Label : Dualtone Music
Genre : Americana, Country rock
A écouter : Birmingham, Carnival, Cavalier
Qualités : entraînant, vintage, féminin, rugueux
OO
« Nous étions déjà mariés longtemps avant de décider de marier nos projets musicaux. Et cette dernière décision a demandé plus d’engagement que celle de passer le reste de notre vie ensemble. »
Une des
nombreuses utopies que réalise la bonne musique, c’est celle de
l’amour complice, celui qui n’exclut pas la camaraderie, celui
d’un jeune couple marié qui puisse enregistrer main dans la main
un album entier de musique trépidante, fraîche, audacieuse. Et
abandonner (temporairement?) les carrières qui leur étaient
promises à chacun...
Charleston Sud
LES DEUX
AMÉRICAINS de Shovels and Rope sont différents de l’habituel duo,
où les rôles sont bien définis et protégés. Ils attaquent leurs
mélodies robustes et puissantes, leurs arrangements rustiques avec
une force simultanée et égale. O’Be Joyful représente plus qu’un
engagement artistique ; on a l’impression que Cary Ann Hearst et
Michael Trent y apprennent, au-dessus de toute chose, ce que c’est
qu’être une famille : trouver l’indépendance après que les
règles soient posées ensemble, faire aller de pair solidarité et
vision propre de leur destin pour les mois à venir – en concert
et sur la route. A travers l’écriture de chansons, ils ont la
chance d’avoir un travail qui n’exclut pas l’autobiographie,
qui les incite à prendre le temps d’une réflexion quant à leur
mariage et à leurs voyages. Shovels and Rope, c’est ce qu’on
appelle parfois une relation sérieuse, celle que certains d’entre
nous recherchent sincèrement. «Nous étions déjà mariés
longtemps avant de décider de marier nos projets musicaux,»
commente Hearst. «Et cette dernière décision a demandé plus
d’engagement que celle qui nous a décidés à passer le reste de
notre vie ensemble ».
L’intensité et
la qualité de leur écriture est évidente, et cela bien avant
qu’ils ne commencent à faire cause commune. «Je jure que j’ai
une bonne idée de chanson par jour», s’amuse Trent. «Mais si je
n’attrape pas un stylo pour la noter aussitôt, en dix secondes
elle s’est évanouie pour toujours.» Plus important que l’origine
ou la quantité de leurs idées, c’est dans le regard de l’autre
que se précise le duo. « Cary a grandi dans la tradition country,
c’est une chanteuse de country fantastique. Mais son cœur est voué
au rock n’ roll. Elle adore les Stooges. » Hearst, à son tour : «
Michael va se pointer avec 20 idées. Puis il va leur donner corps,
trois par trois – il aime travailler par lots de trois. Il va créer
une belle mélodie, et de temps à autre je vais l’entendre jouer
ces nouvelles idées pendant les balances des concerts. Je regarde
souvent par-dessus son épaule pour voir s’il n’est pas en train
d’écrire. Il peut y avoir une concurrence entre nous! »
Décor d’un
roman de Pat Conroy, Charleston Sud, Charleston est une ville côtière
superbe de Caroline du Sud, ensoleillée et verdoyante, avec de
belles maisons blanches et des palmiers, un port de plaisance réputé,
la destination de vacances idéale, la carte postale. Hearst aura ce
commentaire en 2008 : «Je vivais à Nashville [une capitale
américaine de la musique country] jusqu’à l’âge de 18 ans ;
puis j’ai déménagé à Charleston et je n’ai pas bougé depuis
lors. C’est une ville isolée, dans un sens, possédant une
communauté autonome au sein de laquelle de nombreux groupes qui
choisissent une approche indépendante s’en sortent bien. Toutes
sortes de musique sont jouées ici. Je vivrais à Nashville si je
pouvais me le permettre, mais je ne me vois pas à la fois
enregistrer, et être obligée de travailler comme serveuse ou autre
pour gagner un peu d’argent. À de nombreux points de vue,
Charleston est bien plus détachée que de plus larges communautés,
nous avons plus de recul sur ce que nous faisons. La plupart de mes
amis à Nashville ne gagnent pas du tout d’argent, tandis que nous
nous faisons au moins 100 dollars par nuit ici. »
Inverser les
rôles
CARY ANN HEARST
S’EST FAITE connaître pour son univers sombre et décalé et sa
voix puissante, comparable à celle de Loretta Lynn, au sein de son
groupe Cary Ann and the Gun Street Girls. «J’étais pourtant la
seule femme. Il y avait cette chanson de Tom Waits, Gun Street Girl,
et un jour que je conduisais, je l’ai entendue et je l’ai trouvée
différente. Elle m’a rappellée les New York Dolls (un groupe
masculin habillés en femmes). Les mecs dans le groupe se sont bien
marrés. L’ironie qu’il y avait là dedans confondait les gens ou
les amusait.» Les Guns Street Girls étaient entièrement son
groupe, elle pouvait se permettre d’exprimenter avec leur identité.
