Pas
fait pour toi
En
2001, Mark Everett enregistre un autre disque important pour sa
carrière, Souljacker.
Retardé par le label Dreamworks pour manque de singles susceptibles
de passer à la radio, il paraîtra finalement une semaine après le
onze septembre, dans une ambiance explosive. A cette époque, Everett
s’est laissé pousser la barbe pour la première fois ; et sur la
pochette de l’album, il n’est pas loin de ressembler à Oussama
Ben Laden, l’instigateur d’Al Qaïda alors dans le top 10 des
personnalités les plus recherchées par les Etats Unis*. Souljacker
paraît
dans un climat de chaos politique et de paranoïa générale, dans
lequel seuls les écrivains semblent garder leur sang froid.
La
large participation de John Parish pèse sur Souljacker. Rencontré
en compagnie de PJ Harvey – à ses côtés, il a produit deux
superbes disques, en 1996 et 2009 – das l'émission Top of the
Pops. Les deux hommes s’admirent mutuellement, et Everett,
notamment, aime beaucoup le son brut et graisseux des disques de PJ
Harvey. En apparence, Souljacker
reproduit les sonorités sales de To
Bring You My Love
(l’un des grands disques des années 1990) ou de Dance
Hall at Louse Point.
Depuis le son des premiers disques de Eels jusqu’à Souljacker,
la transformation semble naturelle. Le style très reconnaissable de
Parish épouse bien les contours des fables d’Everett.
Daisies
of the Galaxies,
le prédécesseur de Souljacker,
était plutôt lisse, l'album le qui affirmait le versant pop de
Eels, et les appréciations négatives ne seront pas en reste pour
son successeur. «
Ma première complainte au sujet de Souljacker vient de cette idée :
le son n’est pas bon. Il n’est pas agréable à l’oreille. Il
est douloureusement ennuyeux, en fait, et ce n’est pas seulement
parce que c’est plus bruyant que ses prédécesseurs, ou parce que
les accords utilisés par E sont plus bizarres, ou parce que des
instrumentations de premier plan sonnent comme si elles ont été
générées par des mules battues, et, par conséquent, font grincer
des dents. […] Les compositions ressemblent à un truc d’amateur,
comme si ç’avait été écrit sans aucune considération pour
l’auditeur. »**
Le style rude de Parish ne peut faire l’unanimité. Mais parfois
ces appréciations hâtives engendrent des situations extrêmes. Eels
raconte : «Je
reçois des mails haineux de temps à autre parce que quelqu’un a
acheté mon disque joliment orchestré et n’a pas aimé le disque
plein de feedback de guitare. 'Qu’est ce que c’est que ce putain
de bruit, comment peux-tu me trahir ? […]' Je ne l’ai pas fait
pour toi.
Quand j’étais gosse j’aimais ça quand Neil Young sortait un
disque acoustique et que l’année suivante il me choquait avec un
disque très bruyant. J’aimais la surprise que ça provoquait. »
Le plus amusant est peut-être que la musique de Eels est
fondamentalement la même depuis qu’il a commencé à la jouer. Il
cherche simplement à porte un regard neuf dessus.
Everett
a aussi essuyé des critiques sur la teneur de ses textes. Au moment
de Shootenanny
!,
en 2003 - un disque qu’il a enregistré en quelques semaines alors
qu’il préparait Blinking
Lights and Others Revelations
– on stigmatisait sa façon de faire des rimes simplistes et des
phrases faciles. C'est seulement que dans cette phase 'récréative',
Everett nettoyait ses habitudes, aussi bien en termes de musique que
de mots. Il lançait à tout va des tentatives de « fresh
start », érivait Love of the Loveless, Dirty Girl et Somebody
Loves You dans l'intervalle, pour se racheter.
A
la même époque, il va aussi être soupçonné de se dissimuler
derrière l’étrange disc-jockey MC Honky, un bonhomme qui apparaît
en première partie des concerts de Eels entièrement déguisé et
publie même un album : This is Mc Honky ! : I A The
Messiah (2002). Un moyen d’échapper à sa carrière ?
