S’il devait ne rester qu’un seul des multiples projets auxquels Zach Hill a pris part, il semble que ce doive être Hella. C’est le groupe cité le plus fréquemment lorsqu’est évoqué ce batteur frénétique et créateur boulimique de Sacramento, Californie. Constitué de Zach Hill et du guitariste Spencer Heim, Hella a démarré en 2001, établissant dès 2002 avec Hold Your Horse Is leur approche chaotique du noise rock instrumental. Le projet fut des plus prolifiques; Total Bugs Bunny en 2003, The Devil Isn’t Red en 2004, le double album Church Gone Wild/Chirpin’ Hard on Suicide Squeeze en 2005, sur autant de labels différents. En 2007, le duo recrute trois amis pour sortir leur premier disque chanté, There’s No 666 in Outer Space. Tripper (2011) est pourtant par la suite réalisé de la main du seul duo d’origine par un jeune label de Los Angeles, Sargent House...
Emulation collective
Hella retrouver sur Tripper les bases qui ont fait sa renommée. Comme souvent chez Zach Hill, deux instruments suffisent pour produire es structures et les dynamiques toujours changeantes qui sont le propre du groupe. L’intensité, surtout, qui rappelle celle d’un autre duo culte de la scène américaine, Lightning Bolt. Cependant, si Hella est l’entité maîtresse parmi les références Zach Hill, elle ne reflète pas sa plus grande force : la capacité de synergie, l’interpénétration des formes, des techniques, des idées ; sa propension à s’entourer. Ce tandem bruyant n’est qu’un élément de la nébuleuse unique que Hill a créée derrière lui, telle la queue d’une comète. Bygones, Nervous Cop, The Ladies, Marnie Stern, Chll Pll ou dernièrement Death Grips sont des projets musicaux dans lesquels il s’est investi. Rien qu’en 2010, six albums tous plus excitants les uns que les autres le créditent comme batteur. C’est au cœur de cette émulation collective que Zach Hill se révèle le plus intéressant, dépassant de loin la pratique instrumentale pour s’intéresser au pouvoir infini de la création par idées imbriquées. Chaque élément, chaque musicien participant à l’un ou l’autre de ses projets se retrouve dans un endroit nouveau. Une joie à créer en partage suscite le flot irrépressible de la musique à laquelle Hill participe.
Il est difficile de ne pas commencer par évoquer le jeu extraordinaire du musicien ; après tout, c’est à la force du poignet qu’il a pu devenir aujourd’hui un artiste financièrement indépendant, capable d’une création libérée d’entraves. « J’essaie de jouer indéfiniment, c’est mon approche de la pratique. Zéro arrêts, zéro pauses. Retourner le rythme, le renverser, entrant et sortant de chaque chose qui défile dans ma tête, changeant de vitesse, changeant de ponctuation, allant au travers de tout ce que je pense savoir à la batterie. Je me connecte par le biais de mon instrument, suis capable de rallier toutes ces formes ensemble. En pratiquant de ma tête et de mon corps à ce niveau, je peux produire ou changer n’importe quelle trame. C’est aussi pratiquer votre endurance, pratiquer l’aspect physique de votre instrument. » Interrogé sur sa pratique en 2010, après plus de quinze ans derrière les fûts, sa batterie fait partie de sa conscience profonde.
Producteur de disques, artisan du son et de l’image, Hill est une performance en lui-même – ses capacités techniques, sa puissance, son pouvoir d’invention sont détonants, en porte-à-faux de presque tout ce qui se fait d’autre. Son matériel est perclus de sa force de frappe exagérée (qui lui a valu de se casser un poignet en répétition avec Wavves, les slackers de San Diego). Sa démarche privilégie l’identité sonore. Une identité parfaitement capturée par l’utilisation astucieuse de ces vieilles cymbales empilées les unes sur les autres pour donner un son plus agressif et sec que celui des ses homologues batteurs. Couplée à un goût prononcé pour des sonorités de guitare metalliques. Il est en mouvement constant, une source intarissable de rythme, une force transitionnelle. « Le futur est ici, maintenant », résume t-il.
Face Tat, son troisième album solo, paru en 2010 alors qu’il travaillait avec Marnie Stern (voir chronique page suivante) est un bon moyen d’établir un contact avec le musicien. D’abord parce qu’il nous rappelle que Zach Hill est un artiste visuel talentueux ; ensuite parce qu’il résume ses différentes marautes sonores.
La pochette représente cette américaine crispée sur son feu grégeois artisanal, avec le genre d’expression qui signifie qu’il ne vaut mieux pas être dans les parages. Une image pleine de rébellion, extraite de la vidéo tournée pour The Sacto Smile, le titre le plus extrême sur Face Tat : moins de deux minutes de frénésie , récupérées du dernier bout d’une suite peu structurée et néanmoins phénoménale de vingt-deux minutes, enregistrée sous le nom de Flannel Graduate, un beau jour, par Zach Hill avec ses amis Randy Randall et Dean Spunt de No Age. Encore un duo bruyant qui a notamment fait paraître Nouns en 2008 (sur lequel on écoutera d’urgence Teen Creeps). California Bird Dudes, le gros titre en question, capture peut-être le plus aventureux des sentiments de Hill. « Mon excitation à collaborer avec d’autres artistes est basée sur la découverte, la réalisation de soi, et quelle échappatoire à la réalité nous pouvons créer et partager ensemble, ou comment peut-on intensifier cette réalité pour soi-même et les autres.» The Sacto Smile et sa vidéo autodestructrice, co-réalisée par Hill lui-même sous sa casquette de vidéaste, sont des moyens d’intensifier la réalité; ils signifient aussi que Face Tat n’est pas un album facile, que s’il est très innovateur en introduisant des sonorités et des rythmes rares dans la musique rock, il peut aussi se montrer agressif, ne lâcher à l’auditeur qu’ersatz et bribes du maëlstrom de plaisir jubilatoire suscités par sa création. Il multiplie les envies de son créateur au fur et à mesure qu’il les réalise. Capture avec un brio sauvage l’état des lieux de ses talents. « Je peux commencer avec un concept et quelques scénarii mais il y a toujours beaucoup d’improvisation en jeu». L’album peut s’avérer intriqué et torrentiel. « J’en réfère au contexte social, au matérialisme, à la luxure, aux nanotechnologies, à la pharmacie gouvernementale, à internet, à la guerre, et mon ressenti qu’à présent la vie est modelée par ces choses qui nous éloignent de notre vraie connexion au monde et à l’univers. » Zach Hill nous rappelle à chaque salve percussive qu’il faut que nous soyons durs et inflexibles autant qu’ouverts et connectés au quotidien des vrais défis. Il y a aussi, peut-être, un brin de paranoïa chez Hill, ce qui s’explique par ses métaphores à propos de consommation d’herbe.
Faire ployer l'esprit
Citer les invités sur un album de Zach Hill revient à dresser une liste presque aussi longue que le bras ; comme l’est la liste des albums auxquels il a participé. Ces tribulations, qui amènent parfois une formation aussi extravagante que Sun Ra à l’esprit - dont Hill est admirateur -, ne se font pas sans principes. Le son d’abord : « Beaucoup de mes morceaux ont des structures spécifiques, sur lesquelles les musiciens invités construisent. C’est une idée spécifique, un son ou une partie que je vais demander à un ami de jouer», récapitule t-il. « Ou bien je vais la jouer moi-même ; je vais déjà avoir une partie de batterie, avec la chanson entièrement composée à la batterie. Ou bien je vais travailler sur une série d’échantillons de sons auxquels mes amis ont contribué tandis qu’ils jouaient avec moi et je vais transformer ces échantillons. C’est du collage de sons, rien de traditionnel. Il y a beaucoup de diversité ».
Zach Hill est très sollicité par des musiciens américains de tous bords - Marnie Stern, par exemple, fait immédiatement appel à lui quand que sa maison de disques lui en donne la possibilité, alors qu’il vivent tous deux sur les côtes opposées des Etats-Unis. Son succès est non seulement dû au fait qu’il sait comment réinventer la pratique de son instrument, mais à ses qualités de compositeur, et ses idées sur la façon dont peut sonner un album, par opposition à la manière dont il doit sonner.
« Généralement, les gens avec qui vous faites des choses savent ce qui vous intéresse avant de vous demander de faire de la musique avec eux. Ca n’a aucun sens s’ils tentent de changer quelque chose à propos de vous ou de votre art.» Ce n’est pas une surprise que Greg Saunier, autre batteur brillant et co-auteur de la plupart des chansons du groupe Deerhoof (voir Trip Tips 14) participe sur Face Tat. Deerhoof a peu ou prou la même démarche, en quête perpétuelle de nouveaux sons, de nouvelles structures et techniques de composition. En outre, la relation Hill - Marnie Stern rappelle celle de Saunier (New York) et Satomi Matsuzaki (Japon), que les frontières n’empêchent pas de travailler, bien au contraire. Les distances stimulent l’inspiration. Ajoutez à Saunier une poignée d’artistes capables par leur talent de susciter les sons adéquats et, bien agencé, vous avez suffisamment de matériau pour faire ployer l’esprit de l’auditeur. « Il y a une expression d’hyper fluidité que j’essaie toujours de reproduire dans mon son, et je ne signifie pas que ça doive être gracieux. Ce n’est pas nécessairement une manière correcte de jouer. Mes musiciens favoris, je ne peux pas prédire ce qu’ils vont jouer dans la minute suivante. »
Zach Hill est en tournée en permanence. Il s’est donc organisé pour continuer d’enregistrer ses disques et contribuer à ceux des autres chaque fois qu’il a un jour off. « J’aime travailler sur des disques dans des périodes concentrées, être focalisé, puis avoir du recul afin de laisser le travail reposer, de l’écouter avec une perspective extérieure. » « Je fonctionne mieux comme ça, plutôt que de creuser mon trou pendant des mois, revenir sur la même chose encore et encore et encore. Parfois, avoir de la distance me fait décider de garder quelque chose qui est bien tel qu’il est apparu, plutôt que de le changer. » Avant de faire le point sur quelques projets de Zach Hill, l’artiste nous rappelle le sens d’une expression cruciale: « Comme dans toute forme d’art, vous exprimez une chose qui ne peut l’être par aucun autre moyen. Nous avons tous quelque chose en nous qui nécessite un autre champ pour se réaliser. Les mots ne suffisent pas ; l’interaction normale non plus. En parler réduit à néant cette réalisation en premier lieu. La seule raison pour laquelle vous vous réalisez de cette manière c’est que vous ne pouvez en parler ».