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samedi 15 juin 2013

Un article sur BRADFORD COX (Deerhunter, Atlas Sound) (1ère partie)


Bradford Cox, créature aussi haute que le batteur et co-fondateur de Deerhunter, Moses Archuleta, sur son promontoire, Cox dont les épaules anguleuses et le torse plat donnent à son tee-shirt arborant le nom d'un groupe de punk séminal un air d'étendard, est dans un monde à lui seul. Dans ce monde, le chanteur né en 1982 à Athens dans l'état de Georgie, semble avoir quinze ans. Le volume assourdissant, les larsen provoqués sciemment avec sa guitare, ne sont pas un énième défi au public, mais le fruit de sa franchise adolescente. La même qui le porte à déclarer que sa chanson préférée de tous les temps est Blue Milk de Stereolab. Cette sincérité qui le voit imiter les groupes les plus admirés de son interminable adolescence, les Strokes en tête (« J'aime les Strokes car j'aime le rock n' roll »), avec une fièvre entre envie et triomphe farouche. Elle fait de lui l'un des artistes les mieux capables de véhiculer l'esprit du rock n' roll, en exposant sa propre forme de juvénilité étrange. Cox vole par son apparence un charisme que beaucoup n'auront jamais. On se demande, à un moment, s'il ne va pas manger le hit-hat de Moïse, l'un des secrets du son Deerhunter.

Le groupe Deerhunter n'est qu'un versant de Bradford Cox. C'est là qu'il est entouré de musiciens à la maturité tellement plus ordinaire, prêts, eux, à se réclamer de l'indie rock, à se jeter des regards timides sans jamais dévisager le public ni s'adresser à lui, voire à vendre des tee-shirts sur un stand de merchandising – tant que Cox sera à la barre à exhorter le 'capitaine des rêves' de le prendre avec lui, cela ne se fera pas. Atlas Sound est un autre versant, où il fait mine d'être seul – mais c'est pour mieux être entouré de ceux qu'il porte dans son cœur, famille et musiciens. Un autre versant de l'identité de Cox encore, c'est la musique qu'il écoute dans les hauts parleurs, seul chez lui ou en tournée, celle dont il se nourrit et qui lui donne son pouvoir de révérence.
Dans la salle, il y a ceux qui, devant la scène, captent l'énergie comme elle vient, recherchent l'attention de Cox, l'affection d'un leader, qui veulent ressentir la vibration compulsive qui traverse la musique de Deerhunter et culmine avec une nécessité primitive dans Monomania, la chanson titre du dernier album. A la fin de celle-ci, avant le rappel, un brouhaha insoutenable d'où s'échappe ce qui ressemble à des hurlements d'âme damnées entremêlés, que Cox s'est amusé à produire avec sa pédale. Toute cette expérience rappelle ce qu'il déclarait, interviewé par Stevie Chick pour Mojo Magazine. « Ce n'est pas la reverb' qui m'attire, mais le fait que la musique puisse être hantée. Je n'ai jamais écouté Slowdive ; je n'ai jamais regardé mes chaussures en jouant [il fait allusion aux musiciens dits shoegaze et à tout un pan de culture rock alternative] ; je fixe les gens droits dans les yeux. » Avec sa candeur, Cox ressemble par certains côtés à un doux ectoplasme. A force de le regarder se mouvoir, parfois, on ferme les yeux et on voit...
Judy Is a Punk
Joey Ramone, une question t'est posée même si tu risques de ne pas pouvoir y répondre . A ton avis est-ce possible aujourd’hui encore de vouloir rester soi-même et vendre de la musique ? De vouloir jouer du rock garage et cependant séduire encore largement ? De poursuivre ce combat pour l'indépendance ? « Nous étions censés faire de la musique facile à écouter, et tout le monde était supposé participer – ta mère, ton père, ta sœur et ton frère. Tout le monde était supposé s’asseoir dans le salon et écouter des albums de Meatloaf ensemble. Nous étions complètement dégoûtés. Quand nous avons commencé, nous ne considérions pas ce que nous faisions comme du punk, mais nous avions une chanson qui s’appelait Judy Is a Punk Rocker, et la presse a commencé à nous mettre cette étiquette», commente Ramone dans une interview pour Art Magazine datant des années 1990. Depuis cette époque, la presse est mieux sur ses gardes. Les étiquettes se sont pratiquement multipliées aussi vite que les disques, et par ailleurs les journalistes ne cherchent plus systématiquement à en coller. Tout les courants qui se sont entremêlés, en particulier dans la culture alternative américaine depuis les années 1980, du renouveau du hillbilly aux musiques expérimentales, toutes les bandes d'amis qui ont formé d’invraisemblables groupes, écoutant de la musique avec leurs parents ou non, avec toutes leurs personnalités divergentes, tout pourrait simplement s’appeler rock. Soit : musique (populaire) qui trompe la croyance (populaire) selon laquelle elle n'est ni riche ni profonde, mais sur laquelle, cependant, il est encore salutaire de danser.
Le modèle familial d'écoute décrit par Joey Ramone semble désuet. Chacun apporte son modèle, et dans celui de Bradford Cox, par exemple, la famille occupe une place centrale. Le premier pose cette question : tout le monde doit t-il chercher à interpréter ce que vous faites, seulement parce qu'il s'agit de musique populaire ? Le second répond par une anecdote. Lors d'un concert en mars 2012 au Cedar Cultural Centre de Minneapolis, Bradford Cox ferma son set avec une version chaotique de près d'une heure de My Sharona, le tube de The Knack, en réponse à la requête idiote d'une personne ivre dans le public. L'histoire est reportée dans le Mojo Magazine de juin 2013. «Wov, est-ce qu'on va me laisser oublier cette nuit là ? On m'associe maintenant à la pire chanson. Pourquoi je n'ai pas simplement joué Judy is a Punk pendant une heure ? Ou Your Cheatin'Heart de Hank Williams ? Les gens essaient d'en faire une déclaration d'intention ! C'était seulement un peu d'humour ! » Avant de reconnaître, en revenant à la raison évidente de tout ce cirque : « Mais le rock n'roll a besoin de ses mythologies, je suppose. »
Jeux de silhouette
Monomania s'écoute comme un florilège de mythologies rock n'roll passées à travers le filtre intime et énigmatique habituel de Bradford Cox. C'est aussi l'album abrasif, qui véhicule l'esprit punk des Ramones, que ceux qui se sont lassés de l'enfermement de l' « indie rock » pouvaient attendre. Sans Judy Is a Punk Rocker pour faire bonne mesure, l'album s'écoute pourtant, en son cœur, comme une projection fantasmatique d'une grande époque musicale, et de surcroît de ce qui se serait passé, à cette époque, dans la tête d'une musicien, lui aussi atteint du syndrome de Marfan, en train d'enregistrer un grand disque de punk-rock appelé The Ramones. C'est ainsi qu'il faut comprendre le jeu qui consiste pour Deerhunter à s'appliquer à soi-même cette étiquette étonnement parlante : 'nocturnal garage'. S'il y a des faux semblants et autres jeux de silhouette, l'album est emprunt d'une nostalgie coutumière, qui ne eut s'expliquer que si l'on fouille un peu à l'intérieur de la solitude de son chanteur.
Le titre semble faire référence à une volonté immodérée de tout contrôler, mais aussi à un supposée 'manie' qui serait de ré-enregistrer inlassablement la même musique. Cette interprétation vole en éclats lorsqu'à l'écoute on compare Monomania aux autres albums de Deerhunter ; cet album brise la trajectoire du groupe, une montée indolente en puissance qui sonnait de plus en plus comme une prière pour le succès. « Come on god hear my sick prayer / If you can't send me an angel/Send me something else instead. », chante t-il encore sur la chanson titre, donnant l'impression que d'autres voies peut-être aussi gratifiantes existent pour son groupe que le succès. En 2008, Cox offrait déjà cette explication : « Je ne sais pas si je crois au contrôle total. Ce qui est beau dans la vie c'est qu'il y a toujours beaucoup de possibilités. C'est ce que je retiens de l'adolescence aussi : vous nagez au beau milieu de ces possibilités. Puis à l'âge adulte, elles réapparaissent comme des bulles de savon. Toutes les idées de ce que vous ferrez, qui vous serez, ou avez qui vous passerez votre temps se défont lentement... » C'est ce que raconte Monomania.