Pour
une fois sur Souljacker,
Everett cesse de parler de sa propre vie et dépeint le portrait de
personnages marginaux qu’il crée de toutes pièces. Wim Wenders,
le grand cinéaste qui réalisa Les
Ailes du Désir, Paris, Texas
ou le documentaire sur le Buena Vista Social Club, va s’occuper du
clip pour le morceau Souljacker
part 1,
un trip futuriste et décalé – pour un morceau expéditif qui
reste systématiquement joué en concert.
Daisies
of the Galaxies
en 2000, et maintenant Souljacker,
sont la preuve que Everett est capable de mettre rapidement sur pied
une discographie solide. « La
parole habituelle selon laquelle Electro-Shock Blues était le
chef-d’œuvre de Eels va devoir être corrigé
», dira un journaliste du Sunday
Times.
« Ce
n’était en réalité qu’un de ses chefs-d’œuvre ».
Un
peu plus bleu
Inspiré entre autres par la mort de sa mère emportée par le cancer, Daisies Of The Galaxy (2000), le disque précédant Souljacker, est celui de l’émancipation. Décrit comme « une balade agréable dans un parc où vous êtes occasionnellement mordu par un serpent » par le producteur Lenny Waronker, sur Daisies la douleur est tapie et sert de ressort à Everett. Le deuil de la mort est doublé d’un éloge à la vie, la naïveté éclot et la lucidité grandit. Peter Buck, de REM, participe.
Everett
joue sur ce disque le même piano droit que Neil Young sur After
the Gold Rush (1970).
Parmi
ses influences, on compte aussi des musiciens aussi divers que Pete
Townsend (The Who), Ray Charles, Randy Newman, John Lennon, Levon
Helm (The Band)… parmi lesquels il convient de différencier les
instingateurs de l’apprentissage et ceux de la maturité. Levon
Helm , par exemple, est plutôt l’idole issu d’une période
d’apprentissage, en nous fait revenir aux début de la carrière
d’Everett. «
Je voulais être un batteur chanteur mais il n’y avait pas beaucoup
de modèles dans ce rôle. Levon était un bon exemple de ce à quoi
un batteur qui chantait pouvait ressembler. Il avait aussi un style
hors du commun. »
Randy Newman est une influence plus tardive qu’Everett voudrait
partager. « C’est
frustrant d’essayer de convertir des jeunes à Randy Newman ces
temps-ci parce qu’il pensent qu’il est juste ce type des Oscars
qui fait la même chanson à la Disney tous les ans. Ils ne réalisent
pas qu’il y a bien davantage en lui. […] Il peut être amusant,
poignant et parfois les deux à la fois ».
Mais
de son propre aveu, la marge de progression d'Everett, même avec de
tels musicens, est faible. « Je
n'ai pas appris la musique comme ces mecs avec qui je travaille. Ils
ont u langage musical avec lequel ils peuvent échanger, et cela leur
permet de faire plein de de blagues à mon égard. Essayer sans cesse
d'articuler les idées musicales peut être frustrant parfois. Cela
devient comme un jeu d'essai et d'erreurs jusqu’à ce que j'aime
ces musiciens sur le terrain où je veux qu'ils aillent. C'est le
cliché typique de l'artiste du type, 'Je veux que ce soit un peu
plus bleu ! Mais c'est ainsi, je ne sais pas lire ou écrire
la musique. Je suis autodidacte en tout. Et apparemment, impossible
de 'apprendre. Je tiens mal ma guitare, les baguettes, ma technique
aux claviers est mauvaise, mais on ne me l'a dit que sur le tard.
Pourtant ça fonctionne selon mes critères. C'est peut-être ce qui
en fait mon propre art. »
Everett
forme après l’enregistrement de Daisies
«
l’Orchestre Eels » et lance une tournée internationale à l’appui
du disque. Le groupe de six musiciens – Everett n’était
auparavant accompagné que d’un batteur et d’un bassiste - jouent
saxophone, trombone, trompette, banjo, guitare, violon, contrebasse,
piano, mélodica, clarinette et timbales. C’est un véritable
fanfare qui se déplace à travers le pays, et c’est sûrement
l’une des périodes les plus hautes en couleur pour le musicien.
