Le dixième album de Mark « E » Everett apparaît, dans
sa discographie quasi irréprochable, comme l'un des plus aboutis,
autant du point de vue de paroles dont on sent qu'elles comptent plus
que jamais (« bombs away/i will be heard ») et
parviennent à laisser un sentiment, que de la musique. Un nouveau
sommet de carrière est atteint en la matière avec la partie
centrale de l'album : la puissance et la primeur de Peach
Blossom, le charme idéal de On The Ropes, le tournant plus
dramatique pris par The Turnaround, qui hisse cet album de 50 minutes
à un autre niveau, et propose la plus belle fin qu'une chanson de
Eels puisse posséder, captant l'image assez vraie de l'homme des
bois surgissant au détour d'une colline de Los Angeles (« 6
bucks in my pocket and these shoes on my feet/The first step is out
the door and onto the street”)
; et enfin, New Alphabet, la nouvelle épiphanie
des chansons type « fresh start» dans le répertoire du
Californien. Pour un américain, quoi de mieux qu'une tournée
européenne pour faire l'effet d'un soin de jouvence ?
Rien sur Wonderful Glorious ne fait office de faire-valoir, de
recyclage inutile ; tout est sentimentalement juste, épars
sans cesser de coïncider parfaitement avec l'image que l'on a de
Eels : le meilleur projet musical américain qui soit à la fois
rock expérimental, mélodique et aussi largement autobiographique.
Il maîtrise tout cela mieux que jamais. Wonderful Glorious est un
disque libéré dans le répertoire d'un homme obsédé par les
thèmes, les fils narratifs. Il faut remonter à Shootenanny !
(2003) pour trouver un album de Eels qui fasse aussi visiblement peau
neuve, et le résultat est plus convaincant sur Wonderful Glorious.
Peach Blossom, The Turnaround, New Alphabet : ces chansons
cimenteront le concert au Trianon (18 ème arrondissement). Elles
ont le souffle nécessaire pour être touchantes en acoustique à la
National Public Radio et fun à Paris, dans une salle dont la côte
grimpe sans cesse, avec en février 2013 un concert de Nick Cave
largement commenté.
Concert à Paris le jeudi 25 avril 2013 : « You Little
Punks Think You Own This Town »...
Les récents concerts donnent une nouvelle cohésion à toute une
partie du répertoire de Eels. Le concert démarre avec Prizefighter,
la chanson qui ouvrait l’album Hombre Lobo : 12 Songs About
Desire (2009). Un album qu’Everett a depuis qualifié de préquel
au sein de la trilogie qui continuait avec End Times (2010) et se
concluait avec Tomorrow Morning (2010), peut-être son album le moins
réussi à ce jour. Ces deux derniers albums conceptuels – l’un
sur la fin d’une relation amoureuse, l’autre sur les possibilités
de refleurissement que permettait une disponibilité affective
nouvelle - seront absents ce soir. Everett va à l'os, à la
quintessence de son groupe. Hombre Lobo est une étape importante de
sa discographie, celle où, après tant d'années passées à remuer
son passé familial, Everett exprime enfin exclusivement sa dévotion
amoureuse en termes sentimentaux et charnels et s'invente, avec un
détachement nouveau, des filiations avec l'histoire de rock. Dans
une relation de tandem typique de cet album, il va enchaîner le
blues tempétueux de Tremendous Dynamite et une de ses toutes
meilleures litanies en quatre accords, That Look You Give That Guy.
L'ambiance est enjouée ce soir, heureuse, ce qui n’empêche Mark
Everett de chanter sa propre vie, mais en mode plus baroudeur que
jamais, aviateur à la voix voilée, larguant les bombes de l’humour
et de la tendresse sur son répertoire et sur son propre groupe.
Trois guitares et la batterie placée à l’avant scène
garantissent que le concert soit rock n’roll. Les musiciens sont à
égalité. C’est le message principal de la soirée : Everett
aime ses gars. On fête l’anniversaire de l’un d’eux, offre une
cérémonie « à la française » à un autre parce qu’on
n’a pas joué ensemble depuis dix ans, avec accordéon donc, et les
embrassades se multiplient. Wonderful, Glorious est un album
inhabituellement collaboratif pour Everett, avec certaines chansons
composées à quatre mains. Il commente pour le site Popmatters :
« J'ai toujours été ouvert à tous ceux qui travaillaient
avec moi quand j'enregistrais. Mais si ça me paraissait de mauvaises
idées, j'étais plus enclin à dire 'Non, on ne va même pas
essayer.' Mais cette fois, même si ça ressemblait à de mauvaises
idées, je disais, 'ok, on essaie. Et souvent, je devais reconnaître
mon erreur. Ce qui ressemblait à des idées terribles était en
réalité de super idées. »
« Le premier jour d'enregistrement a été difficile, car rien
ne cliquait jusqu'à la moitié de ce jour. Et soudain tout d'un
coup, ça a commencé à fonctionner, et ça n'a pas cessé pendant
un mois. Il y a une part de chance. De bon timing. Nous nous sommes
éloignés pendant un moment, puis sommes revenus brancher nos
instruments et nous sentions que nous étions à notre place pour
donner le meilleur de nous-mêmes», raconte Everett, qui a eu 50 ans
en avril 2013. Et le disque prend un nouvel essor sur scène. Les
meilleurs moments de Souljacker (2001), Hombre Lobo et Wonderful
Glorious s’enchainent à un volume indécent, comme le set le plus
évident du monde. D’où l’avantage d’avoir si peu changé de
méthodes de composition en vingt ans de musique. « C'est comme
de faire du vélo ou de faire l'amour. Une fois qu'on sait, on
n'oublie plus. Et comme le vélo et l'amour, il faut trouver des
variantes pour maintenir l'intérêt de la chose au fil du temps qui
passe. Surtout en ce qui concerne le vélo», s'amuse Everett, La
fraîcheur et l'accord parfait entre musique et textes sur Wondeful
Glorious s'explique aussi : « Pendant un mois, je n'ai pas
cessé. Travailler sur la musique et les paroles simultanément,
c'est fatiguant mais c'est une façon excitante de le faire car les
paroles ont cette spontanéité en regard de la musique qui vient
juste d'être écrite alors que vous êtes assis là, avec votre
stylo et votre feuille. “
Si en studio, on a pu sentir une certaine répétition dans l’œuvre
de Eels, on est obligé de constater qu’aucune des chansons jouées
ce soir n’était présente, par exemple, sur le premier album live
officiel de Eels, Oh What A Beautiful Morning, paru en 2000. Ce
document signait la fin d’une époque qui a pourtant trouvé une
suite inattendue et expansive à travers le double album Blinking
Lights and Others Revelations (2005), tourné vers le passé à
plusieurs égards. Un passé qui définit largement l’œuvre de Mr
E - il a perdu sa sœur, son père et sa mère en l’espace de
quelques années. Souljacker (2001), enregistré avec John Parish (PJ
Harvey) dans un esprit de confrontation (il était sous titré « You
little punks think you own this town ») dressait le portrait de
personnages fictifs et franchissait de nouvelles frontières en
termes d'autarcie. Ce soir, Fresh Feeling (l'archétype des chansons
« fresh start ») rayonne toujours de délicatesse,
contrebalançant l'opacité moite de Dog Faced Boy et de Souljacker
Part I. Dog Faced Boy, entre Kinda Fuzzy et une reprise de Fleetwood
Mac, Oh Well, provoque un effet puissant et dont le souvenir, à la
fin du concert, est à ajouter dans le cahier d'une improbable
histoire musicale personnelle : « 25 janvier : trois
ans après avoir écrit quelques pages concernant Eels dans mon
fanzine, trois mois après avoir jeté une oreille distraite au
nouvel album pour la première fois, et quinze jours après que Mr E
ait fêté (comme il se doit on l'espère) son demi-siècle, 'i'm
falling in love again' »
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