Voir aussi la chronique de Let England Shake (2011)
Voir aussi la chronique de Black Hearted Love (2009)
Parution : 1995
Label : island Records
Genre : rock
A écouter : Teclo, To Bring You My Love, The Dancer, Meet ze Monsta
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Qualités : rugueux, envoûtant, sensuel
Eté 1994. Après la dissolution de son groupe, avec lequel elle a enregistré les deux premiers albums sismiques qui ont cimenté sa réputation, PJ Harvey s’est remise à écrire. Inspirée par des références bibliques – Lazare – aussi bien que par les œuvres de Bret Easton Ellis – American Psycho – et par les rêves troublés qu’elle fait dans les moments où elle se concède quelque répit, elle écrit dix nouvelles chansons.
Il serait facile d’étudier la carrière de Polly Harvey par le biais de la manière dont ses disques sont produits ; si les deux premiers étaient bruts et directs, sans aucune forme de traitement et sans overdubs, le son de To Bring You My Love sera couvé par Flood, qui a notamment travaille avec Nine Inch Nails ou Nick Cave, par John Parish évidemment, qui a toujours été associé aux disques de Polly, et par Mick Harvey, qui officie habituellement aux côté de Nick Cave au sein des Bad Seeds. Harvey a beaucoup d’admiration pour les grandes stars de blues et du rock masculines, comme John Lee Hooker, Howlin’ Wolf, Hendrix ou Led Zeppelin, et c’est vers eux qu’elle se tourne pour ce qui concerne la base musicale de l’album. Le guitariste Joe Gore, les percussionnistes Jean-Marc Duty et Joe Dilworth apportent leur concours, ainsi qu’un quatuor de cordes sur trois titres. Polly joue tout au long du disque de l’orgue Hammond, même si elle n’apprendra véritablement le piano que plus de dix ans plus tard, pour White Chalk (2007). La magnitude est grande ; d’un ronronnement électrique à l’agressivité explosive des guitares. Deux titres acoustiques musicalement plus directs n’enlèvent pas l’idée que chaque titre a été travaillé dans sa texture, que chaque sonorité est méticuleusement étudiée pour reproduire une sensation, et simuler un vaudeville sinistre.
La production, beaucoup plus claire et propre que par le passé, permet aux différents éléments qui constituent les morceaux d’être lus comme un livre. C’est notamment le cas du chant de Polly, généralement mis en évidence (à l’exception de l’étouffé Working for the Man). C’est la teneur des textes, de ces histoires que Polly a écrites à la lumière d’une bougie, comme un vampire, qui sont cette fois clairement mises en évidence et font passer le message, et non plus les guitares dont le tranchant était auparavant appliqué contre nous dans une posture de défi. Sur le morceau-titre, la tension est déjà là, dans les premières secondes, dans la lenteur des notes ; mais les premiers mots de Polly subliment la musique, et la chanson opère soudain à un tout autre niveau. La chanteuse, dans son premier grand rôle théâtral, semble revenir de très loin. Sa voix caverneuse est ce qu’il y a de plus marquant sur cette impressionnante entrée en la matière. « I was born in the desert/I've been down for years/Jesus, come closer/I think my time is near.... I've lain with the devil/Cursed God above/Forsaken heaven/To bring you my love." (Je suis née dans le désert/J’ai été délaissée pendant des années/Jésus, viens plus près/Je pense que mon heure va venir… J’ai couché avec le Diable/maudit dieu par-dessus tout/Abandonné le paradis/pour t’apporter mon amour. »
L’intensité des mots de Harvey sous-tend une menace au départ difficile à cerner. Mais au fur et à mesure que le disque avance, la vérité se révèle dans sa belle et terrible vérité ; Polly est davantage le chasseur que la proie, plus complice que victime. To Bring You My Love est en cela bien différent de ses prédécesseurs ; l’insatisfaction du désir s’est transformée en une exploration insidieuse, où Polly dit ce que ça fait que d’être la femme qui attend, la femme qui se languit, et qui porte un enfant d’un père lâchement parti. Sa faiblesse supposée d’être abandonnée devient une force létale ; son amour exubérant appelle le sang de l’être aimé. Sa privation justifie une faim, son martyr (« How long must I suffer, dear God I've served my time," ) fait d’elle un quasi-sainte, un personnage magnétique, dont on ne peut détourner l’attention. "Bring me, lover/All your power.... In my dreaming/You'll be drowning.... You oughta hear my long snake moan." C’est de l’hypnotisme. Et plus Harvey se mure, se cloisonne, s’enferme dans son amour comme dans une prison gothique ("I've prayed days, I've prayed nights, for the Lord to send me home some sign'), plus elle exalte de puissance. Avec une conviction qui est un tour de force, Harvey passe de la supplication à la menace en l’espace d’une chanson, et s’autorise même une extase sexuelle sur Meet ze Monsta. Teclo, et son refrain plein de luxure, "let me ride on his grace, for a while," est un sommet, mais toutes les chansons concourent comme des scènes à créer le climat d’une tragédie.
Avec le recul, Polly a reconsidéré sur sa posture à l’époque de To Bring You My Love. On lui dit qu’elle ne ressemblait pas à elle-même ; mais elle répond que c’était effectivement elle. « Tellement de maquillage que je ressemblais à un drag queen », reconnaît t-elle. « C’était la première fois que j’expérimentais avec un sens théâtral de la performance. Et comme tout, je tendais à le faire par les extrêmes. Et, aussi, les chansons de To Bring you My Love étaient souvent des histoires – moi jouant le rôle de différents personnages. Rampant dans le désert pendant quarante jours... C’était presque comme si ça devait être comme ça… C’est difficile de dire que c’était un personnage. Je ne le ressentais pas comme ça. Je voulais porter ça. C’était quelque chose dont j’aimais vraiment jouer. En fait c’était une extension de mon personnage. C’était Polly qui aimait faire ça. C’est moi. »
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