“…you can hear whatever you want to hear in it, in a way that’s personal to you.”

James Vincent MCMORROW

Qualités de la musique

soigné (81) intense (77) groovy (71) Doux-amer (61) ludique (60) poignant (60) envoûtant (59) entraînant (55) original (53) élégant (50) communicatif (49) audacieux (48) lyrique (48) onirique (48) sombre (48) pénétrant (47) sensible (47) apaisé (46) lucide (44) attachant (43) hypnotique (43) vintage (43) engagé (38) Romantique (31) intemporel (31) Expérimental (30) frais (30) intimiste (30) efficace (29) orchestral (29) rugueux (29) spontané (29) contemplatif (26) fait main (26) varié (25) nocturne (24) extravagant (23) funky (23) puissant (22) sensuel (18) inquiétant (17) lourd (16) heureux (11) Ambigu (10) épique (10) culte (8) naturel (5)

Genres de musique

Trip Tips - Fanzine musical !

samedi 30 juin 2012

Crazy Horse & Neil Young



Le deuxième album solo de Neil Young, paru 4 mois après le premier, était presque entièrement un rejet de son précédent effort. De la country folk de ce premier album, les chansons était devenues plus rugueuses. De solo, Neil Young était devenu groupe ; Everybody Knows This is Nowhere (1969) marquait le début de sa collaboration avec le trio de Dany Whitten (guitare), Ralph Molina (batterie) et Billy Talbot (basse) que le canadien avait rescapé de leur groupe original, The Rockets (les formations homonymes ne manquent pas). C’est peut être par l’unique album (1968, réédité par Cherry Red) de cette formation condamnée à l’anonymat de Los Angeles qu’on peut commencer. Ou par le personnage de Dany Whitten (né en 1943), dont cet album rock psychédélique précoce prouvait les qualités d’auteur de chansons. Whitten est mort d’une overdose en 1972, l’année où Neil Young a explosé avec Harvest. Un site lui est dédié : http://www.dannyraywhitten.com, sur lequel ont peut lire sa biographie (numérisée) et écouter l’essentiel de sa discographie, pour remonter aux origines du Crazy Horse.

Le Crazy Horse se rebaptisa ainsi une fois signé leur contrat avec Neil Young. Un trio de chansons, aux paroles comme issues de fantasmes typiquement américains, se démarquèrent par leur fureur et leur grandeur : Cinnamon Girl, Down by The River et Cowgirl in the Sand. Everybody Knows This is Nowhere posa les bases d’une formule qui est restée inchangée 40 ans plus tard, alors que sort Americana (2012). Un album éponyme en 1971, Crazy Horse poursuit en parallèle de leur début de carrière avec Neil Young leur propre utopie de groupe, tandis que les trois membres qui forment le cœur du groupe sont rejoints par Ry Cooder à la steel guitar, Nils Lofgren ou Jack Nizsche, un important compositeur et arrangeurs. Ils enregistrent leur album le plus convaincant. Garage rock et lourdes influences country se marient parfaitement sur les morceaux entêtants Dance Dance Dance, I Don’t Want to Talk About It ou surtout Downtown. Dans la poésie de Whitten, la lune, les étoiles et les larmes sont des images souvent évoquées. « I got stung by the moonglow” (Hole in My Pocket) « Don't you be caught with a tear in your eye./Sure enough they'll be sellin' stuff/When the moon begins to rise.” (Downtown) Ou surtout “If I stand all alone, will the shadow hide the color of my heart/Blue for the tears, black for the nights we’re apart/And the stars don’t mean nothin to you, they're a mirror (I Don’t Want to Talk About It). L’aspect rustique de leur musique restera le principal charme du groupe.

Dany Whitten devint accro à l’héroïne au tournant des années 70, ce qui émoussa son désir de continuer avec le Crazy Horse. Pour l’aider, Neil Young (qui écrivit The Needle and the Damage Done en songeant à lui) lui proposa de les rejoindre en tournée. Mais son comportement erratique l’obligea à s’en débarrasser. Whitten fut bientôt retrouvé mort. La tournée qui s’ensuivit fut particulièrement débraillée et imbibée, mais Young continua d’écrire beaucoup de chansons puissantes et de les interpréter sur scène dans des concerts déroutants. Tonight’s the Night (dont la parution est délayée jusqu’en 1975 car il est jugé trop ardu) est le document de cette période en compagnie des membres restant du Crazy Horse, mêlant studio et concerts. Whitten chante encore sur Come on Baby Let’s go Downtown, enregistrée de son vivant. Les interprétations de World on a String, Albuquerque (« "starvin' to be alone/Independent from the scene that I've known" ) ou Speakin’ Out sont rendues plus bouleversantes par leurs défauts et leurs changements de tempo. La chanson titre est un hit d’un autre genre, avec ses chœurs éthyliques, et bien que crédité au seul Neil Young, la patte ‘garage’ du Crazy Horse est bien présente. Le groupe avait laissé leur public sur leur faim à la suite de leur très bon premier album, et il faut attendre 1978 pour avoir une suite à la hauteur, avec Crazy Moon. Le principal problème du ‘groupe’ est le changement incessant de personnel autour du batteur Molina et du bassiste Talbot. Celui-ci écrit aussi des chansons, mais il faudra attendre encore plus de 20 ans pour qu’il se lance en solo, dans les années 2000. Frank Sampedro, une nouvelle recrue, se révèle être un bon chanteur et un bon auteur de chansons. Dommage qu’au-delà des best-of il n’y ait plus eu de suite digne…

Les longues compositions de Young canalisent la ferveur musicale du Crazy Horse, que ce soit sur Cortez the Killer ou Like a Hurricane. On préfèrera les versions live de ces morceaux. Le concert est un domaine où le Crazy Horse a toujours excellé - la solidité de leur base basse/batterie leur permet des jams qui dépassent le quart d’heure sans faiblir. Mais Rust Never Sleeps (1979) est constitué de morceaux plus ramassés, culminant avec le poignant Hey, Hey, My , My (Into the Black), chanson qui fut rétrospectivement associée au suicide de Kurt Cobain puisqu’il en avait repris ces mots sur une note : « It’s better to burn out/ than to fade away ». Un autre disque de Young avec le Crazy Horse, Sleep With Angels, constituera un hommage retentissant à Cobain. Mais avant cet album, Ragged Glory (1990) aura une tonalité bien plus positive, revenant à un endroit ou « peace and love live there still » (Sur l’accrocheuse Mansion on the Hill). L’amour est au centre de presque toutes les chansons – Over and Over, White Line, Farmer John, Love to Burn... Plusieurs mauvais albums plus tard, c’est un retour plus convaincant pour le Crazy Horse, dans leur forme d’accompagnateurs. Homogène, parcouru de bonne mélodies et saturé de la guitare de Young, c’est le dernier grand album du Crazy Horse avec Neil Young jusqu’à ce jour. Il aura bientôt son pendant live définitif, Weld, 2 CD et 16 morceaux parmi les plus intenses du répertoire commun au groupe et à leur chanteur star, ponctués d’outros cataclysmiques dont les musiciens ressortiront à moitié sourds. Greendale (2003) et son histoire de meurtre dans une petite ville américaine divisera, malgré de bonne chansons.



dimanche 24 juin 2012

Gladiators




Le nom du trio vocal les Gladiators semble dériver d’une fascination pour la figure de l’esclave rebelle de la rome antique Spartacus. Leurs débuts sont liés à un succès des Ethiopians, Train To Skaville. La face B de ce célèbre morceau était You are the Girl, une chanson permettant à Albert Griffiths, qui allait devenir le charismatique leader des Gladiators, de gagner confiance en ses capacités d’auteur de chansons. Il les aimait très imagées, chargées de paraboles, capables de retracer l’histoire du reggae depuis ses origines.

