Bradford Cox, créature aussi haute que le batteur et co-fondateur de Deerhunter, Moses Archuleta, sur son promontoire, Cox dont les épaules anguleuses et le torse plat donnent à son tee-shirt arborant le nom d'un groupe de punk séminal un air d'étendard, est dans un monde à lui seul. Dans ce monde, le chanteur né en 1982 à Athens dans l'état de Georgie, semble avoir quinze ans. Le volume assourdissant, les larsen provoqués sciemment avec sa guitare, ne sont pas un énième défi au public, mais le fruit de sa franchise adolescente. La même qui le porte à déclarer que sa chanson préférée de tous les temps est Blue Milk de Stereolab. Cette sincérité qui le voit imiter les groupes les plus admirés de son interminable adolescence, les Strokes en tête (« J'aime les Strokes car j'aime le rock n' roll »), avec une fièvre entre envie et triomphe farouche. Elle fait de lui l'un des artistes les mieux capables de véhiculer l'esprit du rock n' roll, en exposant sa propre forme de juvénilité étrange. Cox vole par son apparence un charisme que beaucoup n'auront jamais. On se demande, à un moment, s'il ne va pas manger le hit-hat de Moïse, l'un des secrets du son Deerhunter.
Le
groupe Deerhunter n'est qu'un versant de Bradford Cox. C'est là
qu'il est entouré de musiciens à la maturité tellement plus
ordinaire, prêts, eux, à se réclamer de l'indie rock, à se jeter
des regards timides sans jamais dévisager le public ni s'adresser à
lui, voire à vendre des tee-shirts sur un stand de merchandising –
tant que Cox sera à la barre à exhorter le 'capitaine des rêves'
de le prendre avec lui, cela ne se fera pas. Atlas Sound est un autre
versant, où il fait mine d'être seul – mais c'est pour mieux être
entouré de ceux qu'il porte dans son cœur, famille et musiciens. Un
autre versant de l'identité de Cox encore, c'est la musique qu'il
écoute dans les hauts parleurs, seul chez lui ou en tournée, celle
dont il se nourrit et qui lui donne son pouvoir de révérence.
Dans
la salle, il y a ceux qui, devant la scène, captent l'énergie comme
elle vient, recherchent l'attention de Cox, l'affection d'un leader,
qui veulent ressentir la vibration compulsive qui traverse la musique
de Deerhunter et culmine avec une nécessité primitive dans
Monomania, la chanson titre du dernier album. A la fin de celle-ci,
avant le rappel, un brouhaha insoutenable d'où s'échappe ce qui
ressemble à des hurlements d'âme damnées entremêlés, que Cox
s'est amusé à produire avec sa pédale. Toute cette expérience
rappelle ce qu'il déclarait, interviewé par Stevie Chick pour Mojo
Magazine. « Ce n'est pas la reverb' qui m'attire, mais le fait
que la musique puisse être hantée. Je n'ai jamais écouté
Slowdive ; je n'ai jamais regardé mes chaussures en jouant [il
fait allusion aux musiciens dits shoegaze et à tout un pan de
culture rock alternative] ; je fixe les gens droits dans les
yeux. » Avec sa candeur, Cox ressemble par certains côtés à
un doux ectoplasme. A force de le regarder se mouvoir, parfois, on
ferme les yeux et on voit...
Judy
Is a Punk
Joey
Ramone, une question t'est posée même si tu risques de ne pas
pouvoir y répondre . A ton avis est-ce possible aujourd’hui encore
de vouloir rester soi-même et vendre de la musique ? De vouloir
jouer du rock garage et cependant séduire encore largement ? De
poursuivre ce combat pour l'indépendance ? « Nous étions
censés faire de la musique facile à écouter, et tout le monde
était supposé participer – ta mère, ton père, ta sœur et ton
frère. Tout le monde était supposé s’asseoir dans le salon et
écouter des albums de Meatloaf ensemble. Nous étions complètement
dégoûtés. Quand nous avons commencé, nous ne considérions pas ce
que nous faisions comme du punk, mais nous avions une chanson qui
s’appelait Judy Is a Punk Rocker, et la presse a commencé à nous
mettre cette étiquette», commente Ramone dans une interview pour
Art Magazine datant des années 1990. Depuis cette époque, la presse
est mieux sur ses gardes. Les étiquettes se sont pratiquement
multipliées aussi vite que les disques, et par ailleurs les
journalistes ne cherchent plus systématiquement à en coller. Tout
les courants qui se sont entremêlés, en particulier dans la culture
alternative américaine depuis les années 1980, du renouveau du
hillbilly aux musiques expérimentales, toutes les bandes d'amis qui
ont formé d’invraisemblables groupes, écoutant de la musique avec
leurs parents ou non, avec toutes leurs personnalités divergentes,
tout pourrait simplement s’appeler rock. Soit : musique
(populaire) qui trompe la croyance (populaire) selon laquelle elle
n'est ni riche ni profonde, mais sur laquelle, cependant, il est
encore salutaire de danser.
Le
modèle familial d'écoute décrit par Joey Ramone semble désuet.
Chacun apporte son modèle, et dans celui de Bradford Cox, par
exemple, la famille occupe une place centrale. Le premier pose cette
question : tout le monde doit t-il chercher à interpréter ce
que vous faites, seulement parce qu'il s'agit de musique populaire ?
Le second répond par une anecdote. Lors d'un concert en mars 2012 au
Cedar Cultural Centre de Minneapolis, Bradford Cox ferma son set avec
une version chaotique de près d'une heure de My Sharona, le tube de
The Knack, en réponse à la requête idiote d'une personne ivre dans
le public. L'histoire est reportée dans le Mojo Magazine de juin
2013. «Wov, est-ce qu'on va me laisser oublier cette nuit là ?
On m'associe maintenant à la pire chanson. Pourquoi je n'ai pas
simplement joué Judy is a Punk pendant une heure ? Ou Your
Cheatin'Heart de Hank Williams ? Les gens essaient d'en faire
une déclaration d'intention ! C'était seulement un peu
d'humour ! » Avant de reconnaître, en revenant à la
raison évidente de tout ce cirque : « Mais le rock n'roll
a besoin de ses mythologies, je suppose. »
Jeux
de silhouette
Monomania
s'écoute comme un florilège de mythologies rock n'roll passées à
travers le filtre intime et énigmatique habituel de Bradford Cox.
C'est aussi l'album abrasif, qui véhicule l'esprit punk des Ramones,
que ceux qui se sont lassés de l'enfermement de l' « indie
rock » pouvaient attendre. Sans Judy Is a Punk Rocker pour
faire bonne mesure, l'album s'écoute pourtant, en son cœur, comme
une projection fantasmatique d'une grande époque musicale, et de
surcroît de ce qui se serait passé, à cette époque, dans la tête
d'une musicien, lui aussi atteint du syndrome de Marfan, en train
d'enregistrer un grand disque de punk-rock appelé The Ramones. C'est
ainsi qu'il faut comprendre le jeu qui consiste pour Deerhunter à
s'appliquer à soi-même cette étiquette étonnement parlante :
'nocturnal garage'. S'il y a des faux semblants et autres jeux de
silhouette, l'album est emprunt d'une nostalgie coutumière, qui ne
eut s'expliquer que si l'on fouille un peu à l'intérieur de la
solitude de son chanteur.
Le
titre semble faire référence à une volonté immodérée de tout
contrôler, mais aussi à un supposée 'manie' qui serait de
ré-enregistrer inlassablement la même musique. Cette interprétation
vole en éclats lorsqu'à l'écoute on compare Monomania aux autres
albums de Deerhunter ; cet album brise la trajectoire du groupe,
une montée indolente en puissance qui sonnait de plus en plus comme
une prière pour le succès. « Come on god hear my sick prayer
/ If you can't send me an angel/Send me something else
instead. », chante t-il encore sur la chanson titre, donnant
l'impression que d'autres voies peut-être aussi gratifiantes
existent pour son groupe que le succès. En 2008, Cox offrait déjà
cette explication : « Je ne sais pas si je crois au
contrôle total. Ce qui est beau dans la vie c'est qu'il y a toujours
beaucoup de possibilités. C'est ce que je retiens de l'adolescence
aussi : vous nagez au beau milieu de ces possibilités. Puis à
l'âge adulte, elles réapparaissent comme des bulles de savon.
