La musique de Kraftwerk sera bientôt assistée par ordinateur, et avec Computer World en 1981, le groupe est encore une fois visionnaire. Dix ans plus tard, le numérique remplace l’analogique – pour des résultats souvent fort décriés, jusqu’au milieu des années 1990. Beaucoup de groupes continueront quelques temps d’utiliser les bonnes vieilles méthodes – il semble que d’autres, comme les White Stripes, ne craqueront jamais pour le numérique - , mais pas Kraftwerk, qui va transformer tout son travail sur bandes en banque de données informatique. Kraftwerk, depuis ses débuts et encore davantage après Autobahn, son important travail de 1974, est tourné vers l’avenir, quoique l’avenir puisse leur réserver, et avec un genre d’excitation malsaine. Ce serait les derniers à être impressionnés si les machines prenaient définitivement le contrôle sur toute forme de musicalité, voire de pensée. Hütter évoquait d’ailleurs la possibilité que la prochaine étape musicale soit la transmission directe de la pensée musicale en musique par l’intermédiaire de machines. Evolution musicale et technologique, précision et performance vont de pair pour le groupe allemand.
Chez eux, au studio Kling Klang de Dusseldorf, les machines ont déjà pris le contrôle, partiellement au moins. Ralf Hütter, le Werk en chef, statuait « Parfois, c’est nous qui jouons du studio…Parfois, c’est lui qui nous joue ». C’est ce qu’explique la voix lobotomisée dans Pocket Calculator : “By pressing down a special key, It plays a little melody”. Une vision à la fois inquiétante – car dans ce cas, à quoi sert d’avoir une sensibilité ? – et amusante. En tout cas, il s'agit de se poser les bonnes questions.
Est-ce pour autant une musique complètement vendue aux machines ? Non, car elle sait se faire humaine et susciter l’émotion. Au moins trois morceaux ont des mélodies inoubliables ; Computer World (titre en deux parties avec une variation intéressante du tempo), Pocket Calculator / Dentaku, et Computer Love, sans doute l’un des meilleurs titres du groupe – comment ne pas y voir nos sites de rencontres amoureuses si envahissants aujourd’hui ? - ; à la fois atmosphérique et machinesque – les claviers ne perdent jamais la main. Sur Home Computer, les sons du moog, qui furent inaugurés par le groupe à l’occasion d’Autobahn et qui sont ici soulignés de beats électro presque contemporains, paraissent déjà étrangement lointains, mélancoliques, appartenant à une époque révolue. Et de fait, Computer World sera le dernier grand disque de Kraftwerk, le dernier de cette période où il aura dominé le monde de la pop électronique. S’apprêtant en 1983 à sortir un nouveau disque, techno-pop, il annulera sa parution, remettant en question sa modernité à l’heure où Michael Jackson produira Billie Jean.
Au début des années 1980, Kraftwerk est rejoint par ses imitateurs. Cependant, ce n’est pas cette concurrence que dépeint Computer World ; c’est le son d’un groupe libéré qui se laisse à loisir jouer de ses outils, laisse courir ses machines avant de les faire chuinter savamment en leur tirant la bride. L’économie de moyens que revendique le groupe est particulièrement visible sur ce disque, des mélodies étant réutilisées pour plusieurs morceaux. Ce stratagème augmente la cohérence du disque et lui donne l’aspect d’un leitmotiv d’un seul tenant.
Les paroles sont celles de chansons pop accomplies, incisives mais pas creuses de sens ; pleines d’humour et parfois de bile, elles font le contrepoint parfait des ces « little melodies ». Comme sur les albums précédents du groupe, la plupart de ces paroles sont en anglais, mais certaines chansons seront interprétées en plusieurs langues par la suite – Computer Love devenant Computer Liebe par exemple. La trame multilingues de Numbers montre bien la fascination de Kraftwerk pour une musique qui franchisse les barrières de la compréhension par le langage.
La voix atonale de Hütter est aussi l’un des avantages précieux du groupe allemand sur le reste de la production pop. Cette façon détachée de chanter, qui trahit un esprit ingéré par les machines, crée en réalité une distanciation de type second degré qui sied parfaitement au discours à la fois alarmiste et complaisant de Kraftwerk. De ce côté-là, il s’agit d’une formation unique. Aujourd’hui, Rammstein ou Laibach sont parmi ceux qui, adoptant une formule d’humour similaire, rencontrent le plus de succès.
Kraftwerk a suscité une folle inspiration après Computer World, notamment sur la scène techno – appelation provenant de Techno-pop, titre du disque repoussé du groupe, qui finalement s’appellera Electric Cafe (1986) – une référence à 2001, l’Odyssee de l’espace – à sa sortie.
En concert, Kraftwerk va jouer très longtemps Computer World, Numbers, Computer Love ou Pocket Calculator, ce qui prouve l’estime que portent ces créateurs à cet album. Cet album, en effet, est sans doute celui dont les thèmes (l’informatique qui permet la communication, le divertissement mais aussi la surveillance) sont le plus d’actualité. Les idées abordées par The Man Machine et empruntées à Fritz Lang sont passées, et l’utopie de Trans-Europe Express n’a pas de chute concrète ; dès lors l’humour du groupe, qui s’attache à des images concrètes, est quelque peu brouillé dans ces précédents travaux.
Computer World, malgré la qualité tout à fait nouvelle de ses sonorités et ses rythmes et les astuces de sa production, reste symboliquement en deça d’ Autobahn qui a eu le rôle de précurseur ultime en ce qui concerne la pop électronique.
- Parution : mai 1981
- Label : Kling Klang, EMI
- Producteur : Kraftwerk
- A écouter : Computer World, Pocket Calculator, Computer Love
- Appréciation : Monumental
- Note : 8.25/10
- Qualités : rétro, humour
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