Kraftwerk est l’un des plus grands groupes de rock du monde. Si cette affirmation est vraie, on peut alors se demander qui est Kraftwerk – l’essentiel est d’essayer d’en apprendre le plus possible sur eux, sans imaginer avoir fait le tour du phénomène avant un bon moment. En effet, vouloir en apprendre davantage sur leur identité – au-delà des quatre pantins en costume sur la pochette de The Man Machine - c’est presque comme chercher à obtenir des informations confidentielles sur quelque projet d’entreprise particulièrement brûlant. Alors qu’il s’agit de musique populaire.
Mais peut-être faut t-il d’abord tenter de redéfinir ce qu’est un groupe de rock, et réfléchir à comment se mesure son importance. Si l’on s’en tient à Kraftwerk, on peut suggérer que c’est l’originalité de l’art qu’il véhicule, le progrès culturel qu’il amène et l’influence générale qu’il produit sur ces contemporains et sur les générations futures, qui lui donne son importance. Alors, est-ce une superstructure ? Une micro entreprise ? Une franchise tournée vers le long terme ? Une matrice dont l’élément humain n’est qu’un conduit ? Ou simplement un groupe de rock tel que d’autres on défini la chose avant eux ? C’est cette question, parmi tant d’autres, que vous vous poserez à leur contact. Et maintenant, on enlève le cache de sécurité qui les dissimule si bien au monde, et on pénètre pour une visite éclair – mais je l’espère vous donnant l’envie d’aller plus loin - dans les entrailles du groupe qui a le plus défini la techno et l’électro pop…
Kraftwerk est le projet de deux universitaires allemands, Ralf Hütter et Florian Shneider à la fin des années soixante à Dusseldorf.
Mais il faut d’abord en venir au contexte ; un univers musical contrôlé par la scène américaine ou anglaise – le flower-power, Woodstock et les grands groupes que l’on sait ; d’un côté de la manche les Who, les Beatles et les Stones, et de l’autre Bob Dylan, les Beach Boys et les Doors. Le summer of Love battant son plein, avec tous les aléas (drogues) que l’on sait, s’est révélé une situation propice à la naissance de l’expérimentation, à l’ouverture à des structures plus ouvertes comme les hippies revendiquaient une plus grande ouverture au monde. Free jazz et influences ethniques vinrent se greffer à la musique de groupes tels que Pink Floyd – on différenciera cette grande formation selon que ce soit le Floyd de Barrett ou de Waters, l’esprit n’est pas le même -, et Soft Machine en Angleterre ; Grateful Dead, Jefferson Airplane ou les Mothers of Invention – Frank Zappa – aux Etats Unis. Plusieurs de ces groupes abritaient de fortes personnalités – Frank Zappa le gourou anti drogue, etc. – et iul serait injuste de les mettre tous dans le même sac. Cependant, ils participaient à un courant – qui est décrit comme psychédélique - qui s’avéra bientôt rivaliser – en termes de ventes comme de pouvoir d’influence - avec les formations plus classiques.
La fin des années soixante fut celle du désenchantement ; les hippies n’étaient arrivés à rien, le modèle musical, vestimentaire et idéologique imposé par une partie des Etats Unis et par l’Angleterre s’essoufflait. Et cela au moins aux yeux d’artistes européens et notamment allemands, qui, ambitieux, voulaient apporter leur propre genre de musique au public. De tels musiciens avaient la volonté claire de faire progresser le monde par leur art, de le rendre meilleur. Il y avait aussi la nécessité de proposer une alternative aux courants dominants de pop rock Anglo-saxonne.
Le groupe Kraftwerk fut ainsi mis en marche à peu près à al même période que d’autres grandes formations encore influentes aujourd’hui telles que Tangerine Dream ou Can. Amon Dull, Guru Guru, Faust et Cluster ou Aash Ra Tempel sont d’autres groupes dont les formules n’ont pas eu le même succès que celui que l’on connait pour Kraftwerk.
