/Parution : février 2011
/Label : Island Records
/Genre : Rock alternatif
/A écouter : The Glorious land, The Words that Maketh Murder, Written on the Forehead
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//Qualités : soigné, engagé, audacieux
Le premier titre d’un disque de Polly Jean Harvey annonce toujours le contenu de l’album qu’il introduit. Le sentimental Oh My Lover sur Dry (1992) ; Rid of Me, sournoise complainte sur l’album sismique du même nom (1993), le blues théâtral de To Bring You My Love sur le sien (1995), le virage plus solitaire d’Angelene sur Is This Desire ? (1998), et cette ligne fabuleuse : « My name is Angelene/The prettiest mess you’ve ever seen ». L’aliéné Big Exit en ouverture de Stories From the City, Stories From the Sea. Sur celui-ci, qui lui a valu le Mercury Prize en 2000, Polly n’était plus elle-même, mais une personnalité extravertie à la nouvelle et excitante vie New Yorkaise, et aussi, comme en témoignent des apparitions à la télévision, la grossière imitation d’une star du show-business. L’expérience ne durera pas, avant qu’elle ne se sente en décalage. Thom Yorke (Radiohead), qui participe au disque, chantait sur Ok Computer (1997) : « For a minute there, i lost myself… » Bientôt, les titres de Stories From the City, Stories From the Sea ne seront plus joués en concert. L’album va conduire P.J. Harvey à une crise de créativité, et Uh Uh Her, en 2004, sera une belle façon d’en découdre. Listant par écrit les choses à faire ou à ne plus faire en studio (laquelle liste est reproduite dans le livret de l’album), Uh Uh Her, va être son disque le plus difficile. Au milieu, une minute de chant de mouettes ; la manière pour Harvey de signifier qu’elle ne sait plus vraiment comment continuer. Elle joue les prolongations sans pouvoir empêcher le sarcasme de gagner jusque dans les paroles de ses nouvelles chansons.
The Devil, sur White Chalk (2008), comme les introductions précédentes, servait d’ambassadeur pour annoncer que Pj Harvey allait encore nous surprendre. Sur The Devil, en Harvey dévoilait sa « vraie » voix pour de bon, plus du tout intimidante mais au contraire presque chétive. La conviction demeurait pourtant intacte, et la concision faisait de Silence ou de Dear Darkness de petits joyaux encore enveloppés d’un charme où la flamme de la sauvagerie d’antan brillait tel un attachant souvenir. Puis il y a eu l’expérience remarquable A Woman a Man Walked By (2009), disque sur lequel Harvey a développé sa réflexion sur les différentes manières d’interpréter une chanson en fonction de la teneur de ses textes.
Aérien, éthéré, curieux, avec sa mélodie de xylophone, Let England Shake sonne à nos oreilles comme l’avaient fait tous ces premiers titres en leurs temps ; nouveau.
Disque à plusieurs dimensions, particulièrement pensé et écrit en amont, il faudra prêter au neuvième disque de Harvey huit ou dix écoutes avant de pleinement l’apprécier, mais il vous liera alors d’une manière nouvelle à la chanteuse et au monde citoyen dont elle se fait porte-parole. « Je me considère comme quelqu’un qui ne cesse de transmettre de l’espoir. Je veux dire, qu’est-ce qu’on aurait si on lâchait ça ? » Let England Shake véhicule ce sentiment crucial de manière plus directe que le faisaient tous les autres disques de Harvey, plutôt attachés à la sphère intime, et, jusqu’à l’extrême, à son corps. Ce corps servait de limite et de terrain d’expérimentation, prêtant à redéfinir la notion de pudeur. Elle se veut maintenant impersonnelle, universelle, plus fidèle aux racines et aux valeurs qu’elle ressent être les siennes.
