Quand Randy Newman commença à écrire pour ses propres albums, après une décennie passée à faire le succès des autres, il n’avait pas fini de donner de sa personne, au contraire. Les quatre premiers albums de sa discographie, Randy Newman (1968), 12 Songs (1970), Sail Away (1972) et Good Old Boys (1974), sont une source d’inspiration intarrissable. D’abord pour la musique, pleine d’arrangements évocateurs et impressionnants lorsqu’il convoquait un large ensemble, et brillante également quand il n’y avait guère plus que le piano de Newman et la guitare de Ry Cooder. Autant donc parce qu’il s’agissait de blues blanc capable d’évoquer les comédies musicales New Yorkaises que pour les textes, astucieux et audacieux. Dès 12 Songs, l’humour qu’ils contenaient devint plus mordant – et la musique un impossible et jouissif Fats Domino cynique -, pour encore embellir de férocité ensuite à tel point qu’une chanson aussi frappante que Rednecks créa des réactions disproportionnées. Sa façon est comme donner aux conventions sociales les formes d’origamis, dénoter le rôle de chacun dans un monde globalisé, entre cruauté pour les caractères et les vices et bienveillance. Il utilise les clichés pour faire la satire des conventions sociales. Mais même dans ses plus grandes insolences, l’humanité et la tendresse l’emportent toujours. Randy Newman a un talent pour raconter le sentiment d’ambivalence que l’on peut avoir vis-à-vis de son propre pays ; et c’est particulièrement visible sur ces premiers albums, abondamment commentés et aimés. Ici, le pays c’est les Etats-Unis, et souvent le sud du pays pour lequel Newman nourrit une fascination. Sail Away marqua l’apogée aventureuse de l’auteur de chansons, trouvant un juste milieu entre pop orchestrée et une approchée plus dépouillée et orientée vers les rock, tout en apportant de nouvelles forces à ses deux aspects de sa musicalité, et atteignant le mieux de sa subtilité lyrique. Certaines chansons de ces albums devinrent rapidement des classiques, reprises par quantité d’interprètes talentueux qui les essaimèrent de part le monde.
Cowboy (Randy Newman, 1968)
Cowboy évoque la grandeur de l’ouest américain. Se glissant dans la peau du personnage – astuce qui va produire plus tard des résultats implacables - Newman évoque « les immeubles gris/là où la colline devrait être », décrivant la nostalgie de voir une ville se construire là où les fermiers se déplaçaient autrefois librement. Le refrain apporte une belle orchestration réminiscente de la tradition des bande son de westerns. L’usage du pastiche est en général utilisé par Newman à des fins satiriques, mais c’est ici pour donner le portrait d’une icône Américaine, un esprit libre et solitaire.
I Think It's Gonna Rain Today (Randy Newman, 1968)
L’une des chansons les plus appréciées dans son répertoire. Constituée de trois parties qui appartiennent apparemment à trois chansons différentes, reliées dans une mini-suite qui raconte l’aliénation et la solitude – ce dernier sentiment étant le marqueur d’une identité, d’une différence qui reflète bien souvent la situation de Newman lui-même ; dans une sphère à lui seul. Musicalement, c’est le mélange de l’accompagnement sonore d’un petit spectacle populaire et de l’esprit de la musique classique.
Mama Told you not to Come (12 Songs, 1970)
Enregistrée par Three Dog Night en 1970, elle devint un hit. Newman utilise un groove moins rock que celui de la version à succès, plus lent et sinistre, qui correspond parfaitement au contenu de la chanson ; de rudes méditations quant aux scènes de la vie musicale à Los Angeles dans les années 60. En peu de mots, cette chanson en dit beaucoup sur la face cachée du rock & roll de cette période.
Suzanne (12 Songs, 1970)
A ne pas confondre avec la chanson de Léonard Cohen. Les premières lignes devraient vous en dissuader : « J’ai vu ton nom, bébé/dans l’annuaire/et ça disait tout sur toi/J’aimerais tant que ce soit vrai/J’ai pris ton numéro/et noté ton adresse, Sue/Et j’ai espéré que peut-être/tu allais m’aimer aussi… » Une ballade à fendre l’âme, dans un écrin de blues authentique, qui, sous couvert d’émotion, décrit un personnage désorienté et obsédé par la jeune femme qu’il convoite. Les choses prennent progressivement une tournure inquiétante : « N’essaie pas de me fuir, mon cœur/ou que tu ailles je te trouverai/et quand tu vas au cinéma/et je sais que tu y vas/ne prend personne avec toi/car je serai là-bas aussi. » Entre dérapage social et ambiance de film noir, une chanson particulièrement riche en allusions, qui pointe une qualité de l’écriture de Newman ; deux vers pris seuls peuvent déjà raconter une histoire machiavélique et multiplier les interprétations.