Toutes les idées de ce que vous ferrez, qui vous serez, ou avez qui
vous passerez votre temps se défont lentement... » C'est ce
que raconte Monomania.
Des
signes dans les textes de Monomania laissent deviner que Bradford Cox
a trouvé sa façon d'être adulte, entre improbable glam-rock
sudiste et envie de secouer les consciences. Il n'est plus celui qui
se prenait à imaginer longuement ce que ça aurait été s'il avait
eu sa place auprès des enfants de son école primaire ; au
contraire, Deerhunter est une bande de réprouvés désormais
capables de faire enfin percer l'humour et quelque chose de sexuel
dans un groupe réputé pour sa pudeur. Deerhunter a cependant une
inertie énorme ; l'une, psychologique, vient des relents
d'adolescence difficiles à laisser de côté, l'autre, mécanique,
de la quantité de chansons écrites, par centaines, difficiles à
canaliser dans une direction sûre. Cox ne cesse
jamais d'écrire, comme pris dans un tourbillon d’exorcisme
mental, recherchant compulsivement à se débarrasser les mêmes
sentiments en mettant en scène des personnages voués à
l'observation de leurs propres vices, le cynisme se transformant en
nostalgie et en amour lorsqu'il se tourne vers l'extérieur. Le sang
de Bradford Cox est autour de leurs yeux pour qu'ils voient, fait
battre leur cœur. Sa main, lorsqu'elle ne tient pas le micro, les
cravache durement pour les faire avancer plus profondément dans
leurs vérités.
Ce
sont les chansons qui ont permis au groupe de survivre, malgré le
départ du bassiste Josh Fauver après l’enregistrement de Halcyon
Digest (2011), parce que, disait Cox, « Qu'allions nous faire
de toutes ces chansons ? » On le comprend une nouvelle
fois sur Monomania, l'ambivalence de ces chansons, est de pousser le
groupe en avant tout en voulant parfois céder à des faiblesses, à
des douleurs, à l'envie sans doute de ne plus écrire. Bradford Cox
a fait écouter l'album à son père, qui n'aime que The Missing –
la chanson, que, justement, il n'a ni écrite ni chantée. C'est si
facile de voir pourquoi le paternel ne supporte que celle-ci –
moins électrique et plus polie, elle donne une sensation d'équilibre
que les autres chansons ne possèdent pas. Ailleurs, les guitares
crient, les éléments se battent les uns contre les autres dans une
stridence pourtant productive. Les mélodies sont avalées mais
tracent encore une filiation claire avec le passé du groupe,
spécialiste des refrains à la fois entêtants et faciles et des
couplets qui donnent l'impression que ça y est, la chanson va
décoller. Deerhunter ne termine jamais vraiment une chanson, semble
t-il. Ce qui les rend si précieuses, c'est justement l'air d'avoir
été crées à l'emporte-pièce, et de trouver leur force dans le
manque et l'étourdissement. Plus équilibrée, The Missing semble
réparer un trouble de l'esprit : pas étonnant, le
rapport de Cox à la musique est psychique, et l'auteur de la
chanson, Lochekt Pundt, le sait.
Après
la mort de Joey Ramone en 2001, Danny Fields comme bien d'autres, lui
rendit un hommage : « Il était isolé parce qu'il était
si grand et 'bizarre'. Etant enfants, on n'a jamais entendu parler de
tous ceux qui ne l'ont pas voulu à leur table, mais maintenant nous
pleurons pour avoir Joey. C'est ce que racontait sa vie, derrière
les chansons, le groupe et le chanteur super, il s'agissait de
devenir une star pour les bonnes raisons, quand vous avez été exclu
pour les mauvaises. » Monomania, comme d'autres albums de
Deerhunter, est un album fait pour l'hommage, muet, subliminal.
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