MARRY ME
“Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils le jouaient à leur mariage, ou qu’il faisait partie de ces petits moments spéciaux pour eux. J’ai fait un concert à Boston où un homme est monté sur scène et a fait une demande en mariage à sa petite amie. C’était fantastique. C’était très doux. C’est un vrai rappel que, une fois que votre partie est jouée, une fois le disque paru, il est assimilé par d’autres gens dans leur vie quotidienne, est c’est énorme. Totalement hors de votre contrôle. Et psychiquement, c’est très agréable de savoir cela. » Annie Clark nous parle de l’accueil de Il y eut d’abord le EP Paris is Burning (2006), dont la chanson-titre, un brin apocalyptique, est sans doute inspirée du film documentaire de Jennie Livington du même nom (1990) qui chronique la culture de bal à New York et les sujets du racisme, de l’homophobie, du SIDA et de la pauvreté. Parmi les trois morceaux de l’EP, une reprise de Jackson Browne, These Days.
Les chansons présentes sur Marry Me furent écrites quand Clark avait dix-huit et dix-neuf ans, et, selon elle, « représentaient un aspect plus idéaliste de ce que la vie ou l’amour sont, à travers les yeux d’une personne qui n’a aucune expérience. » Annie Clark se décide à occuper un rôle de premier plan. « L’égo provisionnel. C’est un concept que j’ai appris de mon oncle. Vous vous donnez la permission de vous manifester, et d’être vu, ou plutôt entendu, vous vous autorisez une situation que vous ne ressentez pas comme naturelle. Vous êtes comme un messager pour la musique. » Musicalement, Marry Me n’avait pas encore l’opulence des albums à venir ; il est moins intense, et plus vaudevillesque. L’influence cabaret y est clairement audible, comme chez Congleton. Marry Me révèle le talent multi-instrumentiste de Annie Clark, puisqu’elle y est créditée ainsi : « piano, guitares, orgue, Moog, synthétiseurs, clavinet, xylophone, vibraphone, dulcimer, programmation, triangle, percussion ». Dans les circonstances, se créditer au triangle révèle une humilité presque « ancienne école ».
Chaque élément est utilisé pour donner une coloration, mais le résultat est bien au-delà de l’exercice de palette. La musique exerce un magnétisme que l’indulgence et la douceur de l’interprétation de Clark ne fait qu’augmenter. Certains moments font que, malgré la douceur, Marry Me pourrait être l’affirmation d’une dualité précoce. “L’amour ne sert qu’à montrer qui endure coup de fouet après coup de fouet avec panache » ; « Le temps va venir où je vais te donner ma main et dire : ‘c’était bien mais… c’est fini. » L’attraction-répulsion – le fameux push-pull – est une stratégie instinctive. Tout en contrepoints vocaux, en tentatives polyphoniques, tour à tour orchestral et dénudé, traversé d’éclats de guitare abrasive, Marry Me fait éclore une grâce un peu folle, et révèle un nouveau talent exceptionnellement inspiré, saturant ses chansons d’idées, de nuances. What Me Worry, est une chanson au classicisme jazzy, qu’elle interprètera en live avec le violoniste folk et klezmer Andrew Bird. What Me Worry termine d’envoûter l’auditeur, à défaut de le laisser avec les clefs de compréhension de l’album. Comme ceux qui suivaient Annie Clark allaient s’en apercevoir, Marry Me effleurait des thèmes qui allaient croître au fur et à mesure que les sources d’émerveillement de l’artiste se multiplieraient.
ACTOR
Deux ans s’écoulent entre Marry Me et son successeur, Actor (2009). Dans la bouche d’Annie Clark, un mot supplante alors tout les autres : « magie ». L’énergie de New-York, où la jeune femme originaire de Dallas (Texas) vit à présent ? Magique. La bande originale néo-classique du film Disney Sleeping Beauty, qui inspira de nombreux sons sur son second album ? Magique. Découvrir une mélodie qui fonctionne ? « Oh, c’est magique ». Elle évoque ainsi les choses qui nourrissent aussi bien le cœur que l’esprit. « J’aime les contes de fées en partie parce qu’ils sont étranges, confie- t-elle sur le blog Denver Westword. J’aime beaucoup les films de Disney des années 30 et 40. Il y a un article très intéressant sur la préparation de Blanche Neige dans Vanity Fair. » « Ces histoires ont été transformées pour Disney, mais si vous lisez Hans Christian Andersen, c’est horrifiant. Les personnages se font des choses terribles les uns aux autres. » Elle trouverait également magiques les bandes originales enregistrées par Danny Elfman pour Tim Burton. Son apparence gracile, ses boucles, la pâleur de son teint et surtout son regard, presque dénué d’expression, sur la pochette de Marry Me puis sur celle d’Actor, le deuxième album de St. Vincent, la font ressembler l’une de ses marionnettes auxquelles le cinéaste insufflait la vie dans ses films d’animation. Comme Emily, la mariée défunte du film de Burton, Annie Clark semble si légère qu’elle peut s’évanouir dans un souffle. Sur la pochette de Marry Me, sa beauté victorienne crée un personnage à elle seule, un peu énigmatique du fait de cette expression d’attente et de curiosité. Entre les deux albums, l’émerveillement répété d’Annie Clark n’a fait qu’accentuer sa personnalité artistique.
Actor fut l’objet d’un regain d’intérêt important pour le travail de Clark. C’est à cette période que de nombreux nouveaux admirateurs la découvrirent. Allmusic, l’influent site américain qui vise l’exhaustivité et la justesse critique, décrivit l’artiste en ces termes : « Annie Clark est un talent unique : elle est autant musicienne qu’auteure de chansons, ses sons comme ses mots ne font pas de compromis malgré leur délicatesse. Elle mélange rock, jazz, musique électronique, et touches classiques si naturellement que cela semble naturel. Aussi adorables que ses mots et sa voix puissent être, elle est trop étrange et trop maligne pour être seulement séduisante. » Sa signature avec le label britannique emblématique 4AD avant la sortie de l’album a sans doute contribué, en l’associant à une scène de qualité, à sa découverte par un public plus large. 4AD est en effet associé à la scène pop et rock d’inspiration romantique des années 1980, tels This Mortal Coil, Bahaus, les Cocteau Twins ou Dead Can Dance, et a su préserver son esprit indépendant jusqu’à aujourd’hui à travers les signatures d’Atlas Sound, Deerhunter ou Twin Shadow. Actor fut commenté avec plus de précision et d’excitation que son prédécesseur, auquel il fut comparé. Annie Clark, elle fut apparentée à David Byrne (Talking Heads), David Bowie encore et toujours, Peter Gabriel et Beth Orton, des gens qu’elle « respecte et qu’elle admire », tout en notant, interrogée, sur le blog Denver Westword, son intérêt particulier pour une chanson comme Wuthering Heights, de Kate Bush.
Pour beaucoup, les visages inhabituellement exposés des jaquettes accentuaient l’ambigüité des œuvres en connotant l’existence de sentiments inavouables, et donc la nécessité de cette demeurer neutre en façade. « C’est une superposition de cruel et d’aimable. Les arrangements, baroques, sont encore plus apprêtés qu’avant et sa voix est plus belle, ceux-ci et celle-là soulignant les courants obscurs qui sous-tendent ses chansons. » Dans ce jeu de signifiants, Actor introduit la couleur – orange – pour dénoter un art plus vivant, plus vibrant, plus intense. La persistance du portrait conserve cependant le mystère.
Sur Actor, Annie Clark accolait à des cordes cinématiques des sonorités et des rythmes plus minimalistes et inquiétants. Les moments les plus inconfortables venaient avec les mélodies les plus douces, et inversement. Laughing with a Mouth of Blood, malgré son titre violent, contient les passages les plus mielleux de l’album. La nouvelle musicalité mettait ainsi en valeur les oppositions qui donnaient sens à son œuvre, les rendant décelables même pour un auditeur moyennement attentif. « L’album joue des contrastes, pouvait-t-on lire dans Entertainment Weekly, « Clark laissant sa voix de chorale d’église s’attarder sur des paroles qui s’en prennent sombrement aux thèmes de la violence, du sexe, et du chaos général ». Une interprétation extrême pour un disque enregistré dans une sérénité retrouvée. « Je suis revenue d’un an et demi de tournée, et mon esprit était usé », racontera Clark. « J’ai ainsi commencé à regarder des films, dans un processus pour me faire redevenir humaine. Et ça s’est mis à influencer le disque entier. » Actor laisse entendre que ‘redevenir humain’ ne débarrasse pas de la confusion, mais ne fait que la transfigurer. Cet embrouillement suscité par une longue fuite vers les salles de concert s’écrit en chansons. La sophistication sonore d’Actor peut dissimuler dans un premier temps la sensualité et la sensibilité intenses de l’album. Les paroles évoquent souvent un souffle qui s’accélère, un cœur qui bat la chamade et toujours l’appréhension. « Ses personnages s’inquiètent du jugement de ses voisins et des étrangers, tentent de sublimer ou de désamorcer leur colère, et dans un des moments les plus sombres de l’album, fantasment à l’idée de se fondre totalement dans une nouvelle identité. »
Une autre chose qui différencie Actor de Strange Mercy, c’est le mode de composition, majoritairement à l’aide d’un ordinateur, avec Garageband, le logiciel de création musicale développé par Apple et généralement destiné aux amateurs. Clark expliquait en partie ce choix par l’influence de ses voisins, qui rechignaient à l’entendre jouer de la guitare à travers la cloison de son appartement. Que ceux qui pensaient qu’une telle pratique ne pouvait donner de résultats probants se détrompent. Le procédé n’a pas altéré les qualités d’écriture, mais a sans doute participé au timbre légèrement étouffé des chansons.
YEAR OF THE TIGER
L’Amour l’Après-Midi est un film d’Eric Rohmer qui date de 1972. Un homme marié y médite son rapport aux femmes, celles qu’il observe dans sa vie quotidienne. La maîtresse d’un de ses amis de jeunesse, Chloé, reprend un jour contact avec lui. Créature impulsive et en détresse, l’homme, qui s’appelle Frédéric, décide de lui devenir en aide, et tombe bientôt sous le charme, avant d’être tiraillé par la jalousie. L’histoire a plus d’une parenté avec Le Démon de l’américain Hubert Selby (1928-2004), livre génial dans lequel un homme marié lui aussi ne peut s’empêcher de multiplier les aventures, frustré par un travail qui ne tarit pas ses envies de pouvoir et de domination les plus folles. Une critique acerbe de la morale sociale, qui démarre dans l’intimité paisible d’un foyer pour se terminer en feu d’artifice de violence grandiloquent. Chloe in the Afternoon, c’est le titre de la chanson qui ouvre le troisième album d’Annie Clark sous des auspices plus étranges encore que sur Actor. Le refrain, avec la phrase du titre répétée, intrigue. Nous sommes propulsés sans préparation dans un univers de tension psychologique, au bord de l’hystérie. Clark semble y manier le fouet autant qu’elle s’écrase sous les coups de langue enflammée de son instrument. Elle subit et inflige tour à tour, et souvent simultanément. Son désespoir semble appeler revanche. “did you ever really care for me, like I cared for you?”
Comme le personnage de Selby, Clark s’y pose entre les apparences que l’on se donne et les envies qui nous prennent, en réaction à un environnement pour que l’on s’efforce de garder banal, tout en cherchant à la fuir. St Vincent nous a appris à ne plus se fier aux apparences ; plus une personne est marquée de neutralité, semble signifier Clark, plus ses envies, sa voracité, seront puissantes. «Physiquement j’ai l’air très réservée », suggère Clark. « Mais j’ai certainement autant de colère et d’agressivité en moi que n’importe quelle autre personne, et il faut que cela s’exprime d’une façon ou d’une autre. » L’instinct prend le dessus avec de plus en plus de panache, tandis que les personnages restent dans une réserve presque maladive. Le son est plus acéré, se réconcilie un peu avec les mots dans un objectif commun. Strange Mercy est né à la guitare, conçu pour pouvoir être interprété entièrement en solo sur l’instrument, et le choc de cet instrument et des mots, ‘emboités ensemble d’une façon évocatrice’ est parfaitement clair. La présence de claviers aux sonorités originales n’enlève rien à la crudité des mélodies. "J’aime l’aspect physique de la guitare ; vous pouvez l’étrangler ou la faire chanter. Je ne peux pas dire que je sois très technique pour autant. C’est plus de l’intuition – c’est toujours plus le coup de chasser l’abstraction. » Autour d’elle et de son instrument, une douzaine de musiciens.
Clark ressemble parfois à Nina, l’héroïne du film de Darren Aronoifski, Black Swan, et ce n’est pas seulement pour sa voix de cygne. « Strange Mercy, c’est ce qui se produit quand l’image d’élégance et d’assurance est confrontée à la confusion et au chagrin : vous pouvez soit avoir le regard fixe et désespéré vers toutes ces choses étalées par terre, soit faire quelque chose de beau, et même de transcendant, en vous confrontant à vous-même. » Parfois, les désirs de grandeur se concrétisent, comme sur Cruel et ses remarquables séquences de cordes, au cours d’une entêtante Cheerleader au refrain insistant ou encore sur le magnifique Year of the Tiger. « J’ai discuté avec plusieurs personnes qui m’ont dit que l’année 2010 avait été la pire de leur vie. Un ami m’a dit qu’n 2010 les hauts devaient être vraiment hauts et les bas vraiment bas. J’ai essayé de faire quelque chose d’utile et de productif de cette année-là, d’en faire une chanson. Et c’était l’année du tigre. » commente-t-elle, à propos de la chanson Year of The Tiger, interrogée par Christina Lee sur le site New-Yorkais Vulture. Lorsqu’elle laisse la confiance l’abandonner pour paraître plus vulnérable (Surgeon, Strange Mercy…), c’est fascinant aussi. Dilettante est précieux, inclassable, funky, avec un final une nouvelle fois surprenant. L’album est aussi une relecture aussi mondaine que précaire de la maturité, avec Champagne Year – une expression utilisée lorsqu’on atteint l’âge de notre jour de naissance, 28 ans en l’occurrence.
Clark se fait kidnapper par une famille dans une vidéo dont le principal personnage est une petite fille d’une douzaine d’années. Il faut imaginer cette fois l’héroïne de Dogville, le film de Lars Von Trier. Enfin, une session pour 4AD parachève, pour les mois à venir, sa vision musicale. Inspirée de Shirley Bassey chantant This is My Life en 1968 à la télévision italienne, elle est entourée de son nouveau groupe, constitué de Daniel Mintseris et Toko Yasuda au synthétiseurs et de Matthew Johnson à la batterie. Annie Clark y apparaît lourdement maquillée, et, malgré sa fragilité, est plus convaincante que jamais tandis que sa guitare et sa voix sont valorisées par le relatif minimalisme de la musique, sur les réinterprétations de quatre titres extraits de son nouvel album. Elle est en passe de transformer les stimulations d’un spectacle, glamour en apparence, en joie féroce.