L’expérience du groupe, six disques jusqu’en 2004 et le très à propos Goodbye, va être une véritable école pour John Grant, lui permettant d’essayer différentes façons d’écrire ses chansons. Alors qu’il avait tendance à ses débuts à privilégier l’improvisation et à ne fixer les paroles définitives que lors de l’enregistrement, il va peu à peu se rendre compte que l’écrire définitivement est la seule façon d’apprécier la chanson et d’y mettre du sentiment. Cette pratique préalable de l’improvisation va l’accompagner jusque sur scène – comme si par ce geste il refusait d’assumer de conduire son public dans une direction ou une autre. « Ce soir-là nous avons fait une chanson qui était complètement improvisée et je me suis senti très mal parce que les mots ne voulaient rien dire pour moi et je suis sûr que la moitié du public a pu voir que c’était des racontars insensés ». Puis, il apprendra à travailler ses textes. « J’ai une relation trouble avec les paroles […]. J’ai toujours pensé qu’une fois que j’avais écrit quelque chose ça devait rester comme ça. Je ne sais pourquoi. C’était ainsi. Je ne ressens plus cela maintenant. C’est une très bonne chose”.
C’est peut être le quatrième morceau du disque, Sigourney Weaver, qui fait prendre conscience des libertés qui s’autorise Grant en termes de songwriting, et la manière souveraine dont ses mots se prolongent dans des sonorités que tout le monde aurait crues mises au placard. Sur TC and the Honeybear, sa passion adolescente était soulignée par un chant féminin mis soudain complètement au premier plan et imitant les mélodies de Star Trek. C’est avec le même succès que des claviers vintage rendent Sigourney Weaver réaliste – Grant met le morceau dans sa propre situation, à être obligé d’assumer sa différence. « And I feel just like Sigourney Weaver/When she had to kill those aliens”. Ce procédé de dérision directe et de référence explicite a sans doute été utilisé souvent en littérature, mais beaucoup moins en chanson. Quelle est la différence entre les deux, finalement, pour un auteur-compositeur qui écrit tout en amont ? Il est parvenu à donner en studio en sens à des éléments divers et souvent incongrus, mais ce que l’on retient finalement, c’est qu’il s’agit d’éléments vivants, comme l’imagerie qui parcourt ses mots – et d’une façon neuve d’organiser l’espace en autorisant des claviers d’un autre âge à prendre le dessus, quitte à donner un côté cheesy – assumé - à l’ensemble. Il nous demande de jouer le jeu ; de cesser de faire partie de cette férocité du monde contre laquelle il lance cette véritable bombe à retardement. Et le bouche-à-oreille a plutôt bien fonctionné jusque là.
Mais le projet n’aurait jamais été complètement amorcé sans le concours des musiciens de Midlake. Grant, dans tous ls Etats-Unis ne pouvait faire meilleure rencontre. Eux, les chantres du folk progressif style années 70 en mode mineur ? Une aubaine, un marriage parfait. Leurs instruments authentiques et la precision rare avec laquelle ils s’éxécutent, respectant ici les idées de Grant, fusionnement littéralement avec claviers et autres trouvailles moins conventionnelles. Midlake, malgré leur succès et leur application rare, peinent faire preuve d’une vraie originalité dans leur musique – trois albums -, à tel point qu’il est difficile de les faire échapper à leur époque de référence. Alors que Grant était dépressif lorsqu’ils l’ont rencontré, hésitant à entreprendre son disque et même à interpréter les chansons qu’il avait écrites, l’entendre jouer, puis enregistrer en sa compagnie, leur en apprendra beaucoup plus sur eux-mêmes que le travail frustrant et laborieux sur leur troisième disque, The Courage of Others. Queen of Denmark est travaillé dans une ambiance étonnament légère, Grant se montrant particulièrement enthousiaste et prompt à prendre les bonnes décisions. « On enregistrait The Courage of Others de jour et Queen of Denmark la nuit ». confiera le guitariste de Midlake Eric Pulido. Queen of Denmark sort quelques semaines après le disque de Midlake, début 2010.
« Nous l’avons fini et nous l’avons laissé pendre le large, se souvient le batteur de Midlake, McKenzie Smith, et soudain tout le monde aimait ce disque. John est passé de « je ne vais plus jamais faire de musique » à « j’ai un album assez cool mais personne ne va l’aimer » à « oh, tout le monde l’aime » en l’espace de quelque mois. John est quelqu’un de complexe avec un sens de l’humour très noir et on l’apprécie pour ça ». Queen of Denmark laisse entrevoir une sensibilité hors normes, un besoin débordant d’être rassuré ; et parfois un cynisme tranchant envers ceux qui ont autrefois fait perdre à Grant toute foi en lui-même. Sur JC Hates Faggots : « Car Jesus, il hait les homos mon fils, on te l’a dit quand tu étais jeune, ou à peu près tout ce que tu veux qu’il déteste, comme les nègres, [spicks, redskins and kikes], les hommes qui ne savent pas dresser leurs femmes, les faibles les couards et les [bald dikes], et quand on va gagner la guerre contre la société, j’espère que tes yeux aveugles vont être ouverts et que tu vas voir ». Sur Silver Platter Club : « J’aurais aimé avoir le cerveau d’un Tyrannosaurus rex, je n’aurais pas eu tous ces ennuis ». Grant condamne l’esprit à la fois archaïque et carnassier de ceux, jeune et vieux, qui marchent dans le sens sans issue de leurs principes bornés. Et il s’agit aussi de la jeunesse qu’il a cotôyée, puisqu’il s’est fait chahuter une fois à l’université à cause de sa différence. Mais malgré des mots accérés, disque admiré ou pas, Grant reste majoritairement sans défense ; que sa nouvelle assurance et sans cesse remie en cause. « L’arrogance que ça demande de posséder le monde comme tu le fais, ca transforme mon cerveau en gelée à chaque fois ».