Novocaine
for the Soul
La
famille est un thème récurrent dans le travail de Mark Everett.
Aujourd’hui, le plus gros de son mobilier provient de la maison que
possédaient ses parents en Virginie, des objets qu’il a récupéré
après leur mort. Il garde encore la collection de disques de sa
sœur, Elisabeth, qui mit fin à ses jours en 1996 – elle était
atteinte de schizophrénie. C’est elle, également, qui l’avait
amené à son premier concert : George Harrison et Billy Preston. «
J’ai hérité de ses affaires quand elle s’en est lassée,
raconte E. « Mais j’ai été surtout influencé par ce qu’elle a
gardé. Le plus joué était After The Gold Rush.”
Son
premier pas en musique va être par le biais de la batterie. Il va se
découvrir une passion précoce et acheter son premier instrument 15
dollars lors d’un vide-grenier. Ses parents étaient persuadés
qu’il allait cesser d’en jouer au bout d’une semaine, mais il
s’entraîna pendant dix ans… (on l’entend s’entraîner alors
que son père parle dans l’une des cassettes retrouvées dans le
sous-sol de sa maison).
Dans
sa vingtaine, E écrit des chansons et enregistre une démo sur un
quatre-pistes d’occasion, puis décide de poursuivre ses ambitions
en se déplaçant à Los Angeles – un périple de 3000 kilomètres.
S’ensuit un période de boulots précaires – qu’il qualifie
lui-même de «
shity jobs
» - pendant laquelle Everett écrit des chansons le matin avant de
partir et le soir en rentrant. Son écriture prolifique, sa pratique
intense ont permis à la qualité de ses mélodies de s’améliorer,
ce qui le conduit bien vite à un contrat d’enregistrement en tant
qu’artiste solo pour le label Polydor. Ca donne une paire de
disques, A
Man Called E (1992)
(qui a été soutenu avec une tournée en ouverture de Tori Amos) et
Broken
Toy Shop
(1993), avant que E quitte le label et forme Eels avec le bassiste
Tommy Walter et le batteur Butch Norton. Le trio signe un accord avec
le label DreamWorks et publie leur premier album, Beautiful
Freak
(1996).
Le
disque suscite un fort intérêt des médias et Novocaine
for the Soul,
chanson parfaite, est en rotation lourde sur la chaîne de télévision
américaine MTV.
Electro-Shock
Blues
Nous
sommes en mai 1997 et Mark « E » Everett apparaît au
public britannique de l’émission télévisée Top Of The Pops en
mode typiquement excentrique. A mi-parcours de la performance mimée
de Eels pour Novocaine
For The Soul,
E et le batteur Butch abandonnent toute prétention de jouer de leurs
instruments, préférant s’amuser à sautiller autour de la
batterie miniature de Butch comme des bambins hyperactifs dans un
château gonflable. La musique continue sans interruption. Les gens
présents dans le studio et les téléspectateurs de tout le pays se
demandent ce qui se passe. Il ont récolté la même année une
récompense en Angleterre, sous la forme d’une statuette dorée qui
va bien vite servir de pied de cymbale au batteur.
Après
seulement quelques mois, le fringuant « E » confessait
être ennuyé par Beautiful
Freak.
A
ce moment, Mark Everett n’avait pas encore trouvé sa vocation. «
Nous étions cette sensation et nous attirions l’attention de tout
le monde. C’était débordant et fatiguant de s’habituer ».
Il ne trouvera vraiment sa voie qu’au moment de Electro
Shock Blues –
Beautiful
Freak
restant un peu le projet d’un autre homme.
Le
fait le plus marquant dans le passé du jeune Everett, avant même
les drames de mort qui vont emporter toute sa famille, c’est son
manque de relations avec son père, décédé alors qu’il avait 19
ans.
Cependant,
le jugement de Everett va s’affirmer en faveur d’une
réconciliation, au fil des années – Electro-Shock
Blues n’étant
que la toute première étape d’un devoir autobiographique et d’un
besoin à se confier qui caractérise ensuite la plupart des disques
de Everett – à l’exception notoire de Souljacker.
