Par
les temps qui courent, on veut s'investir à réaffirmer l'importance
de l'art, et de la musique, et du rock. Plus que jamais on refuse de
stigmatiser, mettre des étiquettes, s'enfermer dans un genre
particulier ou faire des amalgames entre une musique et son public.
On essaie de passer outre le fait qu'en France, l'immense majorité
n'écoute qu'une quantité de musique insignifiante (la quantité et
la musique) et qu'elle n'a aucune influence sur sa vie, ou pire, si
elle en a une, c'est pour se fondre dans la masse fasciste prête à
exclure ceux écoutant différemment se permettant de prendre
les choses au sérieux. On veut juste parler de quelques albums de
rock indécents. Mais comment se mettre au niveau d'une population
trop droguée pour travailler, trop faible pour partager ?
Heureusement, ce n'est que celle qui a élu le nouveau président
américain.
On
ne peut pas chercher de la même façon en art qu'en politique à
cerner les intentions d'un homme et à s'assurer qu'il n'est pas
cynique. Parce qu'une musique peut être sérieuse sans prendre le
parti de l'honnêteté, de l'âme. Elle peut balancer de la
satisfaction, du dédain, de la moquerie. Mais le cynisme est son
ennemi : il évacue tout espoir de sérieux, de loyauté, de
sens, et chez le spectateur toute envie de s'intéresser et de tendre
l'oreille.
C'est
ce qui devrait se produire quel que soit le domaine :
malheureusement, c'est ce qui différencie la politique et la
musique. Quand gagner du fric prend la tournure d'un sacrifice, que
cela passe pour faire le bien d'autrui, il y a déjà longtemps qu'un
être humain équilibré aurait du détourner son attention. Dommage
que ça ne soit pas le cas.
Pour
faire un éloge de l'indécence, il vaut mieux mettre en avant le
talent de musiciens hors pair qui ont composé et joué l'œuvre,
avant de dissiper le message qu'on voulait faire passer en premier –
la pertinence de leur musique – par des digressions. Il vaut mieux
dire d'emblée qu'on va parler de très bons albums, même si on joue
de leur rapport à la vérité comme il l'ont fait en leur temps.
En
premier lieu, Willie Murphy et ses Bumblebees. Honey From The Bee,
très rare album de 1978. Ce groupe méritait-il de
partager la scène avec
Wilson Pickett, Muddy Waters, James Brown, WAR, John Lee Hooker,
Neville Brothers, Etta James, Eric Clapton, Joe Cocker, Dr. John et
tant d'autres ?
Après
avoir essuyé une éducation irlandaise et catholique dans le
Minnesota, dans le midwest, Murphy découvrira bien vite Little
Richard, Fats Domino, Carl Perkins, Jerry Lee Lewis, et Ray Charles.
Il courra les salles folk en compagnie de John Koerner, et on leur
doit Running, Jumping, Standing Still (1969). Un disque qui vous
convainc de son excellence selon ses propres termes : entre
country rock et ragtime survolté, dans de grandes chansons
parfaitement construites. En comparaison, Honey From The Bee, avec un
groupe réputé mais peu célèbre, The Bumblebees, semble plus
chaotique, et laisse planer un doute sur la vraie personnalité de
Murphy. Il ressemble, d'un côté, au cauchemar de la domination
masculine faite musique. Un combo de sept mecs aux dérives
capillaires très seventies, le genre gang de hillbillies tarés que
vous éviteriez si vous êtes une femme et que vous avez appris à
échapper à la mâle frustration.
Dès
les premiers accords de After my Hard On Is Gone, on sent qu'ils
veulent jouer sur la même scène que les Stones. Pourquoi n'ont t-il
pas repris Under My Thumb ? Cette chanson représentative du mec
envieux de prendre sa revanche et de retrouver la libido l'ayant
abandonné depuis qu'il a perdu son boulot. Le marimba est le détail
permettant de parachever la duplicité ludique de la chanson, mais
cet instrument tintinnabulant est aussi le fait d'une composition
finalement plus attentionnée que prévu. Il faut toujours un maximum
de sérieux, même dans le rock le plus décalé. J'ignore si les
Stones ont pris leur art suffisamment au sérieux pour entrecouper
leur concerts d'annonces telles que « Et maintenant, nous
allons vous jouer une autre de nos compositions », mais à ce
propos, comme pour le marimba, on y reviendra plus loin.
C'est
de ce groupe que devrait prendre l'apparence le rock chrétien en
2017. Plus personne ne se soucie de pratiquer une religion autrement
qu'avec le précepte œil pour œil, dent pour dent. Ou si c'est le
cas, de toute façon, ils n'écoutent pas de rock et en jouent encore
moins. On ne peut que le constater avec horreur, il y a une certaine
porosité entre les hordes désespérées attendant qu'on les fasse
bander de nouveau et un groupe chantant toutes les fois ou il a
pu/voudrait/fantasme de baiser. Grande différence, l'indécence de
Willie Murphy ne remet pas en question son respect de la gent
féminine, et ses chansons, en tant qu’œuvres d'art, doivent être
prises avec recul. Après tout, il a produit le premier album de
Bonnie Raitt en 1971, sur lequel la chanteuse décidait de partir à
armes égales avec n'importe quel homme. Il est hors de question de
voir dans ce qu'il fait autre chose que du rock ou plus
spécifiquement de funk, de soul, de rock, de blues, et de reggae. Et
pourtant, comme il s'agit d'une véritable œuvre d'art, on prend au
sérieux cet homme qui hulule souvent comme Screaming Jay Hawkins, et
on fait bien. Dans le cas contraire, on se mépriserait nous-mêmes.