Cary Ann parle
vite, est exhubérante. Ce n’est pas June Carter, mais plutôt
Poison Ivy des Cramps. « C’est le groupe de rock n’ roll le plus
sexy de tous les temps », s’enthousiasme t-elle à leur sujet. «
J’aimais qu’on ne puisse pas être sûr de qui était le mec et
qui était la fille. » Le groupe, dissous à la mort du chanteur Lux
Interior en 2009, avait influencé la scène anglaise par leur
mélange de trois genres distincts : rockabilly, punk garage et
psychédélisme. Un melting-pot sonore de contre-culture américaine,
et une identité visuelle, tirée des films d’horreur, qui a, elle
aussi, fortement inspiré Hearst. Il suffit de voir la vidéo
extraite de son EP Are You Ready To Die (2010), Hell Bells.
Avant Shovels and
Rope, Michael Trent était sans doute encore plus engagé que sa
compagne, et il n’a pas été si facile de mettre de côté une
carrière prometteuse avec son propre groupe, The Films, de côté.
Surtout lorsque votre femme se considère comme votre fan numéro 1,
faisant de vous un cow-boy glamour et vous comparant aux Kinks et à
Elvis Costello. Pourquoi travailler ensemble dans ce cas ? « Tant
d’années de la vie de Michael ont été passés sur la route, à
se gribouiller son propre avenir», commente Cary Ann. «Tant
d’années de la mienne ont été employées à essayer de me
distinguer dans cette mer de musiciennes rousses, et ça a été
quelque chose de mettre de côté nos individualités alors que nous
étions presque parvenus... Nous venions d’enregistrer de très
bons albums. Je n’ai pas honte de dire que ces disques sont
suffisamment bons pour nous permettre d’avoir une carrière chacun
de notre côté avec notre propre groupe. »
Michael Trent
commente à son tour : «Nous avions sorti ces albums, mais sans
avoir de plan particulier. Nous allions faire un concert, interpréter
quelques-unes des chansons de Cary et quelques-unes des miennes,
apprenant à les jouer du point de vue d’un duo. C’est de ce
point de vue ques les choses ont soudain pris une autre dimension
intéressante, et on a commencé à nous contacter pour faire des
dates ensemble (en première parte des fleurons américana les Felice
Brothers ou Hayes Carll), nous avons eut beaucoup d’opportunités
d’un seul coup. »
Ralentir le tempo
Trent lance alors
un regard en arrière, sur la carrière qui l’attendait. Il
écrivait des chansons punk-rock pour son premier groupe et aura
cette idée que « si vous en ralentissez le tempo, elles deviennent
des chansons country. » «Peut-être est-ce là qu’est mon
évolution en termes de songwriting. Parfois cela me rend
nostalgique. J’oublie presque que j’ai écrites toutes ces
chansons. De temps à autre, un fan des Films va se montrer dans un
concert de Shovels and Rope et demander à ce qu’on joue un morceau
de [l’album] Oh Scorpio. »
Si vous voulez
faire plaisir à Cary Ann Hearst, parlez-lui de X : le duo angelinois
constitué de John Doe et Exene Cervenka. Ils furent ceux qui mirent
la scène punk de Los Angeles sur la carte des États-Unis, au début
des années 80 : Los Angeles (1980), Wild Gift (1981), Under the Big
Black Sun (1982). C’est par le mélange désinhibé de rockabillly,
de blues, de country et d’harmonies vocales nouvelles qu’ils
séduirent un assez large public. Non, vraiment, Hearst ne se sent
pas vraiment de filliation avec June Carter, trouvant les
interactions entre Doe et Cervenka autrement plus intéressantes que
celles de Carter et Johnny Cash.
Le cultissime
Elvis Costello aurait pu lui-même évoquer le processus qui consiste
à ralentir le tempo du punk-rock jusqu’à obtenir une chanson
country ; il s’y connaît. Son album Secret, Profane and Sugarcane
(2004) peut servir de référence dans le canon des influences de
Shovels and Rope. Quand celui-ci fit paraître son premier album
en1977, sa colère et son cynisme établirent un lien fort avec la
scène punk et new-wave de l’époque. Mais ce qui validait ce lien,
c’était sa passion débridée ; il empruntait au passé du rock n’
roll ce tout ce qu’il voulait, mimant aussi bien la country, la Tin
Pan Alley (musique new-yorkaise des années 20), la pop, le reggae,
entre autres genres. Cet éclectisme continue de le distnguer
aujourd’hui, comme le font ses textes fouillés. On parle
d’influence tutélaire, une influence diffuse. Pour d’autres, ce
serait Bob Dylan ; pour Shovels and Rope, c’est Costello. Pour
qu’il s’agisse d’un duo, il suffit de compléter Costello avec
Lucinda Williams, qui est la reine de l’américana rugueux,
autentique, conflictuel et tourmenté depuis vingt-cinq ans, avec
d’abord Lucinda Williams (1988) ou Cars Wheels on a Gravel Road
(1998) [voir encadré page suivante]. Hearst et Trent ont aussi aimé
le duo que constituaient deux autres légendes de la musique
américaine, Gram Parsons et Emmylou Harris.
