Parution : mai 2011
Label : Matador
Genre : Acoustique
A écouter : Benediction, Circulation, Space
7.50/10
Qualités : psychédélique, orchestral, élégant, envoûtant
Thurston Moore enregistre énormément de musique, mais ne transforme que rarement sa verve en chansons, préférant dérouler sa poésie singulière ailleurs que dans le studio. Demolished Toughts est donc un disque précieux lorsqu’on apprécie le timbre étouffé, désorienté de Moore et les talents d’écriture propres au territoire qu’il défend depuis trente ans ; description d'une errance sans fin (« C’est une lutte perpétuelle, le point d’interrogation est indélébile, le désir est irrésolu », dira t-il en interview), la romance impitoyable, la recherche de foi. « Breaking happy heart, blood and liquid noise” chante t-il dans la quintessence de Orchard Street, avant que des hurlements lupins ne viennent souligner ses évocations craintives. Moore a 52 ans, c’est un doyen au sein d’une génération de musiciens qui apprit d’abord à défier l’esthétique dominante avant de vouloir communiquer. Musicalement, il partage avec J Mascis (Dinosaur Jr.) un amour du folk anglais et de Neil Young, auquel il revient constamment comme l’exemple à suivre. Cependant, sa démarche est depuis le début bien différente ; ni guitar-hero ni soliste, il explique ne pas utiliser un langage conventionnel et avoir plus de plaisir à improviser – il dit aussi n’avoir jamais joué sur une guitare accordée de manière classique.
Cette philosophie (le terme est le bon, mêlé des fortes propensions de Moore à l’érudition littéraire) est évidente dans Demolished Toughts, qui s’éloigne d’un album folk et de son modèle avoué, Astral Weeks, pour devenir un trip artisanal, singulier. C’est aussi le fruit du travail de musiciens studieux et fidèles – la violoniste Samara Lubelski, la harpiste Mary Lattimore, et les collaborateurs réguliers de Moore. Celui-ci s’épanouit dans son envie d’embrasser davantage d’espace et de mieux accuser le temps qui passe (« Sunday lights/Come take my nights/And I’ll bend down/To my knees and die »), participe de ce psychédélisme, étire les chansons, leur donne une largesse vertigineuse.
Demolished Toughts donne l'impression qu’il nous est permis de décrocher, de se perdre à un moment ou à un autre, plongés dans cette trame de rêves, avec harpe libérée et lointaine, tabla indien, violoncelles rassurants. La guitare sinueuse et très mélodique de Moore nous assure de pouvoir n’importe quand retrouver le chemin de la chanson qui suit son cours. Cette brillance acoustique, ce sentiment d’effacement des frontières – tour de force pour un disque qui trouve pourtant son bord – n’est pas dû qu’à Moore. C’est un album de producteur, né d’une collaboration étroite avec Beck Hansen. « Je le connais depuis des années, révélait Moore récemment. « Quand je l’ai rencontré, bien avant Loser, c’était un gamin, qui vivait à New York. Il passait son temps sur des bancs publics, il jouait du folk ». D’un éclectisme débridé avec notamment Odelay (1994), Beck passera en 2002, à un travail plus cohérent et contemplatif avec Sea Change (produit par Nigel Godrich connu pour travailler avec Radiohead). Outre un travail sonore comparable à celui de son maître Godrich, il apporte à Demolished Thoughts une constance bienvenue, et ce malgré de longs morceaux ; Orchard Street et Space sont soutenus à bouts de bras ; cette densité providentielle est le signe du talent incontestable du producteur. Les audaces sont d’une douceur et d’une discrétion qui les fait seulement sembler naturelles ; l’ombre de Sonic Youth est aussi là pour justifier certains partis pris. La chanson Orchard Street se termine à mi-chemin de la fin du titre, avant que ne soient ressuscitées avec une gloire toute acoustique les codas de Murray Street (2002).
D’étranges touches sonores participent au climat d’anxiété déjà suggéré par la voix de Moore, éloignant un peu plus le disque de ce que serait un album folk traditionnel enregistré sous un porche. Space reste le meilleur exemple de ce que peut donner le désir de perdition. « I used to have all the time in the world/ Cruising galaxies in search of gold" chante Moore, le ton toujours emprunt d’une menace lointaine. Même dans leur plus grande beauté, comme dans Benediction ou l’élégante January, ces chansons se déplacent vers des contrées inattendues, que ce soit les musiciens prenant des décisions originales ou la production dramatisant un détail ou un autre de ce qui reste autrement léger et presque insaisissable. Circulation est un peu à part, se dirigeant plus nettement vers l’intensité et la dissonance du groupe qui a élevé Moore – même si sa façon de bâtir la tension presque sans aide électrique lui donne sa fraîcheur. « I'm not running away/Circulation makes her crazy” chante Moore dans ce qui ressemble le plus à un refrain accrocheur. La structure de la chanson est encore une fois réfractée, sujette à une déconstruction écarquillée. Blood Never Lies évoque plus clairement le travail de Joe Boyd pour Nick Drake. Partout, à tout instant, sans s’interdire de décrocher et renouer, on a la sensation étrange d’assister de loin à la torpeur d’une conscience.
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