Trio vocal composé de Griffiths, de Clinton Fearon et de Gallimore Sutherland ils firent leurs classes avec le producteur Coxsone Dodd - ils allaient rester maçons un moment, étant donné son principe de 20 dollars la chanson et pas de royalties. Le morceau Hello Carol (1968) fait partie de leur préhistoire, et c’est déjà un gros succès en Jamaïque. Roots Natty, Bongo Red, Jah Go Before Us et Mr. Baldwin suivent, et le trio passe même entre les mains de Lee Perry avant que l’affaire ne se termine en combat de coqs.

Virgin, à travers leur branche Front Line, poussa à partir du milieu des années 70 des artistes plus enclins à faire des singles, qui offraient une gratification immédiate dans leurs pays, à produire des albums destinés à une plus large distribution. L’intrusion d’un gros label est donc plutôt bénéfique pour le reggae, d’autant plus que les albums sont rendus de nouveau disponibles par Virgin après les années 2000 (avec leurs pochettes originales – mais sans notes et sans paroles). Les Mighy Diamonds ou les Abyssinians sont aussi concernés par ces rééditions.

Les Gladiators se montrèrent aussi productifs avec les albums qu’avec les singles. Ils réenregistrèrent beaucoup de hits pour ces albums qui sont parmi les grands classiques de la période. Encouragés par un premier disque redoutable, Trench Town Mix Up (1976), ils maintinrent le cap avec Proverbial Reggae (1978) et Naturality (1979). Une compilation, Dreadlocks the Time is Now (1990), ressemble 19 hits révélant la ferveur du groupe dans cette période. Musicalement, le trio se maintient dans une formule simple ; les rythmes lancinants tirent parfois sur le dub, l’apport des guitares est minimaliste il n’y a pas ou peu de cuivres. La présence inattendue d’un harmonica dans plusieurs morceaux de l’album Sweet so Till (1980) laisse penser que Griffiths avait apprécié les bandes originales d’Ennio Moricone pour Sergio Leone.

samedi 23 juin 2012

My Name is Nobody - The Good Memories (2012)





Parutionmars 2012
LabelMy Little Cab Records / Lespourricords
GenreFolk
A écouterThe Wrong Trainer, The Impossible Stroll, Nastassia
°
Qualitésfrais, poignant

Je n'ai pas ce disque entre les mains, mais j'en réclame une copie ! En route pour Bordeaux, je ferai un saut à Nantes dans la semaine s'il le faut, pour la récupérer auprès de Vincent Dupas, le principal intéressé. Je me souviens avoir assisté à son « petit set de mellowtempo depression-folk », comme il l'appelle lui-même avec un brin de dérision, alors qu'il était de passage à Toulouse. J'avais été impressionné par son anglais irréprochable. Ce disque est l'occasion de redécouvrir ses autres qualités ; son calme et sa gravité, qui font beaucoup penser aux chanteurs américains Kurt Wagner (Lambchop), Eddie Vedder (Pearl Jam) et Bill Callahan. The Good Memories m'évoque ainsi beaucoup Supper (2003), l'un des albums les plus accessibles de Callahan. On retrouve les chevaux chers à celui-ci (« go back to your stable/give your horses a brush » sur The Wrong Trainer). Comme ce dernier, Dupas a un don pour délivrer des chansons calmes mais affirmées, où il montre qu'entre tous ses interlocuteurs c'est lui qui a la main. « please go back to your stable to clean/the mess you made in it »

Il sait aussi faire prévaloir la spontanéité, laisser respirer, susciter la fraîcheur, parfois le grand frisson : « i'm facing the white mount/i'm trapped again in the whirlwind of the winter/i vanish in the snow/and freeze your image in an avalanche ». Sur Northern Memories : «little gestures, little words, precious shiver, precious heart » : de petits gestes, peu de mots, un cœur précieux. Outre l'hiver, un autre thème, le voyage : New Mexico, Japanese Tales et My Life Travelling for Working n'en font pas le secret. Les tournées dans plusieurs pays d'Europe – avec même la chance d'avoir effectué un baptême américain - et les nombreux concerts ont donné à Vincent Dupas une hauteur de vue. Pas besoin de préméditation ni de grandes répétitions pour préparer le disque, ses 10 compositions (sur 12 enregistrées au cours des 2 dernières années) sont venues brutes de leur énergie électrique, et Dupas y assume une tristesse et parfois une mollesse introspective. 

Il est accompagné de plusieurs amis, notamment Mark Trecka et Nona Invie des troubadours Dark Dark Dark que le bouche-à oreille enthousiaste et les concerts sincères vont finir par me faire adopter. C'est une chorale improvisée tout entière qui participe à l'enregistrement de Japanese Tales, une chanson au charme évanescent, sans batterie, guidée par un banjo. The Good Memories semble gagner en limpidité jusqu'au couplet de folk songs languissantes, Nastassia et Homestrech, qui le terminent.

mercredi 20 juin 2012

Jesca Hoop - The House That Jack Built (2012)







Parutionjuin 2012
LabelBella Union
GenrePop, indie rock
A écouterThe House That Jack Built, Born To, Deeper Devastation
°
Qualitésfrais, doux-amer, féminin


