Article non corrigé à paraître dans Trip Tips 8
Une bonne partie du monde occidental semblerait pouvoir s’accommoder d’une capitale comme Las Vegas et d’un patrimoine historique aussi désolé que le désert Mojave. Dure allégorie pour décider qu’en ces terres où le créateur de A Sufi and a Killer a décidé de rester, ça n’est pas forcément évident de trouver les éléments nécessaires à la constitution d’une véritable nouvelle foi musicale. De là à être de bonne foi… Mais l’impensable s’est produit.
Soit un yogi, soit un tueur
Gonjasufi semble avoir développé nombre de ses qualités dans la contemplation. Il voue pour son environnement le plus proche – la ville, les gens sur la route – un respect attentif qu’il accorde de la même manière au désert Mojave où il a vécu un temps (des paysages de cactus et pas une âme par 50 degrés), à l’océan pacifique dont la sérénité le repait – et sa considération porte même sur la population américaine avant de concerner chaque habitant de la terre. C’est ce qui fait que sa musique est si endurante, ces différentes dimensions qui sont autant d’inspirations.
La démarche du sufi nait de ce qui l’étouffe le plus – les discriminations auxquelles il doit faire face au quotidien. Des déceptions qui le positionnent au sein de cette société spécifique de la Californie du sud, et lui donnent le recul nécessaire pour comprendre le monde mieux que nombre de ses contemporains. Il faut s’imaginer qu’à Las Vegas, l’obscénité économique qui sclérose le monde occidental est une culture – de quoi devenir, en effet, soit un sage yogi soit un tueur. C’est donc tout à fait naturel qu’il y ait, dans le processus de pensée du sufi, à un moment donné, la pratique du yoga. Un exercice dans lequel Sumach Ecks (son véritable nom) excelle et qu’il enseigne désormais. Une pratique aux fortes accointances spirituelles qui lui a aussi permis de trouver sa touche musicale définitive, en changeant sa façon de chanter. « Je l’ai trouvée en enseignant le yoga. Je n’aime pas passer un micro autour de ma tête quand je communique, donc il fallait que j’apprenne à parler avantage avec le ventre pour être entendu. Je rentrais après avoir donné trois cours d’affilée et ma voix était foutue – la plupart du chant sur le disque a été enregistré juste après que j’aie enseigné le yoga. »
A Sufi and a Killer est un disque sombre et tendu. De Suzie Q à Holidays, de I’ve Given à Advice, l’artiste tire sa force d’une position apocalyptique. « Peu importe la façon, ça va empirer avant de devenir meilleur. C’est en cours. Quand ce cataclysme va survenir ça va être le moment du demi-tour, du changement, le moment où nous allons tous avoir l’opportunité de dire : « ok » (comme la dernière fois qu’on lui a jeté un caillou dans son pare-brise…) Le truc c’est de se préparer pour cette épreuve où on n’a pas l’électricité, où on ne peut plus aller sur internet, où on ne comprend pas ce qui se passe. Comment je vais trouver de l’eau ? Comment je vais faire pousser de la nourriture ? Comment je vais avoir l’électricité ? » Les questionnements de Gonjasufi le mettent dans une sorte de transe. Il se projette dans un avenir pour lequel la plupart ne risquent même pas une pensée ; le fait jaillir dans la discussion, le rend palpable au moment présent. D’ailleurs, certains le qualifient de « Dieu ». Si son activité a un sens, c’est de chercher à lire les cartes. Appréhender la direction, sans vraiment savoir de quel côté le bouleversement va arriver.
Chez Sumach Ecks, l’inquiétude n’est pas qu’une affaire d’esthétique, mais un sentiment qui ressurgit ça et là en interview. « Vous ne pouvez pas blâmer les gens, ils croient la télévision, ils sont innocents dans le sens où leur innocence est manipulée. La nouvelle génération compte tant sur internet pour l’information, et ils croient tout ce qu’ils y trouvent. Les enfants ne vont plus à la bibliothèque. La substance est digitale – on fait des enfants digitaux ». Une remarque étrange quand on pense que ce qui se passe à un concert de Gonjasufi – l’endroit où cette génération peut aller à sa rencontre – est en grande partie virtuel. Le jeu de lumières intense, les beats qui sortent de la console… Il faut se raccrocher aux mimiques et aux suppliques du sufi pour croire qu’il existe une authenticité derrière tout ça. Mais peu importe, Ecks est vigilant, il montre la juste attitude.
Chercher de l’eau
Gonjasufi insiste sur le fait que la musique l’a débarrassé de la violence. Il est revenu de son isolement, il est devenu père. Et sa seconde famille, l’équipe du label Brainfeeder, fondé par Flying Lotus, l’a accompagnée sur le chemin de la paix.