Crazy With You, Baby évoque, dans le scandale de sa basse lubrique,
dans l'instance impudique de ses guitares, dans l’obscénité de
ses cuivres rutilants, Captain Beefheart.
Ce
qui nous amène à Lick My Decals Off Baby (1970), l'album de
celui-ci qui succéda directement à son œuvre la plus célèbre,
Trout Mask Replica (1969). Le titre le trahit déjà, mais Captain
Beefheart, qui a alors une décennie de création échevelée devant
lui, parachève déjà son sens du décalage. Ce nouvel album est
plus court et digeste. Sur un lit de guitares fracassées, de blues
abstrait, Beefheart « joue » du saxophone d'une
façon à la fois terrible et merveilleuse, provoquant des phrases
musicales obsédantes, comme certains obsédés par des passages de
la bible jusqu'à la perversion. Il joue divinement bien, disons donc
avec une ferveur biblique.
Le
reste du temps, il chante, et sa façon de la faire dénote d'un
mépris pour les écoles de tout ce qui représente une forme de
qualité quelconque pouvant être reconnue par des gens de bonne foi.
La grosse différence avec l'autre camp, celui des fascistes
détestant tout ce qui ressemble à de l' « élite »,
c'est que Beefheart n'avait pas de dédain pour lui même, et surtout
pas pour son art qu'il considérait à sa juste valeur. Il n'était
pas désespéré, et s'il avait des problèmes de libido ça
n'entrera pas en compte pour juger de Lick My Decals Off, Babe. C'est
lui qui annonçait ses chansons comme des « compositions »
en concert et passait pour pompeux à cause de cela. Il en rirait
désormais, vu les hostilités intégristes qui jouissent comme un
public des Stones. A croire qu'il faut être un peu snob pour vivre
sainement.
A
sa charge, certaines chansons de cet album pouvaient servir d'hymne
de campagne à l'élection américaine de 2016. La chanson titre :
« Rather
than I want to hold your hand
I
wanna swallow you whole
‘n
I wanna lick you everywhere it’s pink
‘n
everywhere you think »
Plus
loin, un signe d'indécence ne trompant pas : la présence
d'abeilles, déjà pleines de miel chez Willie Murphy :
« It’s
all about the birds ‘n the bees ».
Il
y a aussi ce titre : "I Wanna Find Me A Woman That'll Hold
My Big Toe Until I Have to Go."
La
poésie de Captain Beefheart est du plus haut niveau. Elle
s'entrechoque constamment avec la musique, volontairement erratique.
On ne réussit pas à s'en détourner facilement « Space-age
couple/Why don’t you flex your magic muscle/Space-age couple/Why
don’t you jus’ do that? » Ce « muscle magique »
qu'il nous demande d'exercer, c'est tout le secret de sa musique
élastique, tendue, malléable, ouverte sur le monde, sur le
changement. A nous d'être assez souples pour l’accueillir. Avis à
ceux qui avancent les fesses serrées et la queue molle.
Si
le génie c'est donner l'air de savoir exactement où l'on va sans
suivre aucun point de référence, alors les guitares en sont. Zoot
Horn Rollo sait exactement ce à quoi il veut parvenir. Il nous met
au défi de trouver là une nouvelle base de compréhension pour
apprécier la musique. La guitare n'est qu'une des nombreuses choses nous incitant vraiment à écouter, à nous investir, en dépit de
tout – le signe d'une œuvre d'art.
Ce
album est multi-dimensionnel, d'un art à peine humain. C'est là que
l'on abandonne définitivement les poursuites et que l'on cesse de
croire qu'il aurait pu inspirer des sentiments inférieurs. Il y
existe une dimension rythmique, pour commencer, entièrement
autonome ; on pourrait n'écouter que la batterie et l'apprécier
en elle-même.
Le
marimba apporte aussi une dimension à lui tout seul. Petrified
Forest serait une expérience glauque s'il n'y avait ces petites
notes joyeuses pour nous remonter le moral. Ce marimba se met à
faire des siennes et à ne plus tenir compte du reste de la musique
sur The Smithsonian Institute Blues. C'est bien le dernier instrument
à faire ainsi dans cet album. A la fin, Flash Gordon Ape, un moment
divinatoire, poétique et surréaliste comme seul le rock est à la
fois, semble adresser un message personnel au nouveau président
américain :
«It
makes me laugh to hear you say how far you've come
When you barely
know how to use your thumb
So
you know how t' count t' one" »
La
politique, ce n'est l'affaire que de deux ou trois doigts nerveux;
la musique de Captain Beefheart utilise huit mains à leur plein
potentiel d'expression.
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