Jesca Hoop tient un blog sur lequel elle fait état de ses rêves. Elle semble aussi capturer les souvenirs et les sensations dans des objets ou des vêtements – des charmes. D'autres font sans doute rimer boule de crystal, cartomancie ou parapluie volant avec chansons. Cependant ils ne choisissent que rarement de se lancer avec autant de mordant, de sensualité, dans une carrière musicale. Hoop l’a testé pour vous : ça fonctionne ! Elle a même suffisamment de crédit pour réaliser les vidéos pleines de rituel que demandaient son imagination : The Kingdom, tirée de son précédent album Hunting My Dress, et Born To, en provenance de son nouvel album. Encore une fois, d’autres font de même. Cependant ceux là n’ont pas démarré leur carrière comme nounou chez Tom Waits.
The House That Jack Built comble de joie l'auditeur amateur de voix nouvelles et de pop-folk racée ; puis le détourne un peu, à cause de la trop grande clarté des arrangements et la direction très pop de certains morceaux ; puis charme de nouveau. Musicalement, la simplicité est la clef ici ; Kismet (2007) et Hunting My Dress (2009), les deux premiers albums de Hoop, étaient, en comparaison, tarabiscotés. Ce nouvel album est structuré autour de puissants points-clefs : le premier single Born To, qui le propulse (une chanson qui interroge les hasards de fortune qui font que certains ont toutes les chances et d'autres rien selon les circonstances de leur naissance), Peacemaker et son « fuck me babe » bizarre mais sexy quand même, Hospital (With Your love) et son refrain bleu et rose « Il n'y a rien de tel qu'un bras cassé pour gagner ton amour », et plus loin, Deeper Devastation. D'autres chansons sont plus étonnantes, telle  When I'm Asleep. « Quand je m'endors/tu n'es plus personne/je ne suis plus nulle part ». Ode to Banksy, Dig This Record et DNR sont encore plus intrigantes. Le plus impressionnant avec Jesca Hoop, est sans doute la manière dont elle écrit et applique ses propres règles.
La chanson-titre, The House That Jack Built, est pleine de quiétude et de beauté. Deeper Devastation balaye la terre de chaud et de froid, et culmine sur un refrain choral envoûtant : « Under the power of our one and only sun”. La musique de Jesca Hoop n'a jamais été aussi versatile en termes d'échelle, de l'intime à la largesse, et la déportation depuis Hospital jusqu'à la chanson titre est importante. Mais au coeur de son écriture reviennent toujours comme repères les éléments naturels – à l'image du premier single, Born To. “Spin her out of dust into rock and fire/Oh holy water/Throw her to the earth/Through the burning air”. Les quatre éléments sont cités, ils dessinent le cadre dans lequel Hoop opère comme une sorte de déesse mineure. Comme le suggère Born To, les bases, les origines sont aussi importantes que les destins, les destinations. Hoop échappe largement à la monotonie de connaître le début et la fin de l'histoire en se réfugiant dans la dimension présente, faite de la poésie abstraite des sensations et des situations. Trois ans, passés depuis Hunting my Dress, sont un long présent à compiler. Dans cet album dense rien n'est laissé au hasard. Trois producteurs y ont contribué, découpant, on l'imagine, dans les idées de la chanteuse pour rendre l'ensemble plus digeste. Le séquencement est tel qu'on n'a pas un instant de répit.

Le vrai, beau trouble est éffleuré avec la plus belle chanson de l'album, Deeper Devastation “Tu ne peux faire confiance aux hommes pour faire ce qui est juste.” Mais pour Hoop, ça ne ressemble pas à une vérité plus fondamentale que, disons, les souvenirs d'enfance dans Hospital (With Your Love) ou son amour pour Jacques Cousteau évoqué dans Ode to Banksy, qui parle comme souvent de plonger plus profond, de remonter plus loin  dans les des rêves et les souvenirs – pour le reste, il vaut mieux refuser d'associer “IL n'y a plus tellement d'idée dans ma plume” et “les bombardiers suicidaires ont simplement besoin d'une étreinte”, par exemple. Le communiqué de presse de l'album évoque des thèmes précis – la vie et la mort, le sexe et la guerre (d'ou le champignon de la belle jaquette ?), l'esprit et le coeur. L'inspiration de Jesca Hoop est un peu foutraque, mais dans le fond il y a une matière qu'elle sait remuer à même la terre des réalités, qui façonne, et le sable des souvenirs, qui s'écoule – avec le vent et le soleil comme alliés. When i'm Asleep est comme une dernière bourrasque.

lundi 18 juin 2012

Sun Araw, M. Geddes Gengras + The Congos - Icon Give Thank (2012)







Parutionavril 2012
LabelRVNG
GenreDub, expérimental, reggae
A écouterFood Clothing and Shelter, Sunshine, Invocation
°°
Qualitésenvoûtant, hypnotique

Quand on commence à écouter du reggae roots, ce qui fut pour moi le cas avec la session acoustique Inna De Yard (2005) de Cedric Myton, le leader des célèbres Congos, on ne suspecte pas forcément que ce genre musical vient du ska et se dirige, en ralentissant, en devenant mantra, vers un psychédélisme bourbeux défini par sa richesse et sa profondeur sonore. Pourtant, si on connaît un peu le travail de Lee Scratch Perry, professeur de studio, manipulateur d'enregistrements, un disque tel que Icon Give Thank est presque de la musique traditionnelle. Avec Lee Perry, la musique est une vision à la sonorité précise, dont les échos sont bien mesurés, les sons choisis de façon rituelle – même lorsqu'il s'agit d'un meuglement de vache zombifiée. Dans ce contexte, les chanteurs, les musiciens sont souvent excellents, ils ont une aisance à capturer l'instant. Quelques prises leur suffisent pour offrir toute la substance des voix, des percussions et des guitares, mais des producteurs comme Perry continuent à travailler longtemps après que la dernière prière à Jah ait été formulée. Le studio est un instrument à part entière dans une musique qu'il faut rendre le plus ludique et hypnotique possible, et aussi conforme que possible à ce que l'on entend dans sa tête. 

Cameron Stallones (Sun Araw) ne sait pas à quoi va ressembler son disque, mais il intime le producteur M. Geddes Gengras de quitter Los Angeles avec lui, direction la Jamaïque, et plus précisément un patelin du nom de St Catherine où la légende de reggae, avec ses lions et ses dompteurs au regard fou, ne dorment jamais. La musique qu'ils produisent à Kingston ne franchit pas souvent les frontières pour arriver jusqu'à nos oreilles, alors lorsqu'un projet dub expérimental fait remonter jusqu'ici les voix des Congos pour un résultat aussi cohérent et solide que sur Icon Give Thank, c'est une moment de retrouvailles exceptionnel en plus d'être agréable, voire excitant. 

La rencontre était planifiée, commanditée (?) par le label RVNG. La rencontre eut lieu le plus naturellement du monde, Cédric Myton et Roy Johnson (les congos) étant réputés pour leur ouverture d'esprit et leur spontanéité. Mais le résultat n'est pas tant planifié. « Le vrai challenge, ce n'était pas de travailler ensemble mais d'imaginer la façon dont le disque allait sonner, commente Stallones. « Aucun d'entre nous n'avait vraiment d'idée quant au résultat.» Il fallait utiliser les voix extraordinaires de Myton (falsetto) et Johnson, d'abord comme un instrument puis de leur donner progressivement un poids spirituel. « Les sessions initiales que nous avions faites à LA étaient des expérimentations rudimentaires, quelques rythmes à la batterie, quelques lignes de basse. Nous avons essayé de tout maintenir à un état de simplicité extrême pour que nous ne puissions réellement concevoir l'album qu'une fois en Jamaïque. Nous ne savions pas quelles seraient les possibilités là-bas, ainsi nous préférions avoir quelques bases de travail." « Quelques chansons ont été faites autour de beats que j'ai créés avec la version gratuite de Ableton avant de les coller sur mon enregistreur cassette. » Les éléments de rythme, les guitares, les basses et les bruitages peuvent prendre de nombreuses formes, souvent réminiscentes de ce qu'a accompli Lee Perry et d'autres poducteurs dans les années 70. L'ensemble, rafraîchissant, intense, progresse au fil de l'album. 