“Ce disque voyage à travers de nombreux pays, c’est ce que je voulais. Je recherchais la sensation d’avancer au travers de différentes époques, différents lieux, différents pays – que ce soit un voyage, qui n’aille nulle part en particulier. Bien que la route soit le son ; c’est un son très particulier qui est là tout au long du disque dans la façon dont sont racontées les histoires. » Ainsi, Let England Shake a beau, ostensiblement, évoquer la relation duale de la chanteuse avec son pays (« I live and die through England »), il explore des confins sonores qui ne s’arrêtent pas aux frontières, et raconte des batailles bien éloignées du giron familial de l’anglaise. Cela pour répondre à un besoin de partager ses sentiments dans un sublime échange de consciences. « Je voulais que les chansons soient suffisamment ouvertes pour que des gens d’autres pays puissent s’y retrouver. J’essayais de trouver les mots à chanter, d’un point de vue très humain, car c’est quelque chose que nous avons tous en commun. Nous avons tous cette relation d’amour et de haine vis-à-vis de la nation au sein de laquelle nous sommes nés. »
« J’ai toujours été inspirée par l’actualité, mais je ne me sentais pas posséder les mots justes pour tourner de telles choses en chansons et le faire bien.» Elle s’est lancée en misant plus que jamais sur la qualité de son écriture. « Parce que c’est seulement aujourd’hui que je maîtrise suffisamment la langue. Ca prend un long, long moment de trouver l’équilibre quand vous manipulez des sujets aussi lourds, qui disent vraiment quelque chose. J’ai 41 ans, j’ai écrit des chansons toute ma vie. Je travaille mon écriture chaque jour. J’étudie, je lis des livres, j’essaie et je m’améliore. Et je suis arrivée à un point ou j’ai suffisamment de confiance, et je pense que je peux commencer à utiliser ce genre de langage. Je ne l’envisageais pas jusque là. Et je ne voulais pas mal le faire. » Elle a longtemps étudié la grande histoire pour donner corps à Let England Shake. The Colour of the Earth évoque par exemple un épisode de la première guerre mondiale pendant lequel les deux camps tentèrent de prendre Istambul. All and Everyone partage des visions du D-Day. On Battleship Hill est une référence directe à la bataille de Chunuk Bair en 1915. Le disque met ainsi en relation des conflits symboliques et le présent, la seule façon, bien connue des historiens, de parvenir à comprendre et donc à influer sur le cours des choses actuelles. Mais ce qui intéresse Harvey, iconoclaste notoire, se sont moins les choses que les gens – elle a bien compris que seul l’amour de notre prochain peut nous rendre libre.
Les personnages y sont diffus, déjà prêts à disparaître ; ce Bobby, sur le morceau-titre - dont la mélodie est inspirée du titre Istambul (Not Constantinople) par Jimmy Kennedy et Nat Simon -, apparaît au détour d’un vers comme un damné, portant les mots qui vont suivre à un autre niveau de désolation. Il y a toujours des vies humaines en jeu derrière les tableaux de conflits et leur résolution. Les échantillons et les chœurs apportent une autre dimension à l’ensemble. Pj Harvey n’a jamais utilisé de tels chœurs masculins (dus à ses compagnons de toujours John Parish et Mick Harvey) de manière aussi proéminente ; ils prennent des allures d’incantation inquiétante sur The Words That Maketh Murder, entrent dans un jeu de question/réponse ascendant sur The Glorious Land : “What is the glorious fruit of our land? / Its fruit is deformed children!”. Dans ces moments précieux, ce retour à la terre et à l’individu, une situation d’urgence est créée. The Glorious Land est fabuleux car c’est l’instant où le message de Pj Harvey se généralise, et interroge notre volonté de ne plus se laisser aliéner. Les chansons n’appartiennent plus tant à la chanteuse qu’à tout le monde. Des extraits d’un titre de Said El Kurdi (England)Written on the Forehead) ou Winston Niney Holness ( garantissent que Let England Shake, si vous en doutiez, est différent de tout ce que vous avez entendu de Polly Harvey jusqu’à aujourd’hui.