Des signes dans les textes de Monomania laissent deviner que Bradford Cox a trouvé sa façon d'être adulte, entre improbable glam-rock sudiste et envie de secouer les consciences. Il n'est plus celui qui se prenait à imaginer longuement ce que ça aurait été s'il avait eu sa place auprès des enfants de son école primaire ; au contraire, Deerhunter est une bande de réprouvés désormais capables de faire enfin percer l'humour et quelque chose de sexuel dans un groupe réputé pour sa pudeur. Deerhunter a cependant une inertie énorme ; l'une, psychologique, vient des relents d'adolescence difficiles à laisser de côté, l'autre, mécanique, de la quantité de chansons écrites, par centaines, difficiles à canaliser dans une direction sûre. Cox ne cesse jamais d'écrire, comme pris dans un tourbillon d’exorcisme mental, recherchant compulsivement à se débarrasser les mêmes sentiments en mettant en scène des personnages voués à l'observation de leurs propres vices, le cynisme se transformant en nostalgie et en amour lorsqu'il se tourne vers l'extérieur. Le sang de Bradford Cox est autour de leurs yeux pour qu'ils voient, fait battre leur cœur. Sa main, lorsqu'elle ne tient pas le micro, les cravache durement pour les faire avancer plus profondément dans leurs vérités.
Ce sont les chansons qui ont permis au groupe de survivre, malgré le départ du bassiste Josh Fauver après l’enregistrement de Halcyon Digest (2011), parce que, disait Cox, « Qu'allions nous faire de toutes ces chansons ? » On le comprend une nouvelle fois sur Monomania, l'ambivalence de ces chansons, est de pousser le groupe en avant tout en voulant parfois céder à des faiblesses, à des douleurs, à l'envie sans doute de ne plus écrire. Bradford Cox a fait écouter l'album à son père, qui n'aime que The Missing – la chanson, que, justement, il n'a ni écrite ni chantée. C'est si facile de voir pourquoi le paternel ne supporte que celle-ci – moins électrique et plus polie, elle donne une sensation d'équilibre que les autres chansons ne possèdent pas. Ailleurs, les guitares crient, les éléments se battent les uns contre les autres dans une stridence pourtant productive. Les mélodies sont avalées mais tracent encore une filiation claire avec le passé du groupe, spécialiste des refrains à la fois entêtants et faciles et des couplets qui donnent l'impression que ça y est, la chanson va décoller. Deerhunter ne termine jamais vraiment une chanson, semble t-il. Ce qui les rend si précieuses, c'est justement l'air d'avoir été crées à l'emporte-pièce, et de trouver leur force dans le manque et l'étourdissement. Plus équilibrée, The Missing semble réparer un trouble de l'esprit : pas étonnant, le rapport de Cox à la musique est psychique, et l'auteur de la chanson, Lochekt Pundt, le sait.
Après la mort de Joey Ramone en 2001, Danny Fields comme bien d'autres, lui rendit un hommage : « Il était isolé parce qu'il était si grand et 'bizarre'. Etant enfants, on n'a jamais entendu parler de tous ceux qui ne l'ont pas voulu à leur table, mais maintenant nous pleurons pour avoir Joey. C'est ce que racontait sa vie, derrière les chansons, le groupe et le chanteur super, il s'agissait de devenir une star pour les bonnes raisons, quand vous avez été exclu pour les mauvaises. » Monomania, comme d'autres albums de Deerhunter, est un album fait pour l'hommage, muet, subliminal.

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