" A un moment, pendant l'enregistrement, Roy s'est retourné vers moi et a réalisé : 'oh, ce sont des chants spirituels.' A partir de là, cela a fait sens pour tout le monde. » Tandis que l'album se termine, avec Invocation et Thanks and Praise, la symbiose entre producteurs et chanteurs Rastafari s'élève au-delà des styles musicaux pour gagner une vraie spiritualité. Les Congos on repris le dessus à la fin. Food, Clothing and Shelter et Sunshine, au milieu de l'album, assurent la transition en propulsant irrésistiblement l’auditeur vers d'autres sphères. « It's Coming » répètent des voix déformées, qui donnent l'impression de flotter dans une mer de champignons. Sur Sunshine : "time to make a move, time to get you in the groove". 

En 10 jours de travail dans les lieux ou l'inspiration reggae est née, le voyage a été passionnant pour Stallone. Il a été décidé de produire un documentaire retraçant cette expérience, Icon Eye. Ne serait-ce que pour la beauté colorée des fresques annonçant sur les murs des maisons ce qui se trame à l'intérieur, pour les leçons de vie – musique, danse, ganja – il est à regarder à tout prix cet été !

mercredi 13 juin 2012

Culture



VOL 2 : ROOTS REGGAE
Introduction
Les rythmes du rock steady se sont ralentis, la basse est devenue proéminente. Les versions instrumentales, le dub et les DJs sont les nouveaux visages du reggae. Les artistes solo, nouveaux venus ou héros de l’époque du ska aillant évolué hors de leurs formations d’origine, sont nombreux à sortir d’excellents albums. Le reggae s’est imposé en Europe, en Angleterre en particulier. Ce n’est qu’au début des années 1980 que la reconnaissance mondiale va suivre. Juste avant cela, les années 77, 78, 79 sont propices aux plus incroyables séries de disques de la part de groupes à la maîtrise et à la vision impressionnantes. Souvent amenés par des auteurs et chanteurs charismatiques, les meilleurs trios sont ceux qui embrassent la ‘culture’ locale, presque une trinité – le Rastafarisme, l’appel à la paix politique et à la renaissance sociale, l’environnement et le mode de vie à travers la culture du chanvre (cannabis) et sa consommation.

Le Rastafarisme est une déclaration d’appartenance par laquelle vient la liberté. Pour être libre, il faut avoir un héritage à défendre, des valeurs communes qui transcendent les réalités économiques, l’égoïsme, l’isolement, les difficultés quotidiennes. La star internationale Alpha Blondy reconnaît un jour : « j’ai choisi le reggae parce que les Jamaïcains sont plus africains que les noirs Américains », évoquant le lien privilégié qui réunit la petite île et le cœur du grand continent – le Ghana, l’Ethiopie. Le peuple de Jah (Dieu) est pourtant sans frontières. Son utopie est de créer un grand mouvement fasse progresser tout un peuple comme un seul homme, et la musique entraînante, dansante, excitante sert à démontrer que la révolution vient du cœur autant que de l’esprit. Le reggae est une musique du cœur ; c’est une musique parfois amusante, pleine d’humour, mais surtout de tendresse et de mélancolie. Quand reverrai-je cette terre que mes ancêtres ont laissée derrière moi ? Quand verrai-je mes désirs de révolution se propager dans les cours des maisons du ghetto de Kingston, Trench Town, et jusque sur la place publique ? Le reggae tente de réconcilier les conflits et de passer outre les guerres froides ; le symbole le plus fort, c’est lorsque Bob Marley réunit deux opposants politiques lors d’un grand concert pour la paix (avant de subir une tentative d’assassinat). C’est aussi Peter Tosh avec Equal Rights en 1977. Rien à faire, l’île est scindée en deux, en partie à cause de l’influence américaine écrasante.

L’année précédente, le même a déjà secoué avec Legalize It, touchant à un problème très sensible : l’herbe. C’est d’épanouissement et d’espace vital qu’il est question. Pour en rester au pur pragmatisme, la fumette rend plus supportable les barreaux de la pauvreté. Poser dans un champ de chanvre en train de fumer demande un peu de courage, quand être pris en possession de joint peut condamner à 18 mois de prison. Culture fait la même chose avec International Herb (1979), mais ils sont trois sur la pochette. U Roy émerge d’un nuage de fumée sur celle de Dread i a Babylon (1975), l’un de ses chefs-d’œuvre. La culture et la consommation de la plante est une affaire de territoire ; et l’on sait que partout où l’on revendique du territoire pour en faire quelque chose culturel il y a toujours quelqu’un pour le convoiter à des fins moins ‘culturelles’.

Culture

Juste à gauche du fameux visuel de pochette sur lequel Joseph Hill, Albert Walker et Roy Dayes sont en pleine séance de fumette devant un buisson touffu de chanvre, une série de drapeaux : le Japon, les États-Unis, l’Angleterre, la Chine ou le Brésil. En 1979, le reggae est l’un des genres musicaux les plus influents au monde, inspirant des stars internationales. Pourtant, des formations comme Culture (d’abord baptisés The African Disciples) rappellent que ce n’est pas un genre musical générique hérité d’un seul moule, mais une musique étroitement liée à l’identité du groupe qui l’enregistre.

Chacun cultivait sa singularité, spirituelle, politique, musicale. Ceux qui réussissaient le mieux étaient les plus persévérants et solides, souvent amenés par un leader téméraire. L’auteur et chanteur charismatique de Culture, Joseph Hill en faisait partie. Sa voix puissante est légèrement voilée est un élément clef de Culture, soutenue parmi les harmonies de ses coéquipiers Roy Dayes et Albert Walker par l’invention de gimmicks mélodiques puissants et cuivrés, et des rythmiques assez rapides et versatiles. Joseph Hill n’a abandonné sa carrière qu’en 2006 ; en plein concert, il s’écroule sur scène et meurt.

Après Bob Marley, le mieux qui puisse vous arriver dans votre découverte du roots reggae, est d’ouvrir le boitier jaune vif de Two Sevens Clash (1977), avec la photo d’un trio vocal à contre-jour sur la pochette. A l’intérieur, le CD arbore fièrement le label de Joe Gibbs, apparemment imprimé directement depuis un vieux 45 tours. Joe Gibbs est un autre producteur de légende. Comme les meilleurs artistes de l’ère roots, son influence était due à sa persévérance ; il produisit des séries de singles et d’albums redoutables.

Two Sevens Clash emprunte son nom à une prophétie qui prévoit l’apocalypse lorsque les chiffres 7 se rencontreront, le 7 juillet 1977. Le reggae n’était jamais plus puissant qu’en empruntant aux prophéties, la chanson-titre s’exécutant en rappelant celles de Marcus Garvey. Pour les véritables croyants, la fin du monde n’apporte que la délivrance et la promesse de rejoindre le sein du royaume de Jah. L’album eut un tel succès qu’à la fameuse date, nombreux furent ceux qui restèrent enfermés chez eux.

Two Sevens Clash est un superbe mélange de styles et de sons. Les interjections, parfois électroniques, les guitares très présentes soulignent l’intensité fervente de Joseph Hill. Hormis le morceau-titre, les point forts sont See Them a Come, Natty Dread Take Over ou Get Ready To Ride the Lion To Zion.