Hütter et Shneider vont peu à peu se démarquer par l’utilisation inédite du synthétiseur (de leurs débuts jusqu'à l’apparition du modèle culte Mini-Moog) comme architecte de mélodies pop. En effet, jusque là les claviers n’avaient été utilisés que pour créer des nappes ambiantes ou des boucles destinées à servir de fond sonore aux morceaux. De surcroit, le duo décriait des groupes comme Tangerine Dream qui revendiquaient une identité propre tout en utilisant la langue anglaise – Kraftwerk voulait revendiquer à pleine puissance leur identité allemande - chose qui changea dès Radio-Activity, puis dans les albums suivants car ils utilisèrent à leur tour la langue anglaise.
Il fallut bien trois albums aux deux « chercheurs » allemands pour trouver la formule qui ferait leur succès ; il la trouvèrent avec Autobahn, en 1974, disque qui fut pour eux un tel bond en avant que les musiciens du groupe en parlent comme de leur véritable naissance. Conçu pour restituer la sensation de rouler sur une autoroute allemande – la pochette du disque montrait une autoroute avec deux voiture ; une Mercedes et une Volkswagen -, Publié sous forme de single aux Etats Unis, le morceau titre du disque leur vaudra le surnom de « Beach-Boys de Dusseldorf ». Les Hells’s Angels, en Californie, citaient même ce morceau comme l’un de leurs préférés. Ce succès important va mettre quelque temps à se renouveler, mais dès lors, un mythe est lancé.
Dès lors, si la discographie de Kraftwerk démarre avec Autobahn, elle va rapidement se développer pour comprendre à la fin des années 1970 cinq grands disques ; Autobahn, Radio-Activity, Trans-Europe Express, The Man Machine et Computer World.
De nombreux éléments constituent l’identité de Kraftwerk. Dès son succès, c’est un groupe de quatre membres, du moins sur scène – trois musiciens et un chargé des visuels. Encore que musiciens est un mot qui a été remplacé dans leur bouche par « travailleurs ». Leur lieu de travail ? Le Kling Klang Studio, une incroyable machinerie au centre de Dusseldorf, qui suivant les progrès de la technologie, est devenue un studio high-tech et transportable aujourd’hui. Les horaires ? De sept heures de soir à une heure du matin. Mais en quoi consiste le job ? Faire « jammer » des appareils électroniques ; l’électro, contrairement à ce qu’on s’imagine, c’est beaucoup d’improvisation. Le studio, pour Kraftwerk, est un instrument à part entière. Et eux ne se considèrent parfois que comme les catalyseurs de leurs machines, révélant « parfois, c’est nous qui jouons du studio…parfois, c’est lui qui nous joue ». Il y a eu des accidents électroniques, nous dit t-on.
Pourtant, la musique du groupe ne ressemble pas à une musique accidentelle. Pop synthétique sortie d’une épure absolue, chaque élément est parfaitement rangé. Même les voix et les mots – le langage est utilisé comme un instrument – sont patiemment ordonnés. Et souvent transformés par un vocodeur. Mais l’essentiel est ailleurs.
Car dès lors que l’on s’y intéresse de plus près, Kraftwerk est une engeance quasiment surréaliste. Créateurs et inventeurs – Shneider a déposé plusieurs brevets, notamment pour un générateur de voix – le groupe dénie le concept même de groupe et de célébrité. Sur les quatre membres, personne ne se démarque, il n’y a pas de leader. Si c’est Hütter qui donne la majorité des interviews – et aujourd’hui Shneider ayant quitté le groupe, Hütter s’impose comme celui qui incarne le mieux Kraftwerk – il reste très distant et dénonce à sa manière, avec un humour aride, le système qui élève et détruit des personnalités artistiques dans le monde économique de l’industrie musicale. N’apparaissant que très peu dans les média alors que tout le monde leur tendait la main – admirateurs, collaborateurs éventuels – la rumeur évoque Michael Jackson ou David Bowie, ils ont là trouvé le secret de la longévité.
