Lorsque son groupe à géométrie variable, les Mountain Goats (le nom est tiré d’une chanson de Screaming Jay Hawking, Big Yellow Coat), est né en 1991, l’objectif professionnel de John Darnielle était encore de devenir poète. Il exerçait alors comme nurse dans un hôpital de Californie, et venait de s’installer dans un appartement exigu ; il avait acheté un enregistreur deux pistes, ce qui lui permit d’ajouter un peu de guitare à sa poésie, ou inversement. Il commença à produire des albums sous forme de cassettes, qui lui attirèrent de nombreux dévots. Paradoxalement, ce statut underground ne le poussa pas à changer de support avant longtemps ; il se contentait de l’attention qu’il obtenait. Après un certain temps, de vraies chansons se formèrent. C’était le début d’une carrière sillonnée d’enregistrements confidentiels, si nombreux qu’il est difficile de les recenser. Le premier véritable album paraît en 1995. Encore aujourd’hui, bien qu’il soit passé par 4AD (le label des Pixies, qui a produit pour lui six albums entre 2002 et 2009) et soit maintenant chez Merge (Arcade Fire…), son nouvel opus, All Eternal Decks (2011), n’est tiré qu’à 3000 exemplaires et des poussières pour la version vinyle.
Inutile de compliquer les choses lorsqu’on parle des Mountain Goats ; malgré la profusion de nouveaux titres, et même si quelques éléments sonores peuvent faire évoluer l’esthétique musicale de façon intéressante derrière Darnielle, le ton général des morceaux reste le même ; c’en est un d’une consistance rare, et d’une intensité que n’atteignent beaucoup de musiques jouées plus fort. Rythmiques et mélodies souvent linéaires sont jouées avec conviction, dans des genres allant de la balade au piano, jusqu’à de sèches et féroces embardées dans un ronflement de guitare. Par-dessus, une voix magnétique, vaguement menaçante, qui raconte de véritables courts récits. Darnielle y mélange avec astuce des images de la vie que l’on vit avec celle que l’on aimerait vivre, renvoyant les fantasmes à leur abrupte réalité. Raconte les extrêmes, invente (sur Tallahassee, 2002) et reprend des personnages, ou encore raconte sa propre histoire (The Sunset Tree, 2006). Les talents de Darnielle se rapprochent de ceux d’un conteur, ce qui en fait naturellement un excellent songwriter. Il se compare à Rainer Maria Rilke, un poète qui capturait l’émotion seulement avec les mots. Certains d’entre eux, et parfois des phrases entières, se détachent des chansons de Darnielle ; que l’on soit anglophone ou non, certaines chansons provoquent un sentiment, et toutes suscitent le mystère.
Les Mountain Goats font preuve d’un sens rare d’allier qualité et quantité, faisant probablement d’eux le groupe de rock américain le plus fiable de ces dix dernières années. L’un de ses secrets est sans doute la fausse simplicité de sa formule ; la façon paisible dont il sollicite la personnalité de John Darnielle ; trouvant son équilibre dans la réinvention incessante mais tranquille. Il est encore en phase ascendante sur son dix-septième album, un peu plus lourd, plus noir, et, plus moderne - dans un le sens qu’il évoque une époque où, si la musique rock avait existé, elle aurait eu cette qualité. De 1930, on serait encore en train de l’écouter aujourd’hui, car c’est une musique qui est meilleure à chaque écoute. Cette impression de pouvoir éclater la discographie des Mountain Goats en périodes distinctes s’accentue lorsqu’on se rend compte que ses disques sont souvent conceptuels, attachés d’une manière ou d’une autre à un lieu, à une époque. Enregistré en trio, All Eternal Decks se détache de cette formule pour ne reposer que sur les mots et la musique s’émancipe un peu plus, faisant participer Erik Rutan, du groupe de death-metal scandinave Hate Eternal.
Le chanteur va commencer au début des années 2000 avec Tallahassee, au sein du label prestigieux 4AD, à produire des disques au son parfaitement limpide. Si l’éthique lo-fi donnait à ses disques un charme particulier, elle ne correspondait plus à l’ambition grandissante de Darnielle, notamment en termes d’écriture. Il fallait qu’on puisse parfaitement saisir les nuances de vulnérabilité et d’intensité en changement constant selon les titres. A l’instar de Blood on the Tracks (Bob Dylan, 1975), Tallahassee chroniquait des relations de couple difficiles, ici imaginaires, avec une sensibilité et une proximité capables de donner chair et consistance à l’oeuvre, comme s’il s’agissait d’un roman que vous ne lâcheriez pas jusqu’à la dernière page. We Shall All be Healed (2004), The Sunset Tree ou Heretic Pride (2008) continuent à nous passionner comme une suite de polars, marquants pour l’auditeur et faciles d’accès. Pour ceux qui aiment la musique simple et directe et l’écriture profonde et intense.
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