Culture se maintint en forme avec Harder Than The Rest (1978) , Cumbolo (1978) et International Herb (1979). C’est la meilleure période de leur carrière. Ces albums ont été réédités et sont faciles à trouver.

The Abyssinians


Avec le trio vocal des Abyssinians culmine la force du message rasta. Le succès de leur approche résolument spirituelle et fraternelle de la musique, est reflété par une chanson, Satta Massagana, qui va devenir contre toute attente l’hymne national officieux de la Jamaïque. Tout était loin d’être gagné cependant ; les rythmes ont beaucoup ralenti depuis le ska, les chansons sont souvent en mode mineur, ce qui leur confère un aspect triste et sombre, les tempos ne varient pas d’un morceau à l’autre, et la voix de Bernard Collins, bien que profonde, est peu impressionnante en comparaison avec celle, beaucoup plus soul, de Leroy Sibbles (The Heptones). Mais tout le trio chante, avec un sens de l’harmonie naturel. Et le studio n’est plus équipé de deux mais de huit pistes qui permettent un son plus profond, résonnant d’un sentiment spirituel. Huit pistes, c’est encore bien en deçà de ce que les Beatles connaissaient à Abbey Road…

Bernard Collins et Donald Manning sont amis de longue date, mais l’idée de faire de la musique de manière professionnelle ne leur vient qu’après qu’un flot créatif ait apporté Satta Massagana. Une chanson de dévotion dont le titre est en Ahmaric, la langue éthiopienne. La chanson elle-même est inspirée par Happy Land de Carlton & the Shoes. Coxsone Dodd, le célèbre producteur, enregistrera la chanson mais restera pessimiste quant à son impact sur le public acheteur. Il a pourtant également produit Happy Land… Sans support, elle ne se vendit pas. Il fallut que le groupe rachète les bandes (beaucoup plus cher que ce qu’ils avaient reçu pour enregistre la chanson), et la sorte sur leur propre label, Clinch. « Quand nous fîmes la chanson, elle ne décolla pas. Elle date de 1969 et elle ne se vendit pas du tout jusqu’en 1971. » Voyant le succès surprise du morceau, Dodd tenta de rattraper le coup en produisant plusieurs versions instrumentales qu’il mit rapidement en vente. Lui qui avait accompagné l’avènement du ska puis du rock-steady, la douceur et la douleur subtilement contenues dans le reggae semblaient avoir échappé à sa sensibilité.

Rejoints par Lynford Manning (un habitué de Carlton & the Shoes), les Abyssinians produisirent notamment Declaration of Rights, un appel à la révolution qui venait droit du cœur. « They took us away from our civilization, brough us to slave in this big plantation.” Leur premier album enfin paru en 1976, s’appellera Forward to Zion (le mot ‘Zion’, beaucoup utilisé par les rastas, décrit une sphère spirituelle, un paradis des sens). African Race est l’un de ses temps forts thématiques, évoquant violence et domination coloniales. La relative austérité et les vérités fondamentales auxquelles semble toucher Forward to Zion et son successeur, Arise (1978), laissent entrevoir une musique accompagnée d’un nouveau pouvoir ; celui de trouver un équilibre moral et de le partager.
Explorateurs & Pirates

Si la Jamaïque est pleine de talents, la renommée locale ne leur apporte pas la richesse, loin de là. Ils sont souvent payés 20 dollars par chanson enregistrée et n’ont pas de royalties. Un studio tel que Studio One est avant tout apprécié par les musiciens comme une école, pour ce qu’ils y apprennent. Les plus chanceux sont ensuite repérés par de plus grosses maisons de disques. « Il n’y avait pas d’argent car nous étions comme des explorateurs, raconte Léonard Dillon, des Ethiopians. Avant d’entrer dans le business, je pensais que ça changerait notre vie, mais une fois à l’intérieur on se rend compte que rien ne se passe. La musique n’avait pas de répercussions à l’étranger. J’étais sous-estimé, parce que je ne chantais pas dans un bon anglais. », remarque Dillon qui souligne que nombre d’artistes locaux abandonnaient leur argot pour essayer de perçer. Situation rendue encore plus amère lorsqu’on sait que nombre d’artistes Jamaïcains étaient diffusés sans autorisation en Angleterre, des versions pirates de leurs disques se vendant sans que personne, apparemment, n’y trouve rien à redire. « Le premier disque que vous faites, vous vous le faites voler », commentera Donald Manning, des Abyssinians. Léonard Dillon : “Mais nous ne pensions même pas à l’argent. Même si le producteur ne nous donnait rien un jour, nous étions quand même au studio en train d’enregistrer le lendemain. » A Trench Town, il n’y avait rien d’autre qui aurait pu les détourner de la force d’un héritage ancestral. Un travail, souvent manuel et pénible, leur permet de vivre.
 

lundi 11 juin 2012

The Heptones






La voix de Leroy Sibbles, le chanteur des Heptones, est l'une des choses les plus fulgurantes de la scène reggae. Constitué de  Sibbles, Barry Llewellyn, et Earl Morgan, ce groupe-charnière fut beaucoup imité pour leur chant en close harmony (plusieurs voix dans un seul octave, entendu par exemple chez Simon and Garfunkel et les Beach Boys), et la fluidité sensuelle de leurs compositions. Coxsone Dodd les entraina au chant et guida l'écriture de Sibbles, qui développait un sens de l'humour sarcastique dans ses histoires de coeurs brisés. Sibbles intégra le staff de Studio One à la basse et travailla comme assistant producteur et détecteur de talents. Il sera salué par Peter Simon et Stephen Davis, pour reggae international, en ces termes : Un grand nombre des lignes de basse cultes de la musique jamaïcaine sont le fruit du travail d'un homme, Leroy Sibbles. [...] Cela fait de Sibbles un géant de la musique jamaïcaine, égal en stature à Bob Marley. Quels que soient les progrès qu'ont apporté les Wailers dans les chants et la conscience du reggae, Sibbles en a fait au moins autant pour le développement de l'instrument de musique le plus important du reggae. Il a été un pont entre les influences afro-jamaïcaine et afro-américaine."

Comme pour d'autres, la conscience culturelle rastafari émergea dans sa vision au tournant des années 1970. Le superbe On Top (1970) démarrait avec Equal Rights, et ses références au lynchage des ancêtres. Mais le groove y était élégiaque et la batterie inspirée du Nyahbinghi appelait à l'amour du prochain. Il se lassa de Studio One pour s'émanciper jusqu'à signer avec la maison de disques anglaise Island, appartenant au millionnaire Chris Blackwell, en 1975. Night Food fut produit par le célèbre Lee ‘scratch’ Perry. Cette nouvelle période des Heptones culmina sans doute avec Party Time (1977). Lee Perry réussit à actualiser leur son sans perdre la force de leurs harmonies, et ils achevèrent de conquérir les coeurs en Angleterre et dans toute l’Europe. Sibbles quitta le groupe peut après cet album qui continua sans lui et sans retrouver le même succès.

