Sauver Dieu de la religion
Sinéad O'Connor n'a pas pour habitude d'éluder les sujets qui fâchent. En 1992, la chanteuse, alors âgée de 26 ans (elle est née en 1966), fut l'invitée de l'émission Américaine Saturday Night Live. Regardant le spectateur droit dans les yeux, portée par l'exaltation, elle interpréta une version a cappela de la chanson de Bob Marley, War, en remplaçant le terme de 'racism' par 'child abuse' pour protester contre les actes de pédophilie perpétués lors de scandales successifs par des prêtres de l'Eglise catholique, en Irlande, son propre pays. A la fin de la chanson, elle plaçait devant son visage une photo de pape Jean Paul II ; et, tandis qu'elle prononçait le mot 'evil', 'mal', elle la déchira en plusieurs morceaux, avant de s'exclamer 'you've got to fight the real ennemy ! ». Le plateau est demeuré silencieux, le public n’applaudissant pas ni ne montrant son mécontentent. Les organisateurs sont restés interloqués. Avant de reconnaître, pour certains, qu’il s'agissait sans doute de « l'expression d'une conviction sérieuse. » O'Connor continuera d'exercer cette 'conviction' régulièrement, avec un regain d'activisme ces dernières années. En juillet 2011, elle publie un article dans le Sunday Independent en réponse au scandale sexuel du diocèse de Cloyne. Elle y décrit le Vatican comme un 'nid de serpents'.
Sur les 4400 messages que reçut la chaîne à l'époque, une poignée seulement n'attaquaient pas personnellement Sinéad O'Connor. Certains voulaient sans doute sa mort pure et simple ; en tout cas, en exerçant sa liberté d'expression, O'Connor venait de se faire beaucoup d'ennemis. Elle apprit à ses dépends que la plupart des gens prennent à cœur les actes des personnalités médiatisées, fussent t-ils commis dans le contexte d'une performance artistique. O'Connor pensait peut-être qu'une partie du public comprendrait son message – mais ce n'était pas le rôle de l'émission que de distribuer des messages, et, étant donné que le public n'en attendait que du divertissement, son acte parut déplacé. Certains l'avaient sans doute prise pour une sorcière. Elle aurait été portée au bûcher avec enthousiasme.
Elle avait cependant déjà largement étudié la question des croyances, et était sans doute plus près de la conjoncture d'une force créatrice que ceux qui avaient souhaité sa mort en la considérant comme hérétique. Peut-être avait t-elle sans faire exprès, testé leur foi... Il y a là un débat (immémorial !) sur la façon de pratiquer sa propre croyance, un débat au cœur de l’oeuvre de Sinéad O'Connor. Déçue par la démission de son public, en pleine crise de confiance, Sinéad O'Connor envisagera, immédiatement après l'incident, de continuer sa carrière comme chanteuse d'opéra occasionnelle.
La chanteuse avait 15 ans, en 1981, lorsqu'elle fut repérée par Paul Byrne, le batteur du groupe Irlandais Tua Nua (des protégés de U2), alors quelle chantait une reprise de Barbara Streisand, Evergreen, au cours d'une fête de mariage. Elle co-écrivit leur single Take my Hand, avant de décider de démarrer une carrière en musique.
La même année, Bob Marley mourrut d'un cancer de la peau. La résonnance de la musique de la plus grande star du 'tiers monde' de l'histoire de la musique, la teneur de son message avait secoué tout particulièrement la grande Bretagne et l'Irlande, avec des répercussions allant jusqu'au Zimbabwe avec l'album engagé Survival (1978). Comme le notera Lloyd Bradley dans un texte contenant l'histoire de l'enregistrement d'Exodus (l'album le plus célèbre de Marley, paru en 1977), le chanteur «avait réussi avec pour seule arme la volonté inébranlable de se rendre utile, le sentiment de ce qui peut être accompli si on aborde les vrais problèmes avec logique et compassion, sans se soucier des manifestes politiques. »
Enfant à la maturité galopante, issue d'une enfance tumultueuse, O'Connor signa son premier contrat discographique à l'âge de 17 ans. Confrontée très tôt aux tensions et problèmes existentiels au premier rang desquels celui concernant la religion elle avait déjà, avec finesse et intelligence, apporté des réponses à ses questions intimes. « J'ai été à l'école catholique, mais je ne me suis pas imbibée des choses négatives de l'église catholique », expliquera t-elle plus tard. « Le fait qu'il y avait de mauvaises choses dans cette religion ne m'a pas empêchée d'y voir aussi ce qu'elle avait de bon, et je me suis ainsi inspirée autant de Catholicisme que de l'Hindouisme et le Soufisme et toutes les autres religions qui se trouvent m'inspirer. » Bien qu'aillant été élevée dans la religion de ses parents, O'Connor s'intéresse à l'idée d'une relation plus directe avec Dieu. Elle se méfie de la religion organisée, qui enferme l'esprit. “Je pense qu'il faut sauver Dieu de la religion. La religion a pris Dieu en otage, l'a mis derrière des barreaux.”
Quand elle déménagea à Londres à la fin de son adolescence, elle recontra des Rastafari qui lisaient la Bible quotidiennement, voyaient le reggae comme une expression de foi et étaient, eux aussi, contre la religion organisée. Elle étudia la kabbale, le chant grégorien , les poètes Sufis, et, de retour à Dublin, entra à l'Université pour étudier la théologie.
Quelques années plus tard, au tournant de son second disque et quelque temps avant l'apparition télévisée qui fit scandale, elle se trouva sans doute touchée par l'insistance de Marley à revendiquer une culture spécifique. Une culture qui empêcherait les populations qu'elle rassemble de remmetre leur destin entre les mains des puissants : le G8, la finance... Et comme Marley, elle comprenait bien que la clef de la civilisation serait l'acceptation par tous d'un autre monothéisme. Ainsi, le livret de se deuxième album comporte cette phrase : « Dieu appartient au monde, mais le monde n'appartient pas à Dieu. » Le désir d'indépendance, pour soi et pour les autres, est peut-être le sentiment qui a le plus contribué à faire et à défaire les groupes et les artistes...
La chanson War, apparue sur l'album Rastaman Vibration enregistré par Marley en 1976, est dérivée d'un discours de paix (Nations Unies, 1963) de l'empereur Ethiopien de l'époque, Haile Selassie I (1892-1975) – un lion conciliateur et une incarnation de Dieu au yeux des rastafari, ce qui semble une juste rétribution en regard de sa vie politique très riche et symbolique. En reprenant la chanson, Sinéad O'Connor s'inscrivait dans la lignée des contestataires pacifistes de la trempe du grand chanteur jamaïcain ; touchant à la volonté de trouver la paix en son pays et de la dispenser auprès de ses concitoyens. Elle signifiait implicitement que certaines chansons valent mieux qu'un long discours pour dénoncer les hypocrisies du monde. Comme Selassié qui dénonçait les conflits honteux dans certains pays d'Afrique (l'Angola, le Mozambique et l'Afrique du Sud), et comme Marley qui souffrait de ce que la Jamaïque semble engagée dans une guerre politique contre elle-même, O'Connor comprit rapidement que seule la compréhension mutuelle des hommes pourrait résoudre les conflits, et que ce sentiment passait par le partage des mêmes objectifs spirituels. « Je pense que Dien nous bénit tous, que nous le voulions ou non. Quand nous mourrons, nous retournerons tous dans son domaine... Je ne pense pas que Dieu juge qui que ce soit. Il aime tout le monde de la même façon. »
A suivre
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