O
soigné, doux-amer
indie rock
A écouter : Green Aisles, Out of Tune, All the Same
La dernière fois que j’ai entendu quelqu’un me dire qu’il trouvait le disque que j’écoutais mou c’était avec Ok Computer (1997) de Radiohead. La comparaison avec le trio américain Real Estate tourne court rapidement pourtant : tandis que le quintet anglais décrit l’aliénation et la paranoïa, nous sommes avec Real Estate en territoire plus confortable. Martin Courtney, guitariste et vocaliste de ce groupe de rock spacieux et un peu psychédélique, expliquait que le contenu de Days est inspiré par des personnes et des atmosphères rencontrées pêle-mêle dans leur ville du New Jersey, Ridgewood. Nous sommes donc, auditeurs, intégrés dans le quotidien de ce groupe (nombreux) des personnes qui vivent en banlieue de New York ; nous pénétrons leurs résidences, leurs immeubles. A l’écoute de l’album, on a bien envie de garder à l’esprit le nom de Ridgewood, comme d’autres se gardent Fall Creek, Wisconsin (Bon Iver) ou Aberdeen, Washington DC (c’est une devinette facile) quelque part. C’est l’exploration de l’âme d’une banlieue par trois jeunes hommes en chemises à rayures (= milieu plutôt aisé), d’une campagne en marge, où le regard fuyant de rencontre qu’un horizon de petits immeubles blancs. Ce n’est pas extrapoler que de trouver le visuel de pochette parfait pour ce que le groupe nous raconte, lors de belles narrations douces-amères comme Three Blocks ou Out of Tune, ou avec leurs seuls instruments, dans la langueur automnale du surf rock east coast instrumental de Kinder Blumen.
C’est le projet indie parfait, dont l’imaginaire prend sa source dans l’étalement des grandes villes, sans une once du glamour qui caractérise celles-ci. Leur patronyme même, « immobilier » littéralement, renforce cette idée qu’il s’agit de la musique des banlieues pavillonnaires, le genre de futur à priori peu excitant qui peut devenir poésie, comme il y avait eu pour Radiohead la poésie des embouteillages. Et ce que suggère le titre de leur album, Days, ce sont ces journées qui s’étirent à l’envi, avant que n’arrive le crépuscule, que le temps ne se compresse. Ce sont les histoires laissées de côté par ceux qui quittent leur foyer le matin et ne le retrouvent que le soir. D’autres pensaient qu’il ne se passait rien dans ces résidences presque vides ; Real Estate donne un sens à ces maisons-témoin pendant que les gens les quittent et les réintègrent, un sens au temps passé dans l’attente et la distance. Comment trouver une proximité, une chaleur humaine dans “All those wasted miles/All those aimless drives” ? La réponse, dans la même chanson, Green Aisles : « The phone lines/The street lights/Led me to you/And if you just sit tight i’ll be there soon » La morale slacker d’anthologie: “Our careless lifestyle/it was not so unwise” Et lorsque les foyers sont abandonnés à la nuit, les errements de Real Estate se réitèrent : “The night is just another day”, sur All the Same, la chanson qui boucle un cycle quotidien émotionellement fascinant.
La musique de Real Estate peut sembler manquer de dynamique. Ils sont seulement paisibles, c’est ce qui en fait un groupe à part. All the Same termine un album idyllique, et montre bien quelle utilisation ils font de cette tranquillité ; la batterie marque le tempo de façon entêtante, les guitares produisent un groove ondulant, puis se mettent à ralentir jusqu'à l’accord final. On retrouve ce que Real Estate véhicule par leurs mots dans la subtilité de leur jeu : les lignes de basse et les entrecroisements fluides des guitares qui se marient avec allant à la rythmique pour produire un effet lancinant, exploratoire et finalement réparateur. Ils gardent toutes leurs qualités dans les sursauts plus enlevés de Easy, It’s Real ou Municipality. Les refrains astucieux et entraînants comme l’absence, parfois, de tout changement de direction durant plusieurs minutes (tel un long travelling) tout cela dans ce qui dénote d’un goût prononcé pour les mélodies classiques et engageantes, démontre une habileté de construction qu’on ne leur reconnaîtra sans doute pas assez. La comparaison avec les Feelies, groupe du New Jersey démembré en 1992 dont le Crazy Rythms (1980) a laissé une marque dans l’histoire rock des marges, est pleinement méritée. Chemises et paires de lunettes inclues.