A l'écoute de On Top, on peut facilement rapprocher aux Heptones de ne pas sonner toujours sonner comme un groupe Jamaïcain - l'album a d'ailleurs été enregistré au Canada ! Mais le groupe a beaucoup fait pour populariser le reggae vocal, et l'esprit de 'melting' pot qui l'anime donne un visage résolument tourné vers l'extérieur à la musique Jamaïcaine.   

The Ethiopians


L'un des groupes vocaux qui ont le plus influencé par leurs messages et leurs riches arrangements et textures, les Ethiopians ont accompli la transition entre le ska et le rock steady, en pavant aussi le chemin pour le roots reggae plus engagé. Leonard Dillon (né en 1942), leur chanteur, devint peu à peu l'un des charismatiques ambassadeurs de la culture reggae. Il est décédé en 2011 et un large hommage lui a été rendu.

Pour expliquer la magie du groove des Ethiopians, Dillon suggère toujours qu’il s’agissait d’expérimentation. Producteurs comme musiciens semblaient toujours avides de nouvelles expériences, désirant multiplier les possibilités de rythmes qui leurs appartiendraient. « Nous avons pris le rythm and blues et la calypso pour en faire du rock steady. C’est seulement une question de jouer plus lentement certains instruments, et d’en jouer d’autres plus rapidement. »  Les rythmes doivent aussi pouvoir être dansés. “En ces jours vous deviez créer le son, se remémorera-t-il. Vous deviez produire les chansons et inventer une danse pour vendre ces chansons.” 

En 1964 à Kingston, Dillon rencontre Peter Tosh qui l'introduit auprès des Wailers. "J'ai fait quelques chansons des Wailers avec eux. Bunny [Wailer] et Peter [Tosh] m'apprenaient beaucoup sur les harmonies."

Ceux ci le présentent à leur tour à Coxsone Dodd. "Quand je suis allé au studio, Bob [Marley] venait juste de faire Simmer Down. » « Chaque samedi j’allais chanter à l’église. Quand vous entendez ma musique et que vous écoutez les paroles, ça évoque l’amour et la joie. Tout ce qui concerne Jah." Dillon rencontre de ce pas  Stephen Taylor et Aston Morris, qui forment un duo de rue, et ils décident de former ensemble The Ethiopians. « Nous répétions dans un endroit appelé The Ethiopian Reorganization Centre, où toute la culture rastafari était bien visible. », commente Leonard Dillon pour expliquer le choix du nom. Les Ethiopians véhiculent à toute vapeur les valeurs rasta, qui faisaient passer l’héritage ethnique avant la religion. « Mon grand-père était chrétien, c’était un prêtre, et il ne m’a rien appris quant à l’église. Il me parlait plus volontiers de l’Afrique et comment nous nous sommes retrouvés ici. »

Une entrevue avec Albert Griffiths (qui devait former les Gladiators) donnera lieu à Train to Skaville. Les Ethiopians s'introduisirent même dans le top 40 en Angleterre ou les skinheads s’approprient la musique ska et ses relents d’indépendance. En 1967, ils continuent avec Engine 54, Train of Glory ou Stay Loose Mama, et le très percussif The Whip. Ils avaient trouvé comment s'adresser au corps et à l'esprit tout à la fois, les saxophones réunis par Dodd complétant de façon particulièrement excitante les injonctions de Dillon.

Everything Crash, enregistré en 1968, critiquait la situation politique de l'époque, évoquant le rationnement d'eau et les coupures d'électricité ; ainsi qu’un incident pendant lequel 31 personnes furent tuées par la police. Reggae Power (1969) et Woman Capture Man (1970) complètent cette suite fascinante. Stephen Taylor se fit renverser par un camion dans la station-service où il travaillait, ce qui marqua la fin d’un période de créativité faste pour le groupe.

Mais la hargne de Dillon donna encore l'excellent Slave Call (1977), un tour de force pour lequel il recrute son propre groupe Nyahbinghi. De Ethiopian National Anthem à Obeah Book, l'album tourne plus que jamais autour des thèmes rastas.  Le Let It Be des Beatles y est réécrit comme un spiritual.

The Paragons - On the Beach with the Paragons (1967)






VOL 1 : STUDIO ONE

Les dominicains ont le merengue, les haïtiens le compas, le trinidadiens le calypso, les guadeloupéens le zouk, et les Jamaïcains le mento dans les années 1950. C'est aussi l'époque de la naissance des rythmes Nyahbinghi, fait de percussions spécifiquement rastas, sur lesquelles de larges groupes chantent. Count Ossie est le créateur de la musique sacrée rasta avec son ensemble de 20 musiciens, Mystic Revelation of Rastafari. Le style percussif Nyahbinghi influencera les rythmes du reggae jusqu’à nos jours. Les rythmes et les cuivres influencent le premières formes de reggae, et c'est sans surprise que le rythm and blues et le jazz du sud des Etats-Unis s'ajoutent aux ingrédients de cette révolution.

C'est cette musique qu'écoutait Clément Seymour Dodd, connu bientôt sous le pseudonyme Coxsone Dodd, en voyage aux etats Unis avant de rentrer en 1954 en Jamaïque. Il installe à Kingston sa sono et diffuse les musique qu'il a glanées en voyage, et qu'il continue d'importer de la Nouvelle-Orléans et de Miami. C'est un fan de be-bop de bogie woogie, de rythm and blues et de musiques latines. Mais ce n'est que la guerre des sound system qui commence – la musique s'écoute alors presque exclusivement dans la rue, la radio n'étant pas développée sur l'île - , et il faut attendre 1959 pour que les premier 45 tours soient enregistrés. L'idée n'était tout simplement pas venue à Dodd que vendre des disques pourrait être rentable mais comme les meilleurs diffuseurs et producteurs de musique de l'île, sa capacité d'adaptation est sa principale force.

Il n'est pas seul ; Chris Blackwell, le futur grand producteur de Bob Marley, s’intéresse à cette musique qui transpire la sincérité et l’authentique. Le pinacle de la carrière de Dodd arrive en 1962, lorsqu'il décide de construire son mythique studio, le Jamaïca Recording Studio, et de créer le label Studio One. Le rythm and blues dépérit aux Etats Unis, et le besoin de crée une industrie musicale propre justifie l'entreprise de Dodd ; il recrute certains des meilleyurs musiciens au sein d'un même backing band, et devient le principal roduteur de l'île pour une décénnie. Le Guns of Navarone des Skatalites est l'un des premiers succès internationaux çà avoir un son résolument Jamaïcain. Les Gaylads suivent. Dodd auditionne et signe les Wailers, groupe vocal de ska avec Bob Marley. La concurrence frappe fort avec Toots and the Maytals...