«
Si ton père avait eu le vocabulaire émotionnel, il t’aurait
exprimé combien il aimait ce que tu fais »,
entend t-on dans le film. Et Everett fait finalement ce constat «
Plus
j’apprends à le connaître, plus je l’aime. Il semble avoir été
un homme bien, il avait ses problèmes bien sûr, mais il a travaillé
assez dur à sa manière. Il a fait plus que ce que j’ai fait, en
tant que père… »
Sa sœur avait laissé un mot avant de se donner la mort. Elle y
racontait qu’elle rejoindrait son père – décédé quelques mois
auparavant – dans un univers parallèle… « Heureusement que
j’avais commencé la musique avant
Electro-Shock
Blues
comporte de la poésie de sa grand-mère, des dessins par son père
et des textes de sa sœur, tous disparus au moment de sa parution.
Le
plus gros tabou
Dreamworks,
voyant arriver ce disque embarrassant, plein d’humour noir –
Everett est alors le dernier membre vivant de sa famille - et sans
single, va être tiède. Le premier morceau était intitulé
Elisabeth on the Bathroom Floor, et
le potentiel tube Cancer
for the Cure…
«
Suicide,
infarctus… La mort est le plus gros tabou depuis le sexe »
commentera Everett. « Si
Beautiful freak était notre carte de bienvenue adressée au monde,
»,
dira le chanteur quand à son nouveau disque, « …alors
Electro Shock Blues est le coup de téléphone au beau milieu de la
nuit auquel personne ne veut répondre ».
Pourtant, l’accueil critique va être encore plus enthousiaste
qu’avant, peut-être parce que le public des années 1990 est
maintenant accoutumés à des disques bien plus sombres que celui-ci.
Electro-Shock…
profite aussi de l’intervention de musiciens renommés ; Mike
Simpson des Dust Brothers, Mickey Petralia, Lisa Germano, Jon Brion
ou encore T-Bone Burnett. Enfin, le disque témoigne d’une forme de
maturité émotionnelle puisque Everett le comprend comme une façon
de créer de nouveaux points de vue, et de faire naître de bonnes
résolutions.
«
La
meilleure chose que j’aie jamais faite c’était de ne pas suivre
l’avis que le showbiz m’a donné après Electro-Shock Blues.
C’est la seule raison qui me permet d’être encore là. »
Malgré cette divergence de point de vue avec le label, Everett va y
rester attaché jusqu’en 2003, et produire encore trois disques
avec eux.
Dreamworks
a sûrement fait beaucoup pour rendre Eels visible sur la scène
internationale, d’autant plus que la situation était différente à
l’époque et que des labels comme Anti- ou Matador n’avaient pas
autant d’influence qu’aujourd’hui. Le conflit se tassera sans
doute car le musicien fait manifestement des efforts pour vendre son
disque : deux nouveaux clips sont nominés par MTV.
Everett
créera par la suite son propre label, E Works. Le music-business
n’est cependant pas son univers - il se sent plus proche, par
exemple, du monde de la bande dessinée, des comics books. Il a chez
lui des travaux originaux de Charles Schulz, Robert Crumb et Daniel
Johnson. Si la pochette d’Electro-Shock
Blues
est par Everett lui-même, plusieurs de ses auteurs de comics favoris
participent au livret. Il va travailler notamment à plusieurs
reprises avec Adrian Tomine.
Il
y a quelques années, à la quarantaine, Everett s’est mis aux
cigares et au whisky - et sa voix a changé depuis. « J’ai
pensé que c’était le moment d’avoir d’amusants passe-temps de
vieil homme. A ce moment je ne pouvais pas croire que j’étais si
vieux. La quarantaine dans ma famille, c’est souvent vieux. Si les
gênes familiaux étaient comme ceux de Keith Richards, je boirais
une bouteille de Jack Daniel’s et prendrais de l’héroïne tous
les jours, mais c’est tout le contraire. Ca arrive de tout les
côtés – maladie mentale, attaques, cancer, tout est là.[…]
Peut-être que je vais être celui de ma famille qui va durer…
»
*E
a été arrêté une fois à l’aéroport en Angleterre parce qu’on
l’avait suspecté de terrorisme
**
paru sur le webzine Stylus