Le fond et la forme trouvent sur le disque une harmonie rare. Polly s’adresse à nos âmes de citoyens, prenant délibérément une voix neutre. Elle a créé des chants destinés à être repris sur tous les terrains, par les corps meurtris après le combat, par tous ceux qui se reconnaissent dans son engagement pour la liberté. Sur d’anciennes terres luxuriantes labourées par la guerre, sur tous les champs de ruines que laisse notre époque, ici et maintenant, à l’heure où elle prononce ces mots. « J’avais besoin de trouver un moyen de raconter, de bien le faire. […] La personne qui racontait les histoires devait avoir la bonne voix […] Ca a pris un assez long moment pour trouver comment chanter ces chansons. […] J’ai d’abord écrit les paroles… Pendant environ deux ans, je n’ai fait qu’écrire les paroles. » C’était un travail de rigueur et de patience, afin de formuler les messages les plus concrets et actuels de manière presque intemporelle. « C’était très important d’équilibrer la balance. Je savais que je ne voulais pas que ça devienne dogmatique ou prétentieux, et je voulais les laisser [les textes] grand ouverts à l’interprétation. J’ai commencé par chanter ces textes pendant un long moment, jusqu’à ce que la mélodie se révèle d’elle-même. Je savais que je voulais un son assez entraînant […] Pendant longtemps j’ai seulement chanté à cappella ». Une façon de procéder qui donne une grande liberté de ton au disque, sur On Battleship Hill ou England surtout. Souvent, la pureté et la féminité de la voix crée une harmonie étrange avec la musique qui l’accompagne, ce qui insuffle une vie et un relief plus vrais que nature au résultat. Donner l’impression d’une disharmonie pour créer une œuvre plus forte est une habitude d’Harvey. Sa musique est empirique et globale.
« J’ai pensé à la musique militaire, et la musique folk traditionnelle, quand elle vise à inciter les jeunes hommes à aller à la guerre. […] Mais ici c’est légèrement différent : je voulais inciter les gens à s’exprimer.» Si Let England Shake est radieux comme une pucelle récitant des chants populaires sur les décombres d’une civilisation, il est inévitablement sombre. Sans hystérie, Harvey emploie les mots qui décrivent au plus près les visions propres aux guerres, où le maelstrom des corps mutilés donne un aperçu de l’Apocalypse et où la raison se fait fragile. Elle est comme la narratrice d’un genre de Barry Lindon, proposant plusieurs visages, de la fierté au désarroi. Le message est insistant, Harvey laisse transparaître l’une de ses qualités innées, cette aptitude à utiliser l’obsession comme levier de la narration.
Au fond d’elle, une colère tenace. Quant un journaliste de Mojo Magazine lui demandait ce qui avait changé, elle répondait : «Evidemment, de vieillir. Et de devenir de plus en plus en colère face à ce qui se passe dans le monde : se sentir si impuissante, comme si la voix m’était confisquée – nous était confisquée. Aucun gouvernement n’écoute ce que les gens disent. Et il y a cet hideux laisser-aller autour de nous, et la façon dont tout est devenu motivé par l’argent, au point où tout se dissout ; tout ce qui a une qualité et un sens. » Et il y a Harold Pinter, ce provocateur censuré, dont Polly Harvey a marqué une page : « On les a réduits en purée de merde/Il la bouffent… On leur a explosé les boules en débris de poussière… On l’a fait/Maintenant je veux que tu viennes et me baises la bouche ». Harvey est pourtant passée outre la provocation sauvage de ses premiers disques ; même si elle nous avait déjà à ses côtés, séduits par sa volonté contagieuse, nous partageons encore plus naturellement ses convictions de citoyenne.
Comme Let England Shake est une œuvre un peu particulière, Pj Harvey se comportera en conséquence à sa sortie. « J’ai joué ma partie. Je ne ressens pas le besoin d’expliquer mes intentions derrière quoi que ce soit”. Les chansons doivent battre de leurs propres ailes. Cela, elle le fait encore ressentir dans les concerts qui lui permettent de défendre le disque. Une heure et demie durant, l’allumeuse notoire des foules (en combinaison rose si l’on revient en 1995), coiffée et vêtue comme la reine d’un empire en perdition, restera détachée de son audience, ne commençant à s’exprimer qu’au moment du rappel - qui lui permet de choisir des titres symboliques de ce qu’elle cherche à exprimer plus particulièrement aujourd’hui. Silence, Meet ze Monsta… Quant aux nouvelles chansons, elle considère à raison qu’elles parlent d’elles-mêmes ; le silence qui les accompagne est palpable comme l’élégance des poètes anglais. Comme pour eux, c’est la force d’évocation de ses racines celtes qui triomphera au final ; après maints égarements délicieux, Pj Harvey est rentrée vivre chez elle, dans le Dorset ; et Let England Shake a pris corps à quelques pas de son domicile, dans une charmante église.