The Paragons

Le rock steady, qui succède au ska, incorpore l'influence soul dans le reggae. Slim Smith, Alton Ellis, Phillys Dillon, Bob Andy, Desmond Dekker, Ken Boothe ou Delroy Wilson sont l'élite de cette scène qui nait en 1965 en Jamaïque. Ils enregistrent tous au Studio One sous la houlette de Coxsone Dodd. Les Paragons se forment au début des années 60. Quatuor à trois voix au sein duquel John Holt fait des prouesses vocales, ils vont rencontrer Dodd avec lequel ils enregistrent d'abord les singles à succès Love at Last et Good Luck and Goodbye. Ils prennent alors, sous l'impulsion du grand John Holt, la voie d'une approche plus roots que soul – ce qui les rapproche du reggae qui viendra après - pour devenir l'une des formations les plus populaires en Jamaïque et en Angleterre. On the Beach With The Paragons, paru en 1967, a tout de la bombe de séduction massive. Les influences de Detroit et l'invasion des Beatles donnent des ailes au petit groupe. Island in the Sun, Happy-go-Lucky Girl, Only a Smile et leur chanson la plus fameuse, The Tide is High (reprise plus tard par Blondie) sont rassemblés sur ce premier album. L'intelligence de ces chansons composées à plusieurs mains réside dans leur caractère entraînant, doux, romantique.

L’art des Paragons culmine peut-être sur l'album suivant, Riding High with the Paragons (1968). Unforgettable You voit la chanteuse Roslyn Sweet apporter un contrepoint féminin aux harmonies syncopées.

Après une douzaine de hits en Jamaïque, le groupe se rendit compte qu'ils seraient toujours dépendants de leur producteur, Coxsone Dodd. Les Jamaïcans, les Techniques, les Three Tops, les Melodians, les Sensations et les Ethiopians se firent tous rouler de la même façon, mais enregistrer pour studio One devait rester un privilège...

Voir aussi : Heptones, Ethiopians, Abyssinians

vendredi 8 juin 2012

The Walkmen - Heaven (2012)







Parutionjuin 2012
LabelFat Possum
GenreRock, Acoustique
A écouterHeaven, Heartbreaker, Love is Luck
°
Qualitésélégant, communicatif

La video officielle du morceau-titre de l’album, Heaven, est un rush à travers 10 années de la vie d’un groupe jeune et brouillon devenu l’un des plus élégants en activité. Au-delà des vestes bien taillées et des clichés sépia, la vidéo révèle autre chose ; sur cette multitude d’images défilantes, se sont toujours les mêmes visages, encore pas tout à fait adultes, et la seconde d’après, pères de famille (ils ont tous eu des enfants ces dernières années). Ce qui donne au groupe tant de classe, et qui produit l’attachement du spectateur à la vidéo et à la chanson, c’est le fait que les Walkmen soient restés les mêmes 5 personnes depuis leurs débuts discographiques en 2002. C’est une chose dont ils sont très fiers.
 « Remember, remember/What we fight for.» scande le refrain de la même chanson comme pour célébrer leur union et leur force. La vidéo est accompagnée de commentaires très positifs quand à cette chanson, et c’est vrai qu’elle conjure la nonchalance New-Yorkaise pot-Strokes (un mirage, maintenant que presque tout le groupe a cessé de vivre à New-York) tout en illustrant entre ses grandes lignes mélodiques le thème de l’album ; le Walkmen est devenu papa. De quoi rendre Hamilton Leithauser plus attachant qu’il a jamais été – et il revient de loin, ses débuts le plaçant du côté des têtes à claques ayant un penchant pour les soirées arrosées. Parmi les commentaires de la vidéo, cette déclaration, accompagnée de 28 pouces levés : « Cette vidéo est si réconfortante. Nous n’avons pas beaucoup de mecs comme les Walkmen aujourd’hui, apprécions ce que nous avons. » Et c’est vrai, bien entendu.
Tout le monde aime les Walkmen, ou du moins a aimé l’une ou l’autre partie de leur carrière : celle de loups aux dents longues, plus ancrés dans l’immédiateté, avec Leithauser plongeant la plume dans le vinaigre à l’image de Bows and Arrows (2004) et son single The Rat ; ou celle, plus contemplative, texturée et temporelle entamée avec You and Me (2008) – sans doute l’album le plus impressionnant de leur carrière. L’accueil tiède de Lisbon (2010) ne devrait pas se reproduire avec Heaven : non qu’il soit meilleur, mais ceux qui ce sont rétractés ont eu le temps depuis de se faire au côté ‘carte postale’ des Walkmen, à apprécier comment ils assument leur imagerie sépia,  à se rendre lorsque finalement, assis à une table de café devant un coucher de soleil, c’est la musique des Walkmen que l’on souhaite entendre. Heaven attaque Deus (avec Following Sea) sur le territoire de la bande-son de l’été.
La petite mélodie basse-guitares qui ouvrait Juveniles nous avait immédiatement séduits ; musicalement, We Can’t Be Beat, un doo-woop où l’on retrouve avec plaisir la voix de crooner d’Hamilton Leithauser (j’ai lu une comparaison de Leithauser avec Richard Hawley), renvoie plutôt à la longue introduction de Blue as Your Blood ; l’album prend son temps à s’émanciper. Mais déjà, cette façon de jouer en arpèges des accords simples mais jamais évidents, et ce son de guitare si chaleureux du groupe nous propulse en terrain connu et conquis. Heaven est essentiellement la suite naturelle de son prédécesseur. Parmi les que les nouveautés, la présence de Robin Pecknold, des Fleet Foxes, qui ne fait qu’affirmer cette filiation devinée entre le rock New-Yorkais et le folk plus doux de l’autre côte Américaine (les relations entre Sharon Van Etten et Justin Vernon le confirment). Un pas a été fait en termes de séduction et de partage.  « Ce sont les bonnes années/les meilleures que nous connaîtrons jamais. », s’enthousiasme Leithauser sur Heartbreaker, une chanson dont le rayonnement pop se répand à tout l’album.  Du fait d’écrire, Leithauser est sans doute celui qui porte le groupe au plus profond de son cœur, et on sent que ce moment de l’album constitue pour lui le pinacle des dernières années du groupe. C’est ensemble qu’ils ont ressenti le besoin, après un Lisbon plus tourné vers l’histoire intérieure des Walkmen, de proposer un disque ouvert à la participation collective, auquel chacun semble pouvoir, plus facilement associer son enthousiasme.
Le bluesy The Witch ou la power –pop de Love is Luck seront très appréciés en live ; alors peu importe que le plus rêveur Southern Heart ou le duo à l’ancienne avec Pecknold, No One Ever Sleep, ne soient pas joués dans ces conditions. L’écriture a progressé, ne se contentant pas de matraquer sur le thème du rêve comme  parfois auparavant, mais capture des bribes de vie qui sont une façon de correspondre aux photographies bien réelles utilisées pour la promotion de l’album. Les souvenirs de Leithauser projettent une certaine mélancolie parfois typique de la country ou du bluegrass, avec toujours ce questionnement sur la pertinence et la place de l’artiste dans le monde contemporain (« listening to the country station and wondering where i stand »), tantôt plus proche de ce que pourrait chanter un vieil homme tel que Leonard Cohen dans Famous Blue Raincoat ("Tell me again how you lived all the men you were after"). A ce point, il ne faut pas oublier que les débuts turbulents du groupe ont laissé des albums chargés de rejet et de désespoir, et Heaven contient des moments plus mélancoliques ou amers, Love is Luck ou The Love you Love. La proximité à l’autre, la fidélité et la loyauté sont des sentiments exprimés tout au long de cette collection de chansons et il n’appartient qu’à l’auditeur de les laisser déteindre délicieusement sur lui. 

lundi 4 juin 2012

Julia Holter & Dirty three - Trabendo le 29/05/12


Les fans de cette nouvelle sensation que devient malgré elle la californienne Julia Holter se divisent peut-être en 2 camps : ceux qui trouvent "Ekstasis" (2012) moins développé que "Tragedy" (2011), le premier album atmosphérique et évocateur qui a établi les talents de cette compositrice à l'oreille extraordinaire et à la voix evanescente jusqu'en Europe ; et ceux qui y entendent les mêmes éléments – voix, harmonies, et ce flottement inimitable - tournés de façon plus accrocheuse et plus séduisante.