Sail Away (Sail Away, 1972)
Mélodiquement forte, c’est un chanson qui ne dépareille pas aux côtés de celles de Van Dyke Parks ou Brian Wilson, l’une de celles qui convoient le plus de ce sentiment d’exploration propre à Newman. Influencé par Stuart Copeland aussi bien que par Mahler, Newman fait aussi culminer ici la subtilité de son humour et prenant cette fois-ci le rôle d’un recruteur d’esclaves. Il aime comparer cette chanson à une sorte de spot publicitaire ; le recruteur, pétri de condescendance, encourageant son public à monter à bord de son bateau pour rejoindre l’Amérique. « En Amérique vous aurez de la nourriture/vous n’aurez pas à courir à travers la jungle/en vous écorchant les pieds/Vous chanterez à propos de Jesus et boirez du vin toute la journée/C’est super d’être un Américain ». L’idée de liberté est détournée sournoisement « En Amérique tout le monde est libre..., commençe t-il, avant de conclure rapidement : « de prendre soin de sa maison et de sa famille » - ce qui élimine bien des façons d’être libre.
Lonely at the Top (Sail Away, 1972)
Une autre étoile de son répertoire. La description de l’angoisse de la célébrité, destinée à être interprétée par Franck Sinatra, est encore plus subtile quand on sait que Newman n’a jamais eu, et particulièrement à cette période, qu’un succès limité, et ne peut pas prétendre être le genre de star lasse et oppressée par sa propre décadence qu’il s’amuse à dépeindre. Il a surtout l’immense mérite de prouver savoureusement combien le succès est une chose vide de sens.
Last Night I had a Dream (Sail Away, 1972)
Newman déteste cette chanson ; ses fans l’adorent. L’une des plus funky de son répertoire, elle fonctionne très bien, avec son rythme syncopé. Le refrain culmine sur « Honey, can you tell me what your name is?" Les paroles sont tout ce que la chanson populaire fuit le plus souvent à tout prix : la peur, le doute, la paranoïa. Le subconscient y est placé au premier plan, où fantômes et vampires s’invitent à un rendez-vous galant – mais où la galante reste la créature la plus effrayante et imprévisible du mauvais rêve dont il est question.
Political Science (Sail Away, 1972)
La politique à la Randy Newman, l’une de ses chansons qui fait le plus de dommages collatéraux ; toute la classe dirigeante est attaquée, les instigateurs de guerre, les agitateurs inutiles. Le narrateur est de cette espèce, qui nous est à priori très étrangère mais à laquelle Newman parvient à donner une familiarité grâce à la satire. Dans la chanson, il se demande « pourquoi nos vieux amis nous délaissent » dans la mesure où « nous leur donnons de l’argent ». La suite est une montée en puissance délirante. « Lâchons la bombe atomique et voyons ce qui se passe » ; « l’Asie est trop peuplée et l’Europe trop vieille/l’Afrique est bien trop chaude/et le Canada trop froid/l’Amérique du Sud nous a volé notre nom […] Nous sauverons l’Australie/pour ne pas blesser de Kangourous/nous construirons un parc d’attractions ici/ils ont le surf aussi ». Avant de conclure avec sagesse : « Oh, que la terre serait paisible/on libèrerait tout le monde ». Musicalement, c’est encore un très bon morceau mélodique avec des échos de Broadway. Linda Ronstadt en a fait une belle version, et la chanson apparaît dans le générqiue de fin du film Blast from the Past.
You Can Leave Your Hat On (Sail Away, 1972)
Ecrire des chansons d’amour est à la portée de tout le monde, mais écrire des chansons dans un aussi bel écrin de luxure est trop rare pour ne pas être remarqué. Surtout quand une telle chanson est amenée par un riff de piano blues-rock aussi célèbre, comme taillé pour être réinterprété à l’envi par la sphère rock – ce qui fut d’ailleurs souvent le cas (notamment par Joe Cocker). Newman y donne les instructions preliminaires à sa partenaire, lui conseillant finalement de “garder son chapeau”. Comme il y est question de déshabillage, c’était la chanson taillée sur mesure pour le film The Full Monty.
