue tiré d'un
beau film sorti en 2008, The Reader (réalisé par Steven Daldry).
Vers la fin du film le personnage principal, qui est emprisonné, une
femme illétrée condamnée pour des crimes de guerre, dit à son
ex-amant : “qu'y a t-il encore entre nous et la mort ?” Cette
observation mélancolique mène le film à sa conclusion. Ou en tout
cas, c'est ainsi que je m'en souviens – quand j'ai regardé le film
à nouveau il y a quelques mois, j'étais surpris de découvrir qu'il
n'y avait pas de telle phrase dans tout le film !!! Donc, ça reste
un mystère, de savoir où j'ai trouvé cette phrase... Je l'avais
écrite dans mon carnet de notes, mais j'écris souvent des choses,
en provenance de toutes sortes de sources, parfois même des paroles
que j'ai entendues à la table voisine dans un bar, et qui finissent
dans mes chansons !
Dans
Last Song, cette phrase est tournée en une lamentation qui ouvre le
refrain [Please
stand between us and death].
Le reste du refrain s'explique bien de lui-même, mais la phrase,
“j'ai cessé de rêver, je ne me sens pas bien” résumait bien
mes propres sentiments au moment où je l'ai écrite.
Ainsi
bien que beaucoup de chansons de l'album soient presque
“documentales”, des histoires à la narration linéaire (telle
que On The Sunniest Sunday ou December 13th),
Last Song est plutôt une collection de sentiments et d'images.
J'aimerais
comparer certaines paroles des chansons aux themes du nouvel album du
groupe Irlandais Villagers, {Awayland}. Le chanteur, Conor J O'Brien,
me l'a décrit ainsi : “la
confrontation avec le paysage et la façon dont l’individu gère
son rapport à la société et s’adapte aux contradictions. Il est
souvent question de tenter de garder la vue la plus large possible.”
Comment les paysages prennent par à l'écriture des chansons ?
Les
saisons et leur changements affectent mon humeur. Il y a toujours un
désir d'être en été, mais de la même manière il y a quelque
chose de beau et de serein dans un paysage blanc hivernal. Et la
chute des feuilles d'automne a aussi sa beauté, ses couleurs. Puis
le printemps arrive avec ses promesse de chaleur, de joie et de
liberté. Beaucoup de changements, tandis que la société semble
croire à une continuité linéaire, avec ses carrières, ses plans
d'épargne. C'est évident, le paysage affecte la façon dont nous
percevons l'environnement et la société autour de nous.
Comment
les gens autour de vous vous inspirent vos chansons ?
Avec
leurs sentiments, leurs attentes, leurs peurs et leurs espoirs. Si tu
parles de ma motivation originelle pour écrire des chansons, j'ai
senti plus facile de m'exprimer musicalement que verbalement. C'est
venu davantage de l'intérieur que des gens, de l'extérieur.
En
quelle mesure être finlandais a t-il inspiré l'album ?
L'hiver
prend sans doute toujours le dessus. C'est difficile à décrire,
mais la société et la culture de notre pays ont sûrement leur
effet. Il y a une certaine morosité, qui est en quelque sorte un
trait de caractère national. Cela
peut sembler être négatif, mais nous rend peut-être plus
introspectifs.
La langue finlandaise affecte peut-être la façon dont nous
utilisons l'anglais et comment nous nous définissons à travers
elle, donnant à certaines idées une étrangeté, mais c'est
difficile à dire, naturellement, de notre perpective.
Les
choses qui se produisent dans certaines chansons peuvent t-elles
seulement avoir lieu dans l'esprit des personnages, comme s'ils
essayaient d'échapper à la réalité?
Tout
à fait, il y a une forte propension à l'évasion dans l'album. Des
sentiments trop forts qui doivent être évacués. Par exemple, Dead
Trees a été inspiré par les conspirations historiques dans ce
qu'elles ont de bizarre, et même terrifiant, paranoÏaque. Et
l'histoire poursuit cette ligne de paranoïa qu'un possible “croyant”
pourrait avoir. Mais ce n'est pas seulement des histoires
d'échappées, il y a beaucoup d'ouvertures et d'émotions palpables,
réelles. C'est davantage cela d'ailleurs.
Quelle
est votre relation à la mer ?
JANI
:
C'est
une chose qui était là avant nous, et qui va demeurer bien après
que nous sayons disparu. Son immensité est très apaisante. J'ai
(avec quelques amis) un vieux bateau qui ne paye pas de mine, et si
nous le sortons, en trois jours nous pouvons atteindre
quelque île inhabitée, jeter l'ancre et rester là, seulement nous,
dans le silence, et sans rien du confort du monde civilisé.
Regarder le coucher de soleil, peut être. J'ai besoin de cette
immensité de la mer autour de moi, autrement je ne peux débarrasser
de toutes les stupidités du quotidien.
Comment
faites-vous la promotion de l'album ? Où allez-vous voyager pour
jouer vos chansons ?
Solina
Records en Finlande et Stargazer Records en Allemagne ont tous deux
fait un bon travail, et les concerts sont la prochaine étape.
Nous
n'avons fait encore que quatre concerts, avec un set simplifié (à
seulement quatre sur scène, sans batterie et sans appuis sonores),
et on se sentait bien, avec la sensation de posséder entièrement la
musique. D'autres concerts sont prévus, et il a beaucoup été
question d'une tournée en Allemagne et en Suisse. C'est toujours
dfficile pour un petit groupe indie de rassembler des fonds et d'être
capable de voyager, mais dès qu'on se sera occupés de régler les
détails, ne serons heureux de tourner hors de la Finlande,
espérons-le, en France aussi !