Les fans de cette nouvelle sensation que devient malgré elle la californienne Julia Holter se divisent peut-être en 2 camps : ceux qui trouvent "Ekstasis" (2012) moins développé que "Tragedy" (2011), le premier album atmosphérique et évocateur qui a établi les talents de cette compositrice à l'oreille extraordinaire et à la voix evanescente jusqu'en Europe ; et ceux qui y entendent les mêmes éléments – voix, harmonies, et ce flottement inimitable - tournés de façon plus accrocheuse et plus séduisante.
Ce soir, entamant la soirée vers 20 heures, Julia Holter va largement privilégier le second, Ekstasis, et laisser entrevoir le troisième, donnant un aperçu de la transe créative dans laquelle elle est engagée en continu depuis au moins un an et demi. Ce faisant, elle est accompagnée d'un violonceliste et d'un batteur précis, délicat et parfois rudes – l'attitude de ces deux là, dont le jeu a été écrit de toutes pièces par Holter dans un temps suspendu puis transfiguré pour la scène, se résume à un mot : expérimentale.
C'est le slogan toujours attirant de cette nouvelle édition du festival de la Villette Sonique, une importante manifestation au sein de laquelle un affiche rassemblant un trio instrumental australien culte et une égérie de studio taillée pour le XXIème siècle n'entame plus la confiance d'un public accoutumé, mais a tôt fait de susciter la curiosité. La soirée qui nous concerne est articulée en deux temps, avec Peaking Lights et son dub plein d'infrabasses, surprenant à défaut d'être convaincant, pour faire le pont et laisser la moitié du public respirer en terrasse. A ce moment, je passe une poignée de minutes en compagnie de Julia Holter, qui me remercie d'avoir fait les chroniques de ses disques et dédicace mon fanzine.
Holter est debout, derrière un synthétiseur Nord Stage 2 qui a tout du bijou technologique, plongée dans une nappe de brume figée et féerique, le regard en haut, passant avec plus d'habitude que de concentration d'un son à un autre, l'enveloppe de ses chansons changeant sensiblement d'un morceau au suivant, tout en préservant l'intensité qui permettait sur "Ekstasis" de captiver l'auditeur. L'album était aussi dense que le set semble dépouillé, par nécessité d'adaptation et envie de se libérer de la contrainte. Dépouillé mais cérébral, et plein de multiples ramifications reliées par des refrains mélodieux.
Si l'équilibre sonore entre les éléments doit rester, Holter ne peut évidemment pas reproduire le travail qu'elle a accompli en passant tant d'heures à mixer les plages sonores en studio. Ce qu'elle peut faire, c'est de se reconnecter aux rigueurs rythmiques de son assemblage de chansons et les mimer de la façon le plus convaincante possible. Marienbad, Fur Felix ou Moni Mon Amie son des chansons à la beauté instinctive, qui trouvent leur chemin sans effort apparent. Try to Make Yourself a Work of Art impressionne par sa tension, son aura glaçée. Cette façon à la fois errante et déterminée y culmine, le violoncelle gronde. En répétant l'impératif qui donne son nom à la chanson, Holter se rapproche le plus de ce qu'on pourrait appeler du contact avec le public. Sans doute est-ce la nature de sa musique qui affecte sa façon d'être.
La voix de Holter, superposée, répercutée comme un instrument, reste masquée par la gaze des atmosphères, d'une façon qui décontenance le public autant qu'elle suscite sa curiosité. Mais cette voix exprime aussi une forte émotion, sur Goddess Eyes par exemple, chanson qui sert de pivot à son duo de disques, y apparaissant de façon répétée. Au final, une prestation plutôt distraite, détachée, tout au long de laquelle on comprend la raison qui ont poussé Holter à changer son style entre ses deux albums, s'il devait y en avoir qu'une : le plaisir de pouvoir interpréter sa musique devant des audiences façonnées par la musique électronique et les gimmicks entêtants.
Cette contrainte de formats plus digestes, Dirty Three l'a aussi embrassée avec "Toward the Low Sun", son nouvel album événement paru en 2012, et qui a reçu un accueil critique mitigé. Les grands sites musicaux l'on généralement aimé, les fans du groupe l'ont sans doute compris, tandis que ceux qui étaient restés à distance de la formation, malgré ses liens avec Grinderman, Nick Cave et les Bad Seeds ou la bande originale de "The Assassination of Jesse James" – par l’intermédiaire de ce personnage clef qu'est Warren Ellis – ne s'en sont pas plus rapprochés. "Toward the Low Sun" présente des morceaux autour de 5 minutes, et c'est lié à un volonté des trois larrons de davantage faire dans la concision.
En live cependant, ils prennent le chemin inverse, n'hésitant pas à offrir de longues codas improvisées à leurs compositions échevelées. Mais ce n'est qu'après avoir complètement conquis le public. C'est vite fait : vers 22 heures 30, Warren Ellis déboule sur scène, costume, sourire espiègle, pilosité toujours impressionnante, et se met à pratiquer aussitôt un français châtié mais aussi drôle que du québécois. Sa galaxie à l'élégance détraquée tourne autour d'un mot : psychédélique. Histoires noires et violentes, romance et solitude – ce qui n'empêche pas Ellis de rester enjoué à tel point que certains finiront par lui demander de se mettre à poil ! C'est un vœu qu'il a souvent prononcé en interview – que le public participe, n'ait pas seulement l'impression de regarder un concert mais soit sollicité, et c'est le cas.
Les morceaux pourraient acheminer le chaos et le désespoir : ils provoquent l'euphorie au contraire, grâce au talent technique et à la vision du trio. Le batteur Jim White montre un amusement certain à mélanger tous les styles avec une maîtrise et une puissances qui galvanisent le violon virtuose d'Ellis. Celui ci attaque de longues phrases mélodiques, agressives ou mélancoliques, les accumule électroniquement jusqu'à créer un son dantesque, dans lequel se mélangent les mélodies de "Toward the Low Sun" et d'autres bribes de son imaginaire de western en phase terminale. Mick Turner (un croisement entre Poutine et un fermier australien) reste focalisé sur sa guitare, même si on sait qu'il est capable de jouer du piano.
Ce rôle, Ellis s'en charge avec une fougue grandiloquente sur Sometimes i forget you've gone, un morceau de "Toward the Low Sun" qui est porté à un niveau sonore terrible. Celui ci sera encore représenté avec The Pier ou Furnace Skies. Le maëlstrom tourbillonnant est ponctué des acclamations nourries du public. On ne regrette pas Grinderman, seulement que les disques de Dirty Three n'aient rien de cette puissance écrasante et n'égalent jamais cette densité. Il est plus de minuit lorsque le groupe exécute Ashen Snow au sommet de son envoûtement avant de dire au revoir.
Photo : (c) Snaprockandpop.
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