Ce soir, entamant la soirée vers 20 heures, Julia Holter va largement privilégier le second, Ekstasis, et laisser entrevoir le troisième, donnant un aperçu de la transe créative dans laquelle elle est engagée en continu depuis au moins un an et demi. Ce faisant, elle est accompagnée d'un violonceliste et d'un batteur précis, délicat et parfois rudes – l'attitude de ces deux là, dont le jeu a été écrit de toutes pièces par Holter dans un temps suspendu puis transfiguré pour la scène, se résume à un mot : expérimentale.

C'est le slogan toujours attirant de cette nouvelle édition du festival de la Villette Sonique, une importante manifestation au sein de laquelle un affiche rassemblant un trio instrumental australien culte et une égérie de studio taillée pour le XXIème siècle n'entame plus la confiance d'un public accoutumé, mais a tôt fait de susciter la curiosité. La soirée qui nous concerne est articulée en deux temps, avec Peaking Lights et son dub plein d'infrabasses, surprenant à défaut d'être convaincant, pour faire le pont et laisser la moitié du public respirer en terrasse. A ce moment, je passe une poignée de minutes en compagnie de Julia Holter, qui me remercie d'avoir fait les chroniques de ses disques et dédicace mon fanzine.

Holter est debout, derrière un synthétiseur Nord Stage 2 qui a tout du bijou technologique, plongée dans une nappe de brume figée et féerique, le regard en haut, passant avec plus d'habitude que de concentration d'un son à un autre, l'enveloppe de ses chansons changeant sensiblement d'un morceau au suivant, tout en préservant l'intensité qui permettait sur "Ekstasis" de captiver l'auditeur. L'album était aussi dense que le set semble dépouillé, par nécessité d'adaptation et envie de se libérer de la contrainte. Dépouillé mais cérébral, et plein de multiples ramifications reliées par des refrains mélodieux.

Si l'équilibre sonore entre les éléments doit rester, Holter ne peut évidemment pas reproduire le travail qu'elle a accompli en passant tant d'heures à mixer les plages sonores en studio. Ce qu'elle peut faire, c'est de se reconnecter aux rigueurs rythmiques de son assemblage de chansons et les mimer de la façon le plus convaincante possible. Marienbad, Fur Felix ou Moni Mon Amie son des chansons à la beauté instinctive, qui trouvent leur chemin sans effort apparent. Try to Make Yourself a Work of Art impressionne par sa tension, son aura glaçée. Cette façon à la fois errante et déterminée y culmine, le violoncelle gronde. En répétant l'impératif qui donne son nom à la chanson, Holter se rapproche le plus de ce qu'on pourrait appeler du contact avec le public. Sans doute est-ce la nature de sa musique qui affecte sa façon d'être.

La voix de Holter, superposée, répercutée comme un instrument, reste masquée par la gaze des atmosphères, d'une façon qui décontenance le public autant qu'elle suscite sa curiosité. Mais cette voix exprime aussi une forte émotion, sur Goddess Eyes par exemple, chanson qui sert de pivot à son duo de disques, y apparaissant de façon répétée. Au final, une prestation plutôt distraite, détachée, tout au long de laquelle on comprend la raison qui ont poussé Holter à changer son style entre ses deux albums, s'il devait y en avoir qu'une : le plaisir de pouvoir interpréter sa musique devant des audiences façonnées par la musique électronique et les gimmicks entêtants.

Cette contrainte de formats plus digestes, Dirty Three l'a aussi embrassée avec "Toward the Low Sun", son nouvel album événement paru en 2012, et qui a reçu un accueil critique mitigé. Les grands sites musicaux l'on généralement aimé, les fans du groupe l'ont sans doute compris, tandis que ceux qui étaient restés à distance de la formation, malgré ses liens avec Grinderman, Nick Cave et les Bad Seeds ou la bande originale de "The Assassination of Jesse James" – par l’intermédiaire de ce personnage clef qu'est Warren Ellis – ne s'en sont pas plus rapprochés. "Toward the Low Sun" présente des morceaux autour de 5 minutes, et c'est lié à un volonté des trois larrons de davantage faire dans la concision.

En live cependant, ils prennent le chemin inverse, n'hésitant pas à offrir de longues codas improvisées à leurs compositions échevelées. Mais ce n'est qu'après avoir complètement conquis le public. C'est vite fait : vers 22 heures 30, Warren Ellis déboule sur scène, costume, sourire espiègle, pilosité toujours impressionnante, et se met à pratiquer aussitôt un français châtié mais aussi drôle que du québécois. Sa galaxie à l'élégance détraquée tourne autour d'un mot : psychédélique. Histoires noires et violentes, romance et solitude – ce qui n'empêche pas Ellis de rester enjoué à tel point que certains finiront par lui demander de se mettre à poil ! C'est un vœu qu'il a souvent prononcé en interview – que le public participe, n'ait pas seulement l'impression de regarder un concert mais soit sollicité, et c'est le cas.

Les morceaux pourraient acheminer le chaos et le désespoir : ils provoquent l'euphorie au contraire, grâce au talent technique et à la vision du trio. Le batteur Jim White montre un amusement certain à mélanger tous les styles avec une maîtrise et une puissances qui galvanisent le violon virtuose d'Ellis. Celui ci attaque de longues phrases mélodiques, agressives ou mélancoliques, les accumule électroniquement jusqu'à créer un son dantesque, dans lequel se mélangent les mélodies de "Toward the Low Sun" et d'autres bribes de son imaginaire de western en phase terminale. Mick Turner (un croisement entre Poutine et un fermier australien) reste focalisé sur sa guitare, même si on sait qu'il est capable de jouer du piano.

Ce rôle, Ellis s'en charge avec une fougue grandiloquente sur Sometimes i forget you've gone, un morceau de "Toward the Low Sun" qui est porté à un niveau sonore terrible. Celui ci sera encore représenté avec The Pier ou Furnace Skies. Le maëlstrom tourbillonnant est ponctué des acclamations nourries du public. On ne regrette pas Grinderman, seulement que les disques de Dirty Three n'aient rien de cette puissance écrasante et n'égalent jamais cette densité. Il est plus de minuit lorsque le groupe exécute Ashen Snow au sommet de son envoûtement avant de dire au revoir.

Photo : (c) Snaprockandpop.

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