Cette carrière, menée avec un sang froid et une régularité exemplaires, alla jusqu’au point où Hütter se demanda s’il ne ferait pas mieux de créer des robots qui puissent répondre à sa place aux questions des interviewers, qui n’auraient qu’a appuyer sur un bouton. Les robots – une idée fameuse qui participa beaucoup à l’image du groupe comme une engeance mécanisée quadricéphale – prirent très vite la relève des vrais musiciens sur toutes les photographies promotionnelles – et encore aujourd’hui – et participaient même au concert, jouant le morceau appelé The Robots, justement, et figurant sur l’un de leurs disques les plus marquants, The Man Machine.
Musique réfléchie et conceptuelle, les différentes pièces que Kraftwerk assemblait pour constituer un disque, étaient issues d’une réflexion approfondie, afin de dégager ce que serait, à chaque fois, la prochaine étape de leur progression. Une progression logique qui s’attaqua d’abord à un objet phare de la société de consommation, la voiture, avant de grimer à l’avenant le monde occidental dans tous ses excès de mécanisation et dans son déficit d’affection. Par une habileté artistique qui constituait aussi une part de leur identité, Kraftwerk associait autant que possible à ses visions d’un avenir réglé comme du papier à musique - -l’expression aurait pu être la leur – des artefacts des années vingt ou trente, leur donnant ainsi un côté rétro. Les centrales nucléaires sont ainsi associé dans Radio-Activity à un modèle de poste radio qui prit son essor à l’époque totalitaire, tandis que les robots qui symbolisaient une société mécanisée par le y travail et en perte d’identité par l’argent – sur le morceau The Model – faisaient assez explicitement référence au régime soviétique, ne serait-ce que par sa pochette rouge. Le disque Trans-Europe Express racontait lui l’utopie d’une Europe unie par le rail.
Computer World, qui est encore considéré aujourd’hui comme le dernier grand disque du groupe, fut aussi celui qui influença le plus le mouvement techno – « techno » étant un mot probablement issu du titre Techno-Pop d’un album de Kraftwerk. Les sons qu’ils continuaient à créer avec Computer World restaient souvent des énigmes de construction que beaucoup d’artistes se sont contentés de sampler plutôt que de chercher à les reproduire. Considérant ses chansons comme une banque de données sonores pour la musique à venir, Kraftwerk a par la suite patiemment numérisé tout son travail analogique. Ils laissent ainsi, outre de grands morceaux pop comme The Robots, Trans-Europe Express, Autobahn ou Computer Love – à la simplicité revendiquée, pour en faciliter l’héritage -, une panoplie de sons que personne n’avait été capable de créer jusque là. Leurs rythmiques ont également été recyclées dans des productions de divers horizons, y compris par la scène Noire de Brooklyn.
Les concerts du groupe sont réputés pour leur interactivité ; bien que sur scène les quatre membres de Kraftwerk demeurent quasiment immobiles, leurs prestations sont soutenues par les images qui sont projetées derrière eux – une partie du show est même en trois dimensions. Et si Kraftwerk peut sembler froid et distant, il n’hésite pas, à l’occasion, à manifester son humour particulier – ainsi sur Pocket Calculator, Shneider sera pris en train de jouer de sa calculatrice de poche derrière son dos, imitant les poses d’un guitar-hero ; et le public sera invité, à son tour, à participer aux mélodies.
On peut, au regard de leur carrière, considérer Kraftwerk comme un groupe punk qui a particulièrement bien réussi. Aujourd’hui virtuellement intuable – Hütter évoque la possibilité pour d’autres personnes de reprendre le groupe après lui – Kraftwerk est un modèle d’économie de moyens, quand l’image du punk est plutôt celle d’un type un peu dérangé, arborant des swastikas et jouant jusqu’à l’overdose – carrières éclair. Que va-t-il rester de ces punks dans un demi-siècle ? On peut gager que Kraftwerk, eux, auront continué à évoluer. Avec les progrès technologiques et relationnels – comme une véritable entreprise.