Le musicien Flying Lotus est énigmatique, lui aussi. Il parle davantage de ses prestigieux ascendants que de sujets sociaux à même de concerner les hommes dans leur ensemble. Pourtant, la musique que produisirent en leur temps John ou Alice Coltrane, avec qui il partage des liens familiaux, était un vent de liberté, et c’est là qu’est l’essence du musicien. « [Alice Coltrane] considérait les planètes, et disait que les gens jouent tous au même jeu. Elle appelait cela le cosmic drama. Mais elle l’a dit à bout de souffle et j’ai cru qu’elle disait « Cosmogramma ». La contemplation, dans son disque qui porte ce nom, c’est comme regarder les étoiles en faisant des diagnostics, tel Truman Capote dans De Sang Froid – avec cependant de l’humour là où on ne l’attend pas. Il y autant de rêve et de barrières franchies que de trivialité dans sa bande sonore – harpe et bips de jeux d’arcade se côtoient au milieu d’une profusion de rythmes et de sons annexes.
En amont du musicien ; un producteur, monteur, séquenceur hors-pair, qui fait preuve sur Cosmogramma d’un sens quasi-cinématographique – répliques à l’appui – de la mise en scène sonore. Contrairement à Gonjasufi, qui semble parfois volontairement enclin à laisser la gangue musicale le dépasser (les beats ne sont d’ailleurs pas créés par lui), Flying Lotus contrôle tout. Il trie polit, incorpore des éléments et donne lentement vie. Ne laissant jamais les sentiments prendre une place prépondérante, il ne semble limité que par sa maîtrise technique des outils sonores. Il estime, avec Cosmogramma, avoir enregistré l’album qu’il a toujours rêvé de faire, avoir atteint le niveau de maîtrise suffisant pour cela.
Flying Lotus est, aussi, quelque part, plus civilisé que Gonjasufi. Tandis que celui-ci aurait tendance à tourner dans Las Vegas au volant de sa bagnole, sans autre but que de se faire sortir la misère humaine par les yeux, « Flylo » comme on l’appelle dans les cercles, fréquente la scène Londonienne, une ville de gentlemen qu’il considère comme sa seconde maison. Alors que l’un a les tics de la bête traquée, l’autre a un pragmatisme presque réac.
Là où il redevient parfaitement humain, c’est lorsqu’il reconnait que Cosmogramma est entièrement dédié à sa tante disparue. Une touchante démarche humaine qui, dans ses mains, va encore prendre la forme d’un documentaire… En bref, il est méticuleux, réfléchi. Tout le contraire de The Gaslamp Killer, le DJ californien à qui l’on doit le plus gros de la production du disque de Gonjasufi. Ce dernier parvient à identifier habilement ses deux comparses. « Le son de Flylo me fait penser à de la glace, quelque chose d’arctique, de polaire. C’est comme si j’étais dans le désert, à chercher de l’eau, et ce bâtard m’apporte de la glace – c’est le genre de relations que nous avions. Quand je vois son son, c’est de couleur indigo ou violette. Gaslamp savait aussi que je cherchais de l’eau, mais il arrivait avec un verre rempli de sable et me disait que c’était de l’eau. » « Gaslamp est une putain de tornade, un putain de tsunami ! Flylo est comme l’œil du cyclone, aussi cool qu’un parvenu. » Sur scène, l’intensité de The Gaslamp Killer, boule de furie aux cheveux en pétard derrière ses platines, transforme en spectacle leurs concerts ensemble. Ils se répondent, développent leur gestuelle l’un en fonction de l’autre.
Le syndrome Radiohead
Un artiste interviewé, ou fréquenté par les médias, est déjà influencé ; surpris par ses propres réponses, il aura parfois l’impression d’en tirer de nouvelles idées, d’y déceler de nouvelles directions qui lui paraissent plus conformes, finalement, à ce qu’on attend de lui. On sent que Gonjasufi et Flying Lotus sont au-delà de ce genre de considérations ; parce qu’ils sont si ridiculement originaux, au-delà des idées et des directions, dans un monde qu’il leur est propre – c’est le syndrome de Radiohead. Pas une stratégie, sûrement pas une affaire de conscience supérieure ; une simple façon d’être. Leur démarche d’être à la fois modestes et évasifs leur permet de garder la tête froide et de ne se priver d’aucune perspective quand à leurs prochaines expériences.
Comme la musique est un milieu qui circule, par certains aspects, en cercle fermé, on peut voir dans le choix décisif de Warp de chaperonner à la fois Flying Lotus et Gonjasufi un retour sur investissement. Radiohead s’est inspiré des productions de ce label légendaire de musique électronique – en particulier Aphex Twin – au moment de Kid A (2000), et le résultat a été un immense succès. Radiohead devint le meilleur groupe du monde au-delà des frontières de l’Angleterre – là bas, ils l’étaient déjà en 1997 avec Ok Computer. Il semblait alors naturel que, voyant la direction prise par le travail de Flying Lotus et de Gonjasufi, s’apercevant qu’ils allaient de plus en plus dans la direction prise par le célèbre groupe anglais, qu’ils commençaient à devenir des figures publiques sympathiques, démocratiques, visionnaires en toute simplicité, le label Warp ait décidé de les signer. D’abord Flying Lotus, puis à travers lui, Gonjasufi.