Rednecks (Good Old Boys, 1974)
La chanson la plus célèbre sur Good Old Boys, album-concept sur les Etats Unis du sud et ses personnages hauts en couleurs, qui vit Newman culminer dans la provocation sans cesser de faire preuve de compassion tout à la fois. Il est ici un Redneck, avec tous les clichés qui courent sur ces américains, Texans en tête - et la musique entêtante, en apparence simpliste, reflète l’étroitesse d’esprit de son personnage. «On parle de choses vraiment drôles ici bas/On boit trop et on parle trop fort/On est trop idiots pour le faire dans les villesq du nord/Et on garde les negros sous contrôle” Newman s’attarde sur la fraction entre nord et sud, sur le mépris suscité par l’idéal des uns dans l’esprit frustre et fier des autres. Steve Earle en fit une reprise country-grunge sur l’album en hommage à Newman, Sail Away : The Songs of Randy Newman.
Birmingham (Good Old Boys, 1974)
Une ballade touchante. Good Old Boys montre un Randy Newman capable d’exprimer la plus grande empathie et de susciter un désir de changement. C’est l’histoire d’un homme simple, un travailleur qui raconte avec chaleur touit l’attachement qu’il a pour sa famille. La chanson est si convaincante que l’on a tendance à oublier le sarcasme triomphant d’une partie de l’album. Birmingham, comme Guilty, sont des chansons facilement sous estimées mais qui montrent à quel point Newman est capable de rendre à des personnages de fiction tout le charme et la consistance qui fait les véritables personnes. Avec Good Old Boys et ces chansons, auxquelles il oppose Rednecks, Newman caresse mieux que jamais la félicité et signe un chef-d’œuvre d’ambivalence.
Marie (Good Old Boys, 1974)
L’une des chansons d’amour les plus simples et belles que Newman ait écrites. L’économie de mots et la tendresse musicale en font un petit bijou. Une chanson intemporelle, dont le sort a voulu qu’elle se retrouve qur un disque surtout connu pour Rednecks, mais qui pourtant témoigne avant tout de la sensibilité de Newman.
Louisiana 1927 (Good Old Boys, 1974)
Une autre chanson incroyablement poignante, qui confirme la tendresse a définitivement réussi à gagner l’album. Les arrangements de cordes sont à leur paroxysme de finesse et d’intelligence. La chanson raconte l’inondation des paroisses de St Bernard et Plaquemire en Louisiane. Le résultat édifiant nous donne l’impression qu’il s’agit de la réinterprétation d’un blues écrit en 1928, alors qu’elle est originale. Le narrateur a peine à décrire l’étendue des dégâts, et constate impuissant la perte arbitraire de vies humaines. « Certaines personnes se sont perdues dans l’inondation/Certaines s’en sont tirés saines et sauves ». La chanson a la force d’une lamentation collective et chargée de colère face à la désinvolture des autorités. « Louisiane/Il essaient de se débarrasser de nous. » Le président de l’époque, Coolidge, est décrit avec un « petit homme gras » à ses côtés, et blâmant le sort de cette « terre de pauvres blancs » par un simple « Si ce n’est pas une honte ! ». En 2005, après l’ouragan Katrina, la population néo-orléanaise eut l’impression que l’on empêchait les plus démunis de revenir chez eux ; les HLM demeurèrent ainsi fermés durant de longs mois alors qu’il étaient en parfait état. La chanson a redoublé de sens et d’influence et est l’une des meilleures de Randy Newman.
Kingfish (Good Old Boys, 1974)
Là où Louisiana 1927 est obsédante, Kingfish est entêtante et retourne à l’humeur sarcastique qui amène Newman là ou le bat blesse. Il décrit les inégalités sociales dans le microcosme intérieur de la Louisiane, entre entrepreneurs auto satisfaits et travailleurs précaires qui subissent en première ligne les caprices du destin. Les différences entre le narrateur et les gens qu’il prétend protéger des coups économiques et dont il se vante d’ assurer la sécurité ont moins de différences qu’il n’y paraît ; ils semblent issus du même milieu mais séparés par la fierté pour les uns et le malheur pour les autres. Une autre observation sociale pleine de finesse.