Difficile
d’accorder deux fortes personnalités musicales et de les faire
écrire sur la même page. Sans doute qu’assurer 200 concerts
ensemble en une année a participé à l’équilibre de l’album,
entre ecxentricité et tradition, entre brutalité et douceur. Au
coeur de leur son, un kit de batterie qu’ils ont arrangé eux-mêmes
et que Michael Trent a appris à jouer, d’une façon qui n’est
pas sans rappeler celle de Meg White. D’ailleurs, les White Stripes
pourraient être l’ultime point de référence à lâcher avant de
laisser définitivement Shovels and Rope tracer leur route - et avant
de décrire tout ce que leurs deux écritures contiennent de vie et
d’originalité.
Mais encore :
l’album que Jack White a produit avec Loretta Lynn, Van Lear Rose
(2004), vient aussi à l’esprit ; la production de cet album
country-rock y est organique.Cary Ann Hearst a plus d’un point
commun avec Lynn : outre la voix, elles se ressemblent assez
physiquement...
Pour l’anecdote,
en 2012, le magazine anglais Mojo a laissé à Jack White la première
place de son top des 50 albums de l’année - car nous sommes
désormais dans un monde post-White Stripes. Le site web/magazine
américain American Songwriter, de son côté, a laissé à Shovel
and Rope la troisième place de leur propre top 50 de 2012, donnant
même à Birmingham le titre de meilleure chanson de l’année.
Vie bohémienne
BIRMINGHAM,
PREMIÈRE CHANSON de l’album, évoque, sans sentimentalité mais
avec un humour tendre, la naissance du duo. Raconter des histoires,
c’est là ce qui noue Shovels and Rope. “Comme il s’agit de
chansons, nous faisons tout pour devenir de meilleurs raconteurs et
de meilleurs auteurs de chansons, de façon générale. Je pense que
là d’où nous venons, c’est la chose la plus importante.”
O’ Be Joyful
est un album accompli, contenant les meilleurs exemples d’écriture
propre à ses deux auteurs. Les contributions de Trent sont souvent
lyriques, poétiques et parfois sombres. Il dit aimer les auteurs de
chansons qui utilisent des personnages et des perspectives distinctes
de leur propre existence. D’autre part, Hearst joue sur la corde du
conteur populaire, usant de phrases entêtantes et des bons mots.
“Tell New York, tell Tennessee/ Come to Carolina and ya’ drinks
on me,” chante-t-elle sur le old-timey Kemba’s Got The Cabbage
Moth Blues, inspiré par les enregistrements qu’Alan et John Lomax
ont fait de chanteurs de Johns Island, Caroline du Sud, dans les
années 1920.
La plupart des
chansons ont été écrites on the road, et semblent être une
continuation de leur vie bohémienne. “Je pense que cet album,
c’est ce qui arrive à des musiciens quand ils commencent à écrire
à propos de leur vie sur la route et des lieux où ils sont allés”,
commente Hearst. Les chansons ont une attache géographique, c’est
comme un moyen de laisser des points de référence en route. “Vous
vous levez dans une ville différente chaque jour. En vous réveillant
le matin, vous ne savez plus du tout où vous êtes.”
O’ Be Joyful
n’hésite pas à accomoder les chansons en faisant appel à
plusieurs musiciens supplémentaires pour s’étofffer. Parmi
lesquels Amanda Shires, que j’ai découverte en faisant des
recherches à propos du dernier album de Todd Snider, l’excellent
Agnostic Hymns and Stoner Fables (Aimless Records, 2012). Elle
contribuait beaucoup au son plein de l’album, et c’est la même
chose ici, sur Keeper ou This Means War. Cette chanson, placée à la
fin, est l’une des ballades convaincantes et même touchantes de
l’album – à ce point là, vous aurez déjà eu les mémorables
Lay Low et surtout Carnival – pour laquelle il n’est plus
question de cuivres bravaches (comme sur Hail Hail en particulier),
ni de percussions trépidantes – c’est seulement l’écriture et
la mélodie qui atteignent une qualité intouchable. La voix de Cary
Ann Hearst y a des intonations étonnament profondes et originales.
Sur le morceau-titre, cette voix m’évoque celle de… Candye Kane.
Il y a la même énergie rockabilly et blues, auquelle on ajoute,
comme souvent, un banjo.
This Means War
fait oublier sa tourmente en se terminant par un vieil enregistrement
d’une Cary Ann Hearst de trois ans et demi, disant à son
grand-père qu’elle aimerait avoir un caniche pour l’habiller
avec des rubans et lui appliquer du vernis à ongles...
“J’ai cette
image de quand je serai agée, dit t-elle en 2008. De ce que nous
étions dans notre jeunesse, deux voyous vivant cette vie facile à
romancer.”
Les sources documentaires de cet article incluent principalement les articles publiés sur American Songwriter.com, La plupart des citations de Cary Ann Hearst proviennent de l'interview conduite par American Songwriter en 2008.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire