Dernier album enregistré par Bob Marley, Uprising s’avéra être une œuvre à la force décuplée par le présage qui planait sur elle. Il balançait, le temps de fameux riddims revisités par son excellent groupe, entre épiphanie personnelle et problèmes sociaux globaux. Bien sûr, le trio vocal des I Threes y était en pleine forme, donnant aux messages sociaux de Marley la saveur du meilleur miel. Assez sombre dans son ensemble, Uprising décrivait avec une acuité renouvelée les déséquilibres de plus en plus grands, et le remède de plus en plus évident en la personne du dieu Jah. L’aspect religieux était ainsi particulièrement marqué avec des chansons comme Work, Zion Train ou Forever Loving Jah.
Marley ne se méprenait plus sur le pouvoir que pouvaient avoir ses textes – s’il en avait douté, une chanson comme Zimbabwe lui avait donné un aperçu de sa responsabilité. Il rappelait sur presque toutes ses chansons combien son engagement avait été le fruit de convictions personnelles et pacifiques, voire de son tempérament enclin à l’empathie. En regard de la pochette fortement symbolique, où l’on voit Marley s’élever du sol et tendre les deux poings tandis que le soleil darde ses rayons, Uprising le voyait au mieux de sa force de persuasion – et conscient que le temps où ses actes allaient être jugés approchait, le temps pour lui de regagner une place dont il avait toute sa vie cherché à comprendre à partager les principes fondateurs. Marley allait en effet prendre conscience de la gravité de son cancer au moment de l’enregistrement de Uprising.
Coming in From the Cold ou Bad Card étaient de grandes chansons militantes, avec la première pleine de la puissance ressentie par Marley à faire partie des enfants de Jah. Real Situation méditait sur l’avidité du commun («Donnez leur un mètre, ils en prennent cent/Donnez leur cent mètres, ils en prennent mille ») et la venue inévitable d’un Armageddon qui conclurait cette décennie chaotique pour la Jamaïque comme pour l’Angleterre. La musique de Marley reflétait aussi le sentiment d’attraction-répulsion du peuple pour la politique, celui-ci ayant réalisé plus durement que jamais, durant les dix années précédentes, combien il était difficile de ne pas abandonner son destin aux politiques, de ne pas se faire phagocyter par elles – un sentiment projeté par Marley, qui pouvait être directement rapproché d’expériences personnelles. Uprising décline ce modèle : extase philosophique et personnelle contre dissolution politique et sociale. Work ou Forever Loving Jah contre We and Dem et Pimper’s Paradise, qui critiquait la façon dont les femmes Antillaises s’ « américanisaient » - une conséquence de la perte de racines culturelles propres à la Jamaïque. «Bientôt elles vont baisser la tête », concluait t-il. Il insistait ainsi une nouvelle fois sur l’idée qu’une perte de repères culturels et qu’une atrophie spirituelle conduisait à remettre son destin entre les mains des puissants, malgré toute la fierté éprouvée.
Could You Be Loved, belle déclaration d’indépendance en forme de disco balancée, était un hit potentiel (« Ne les laisse pas de trahir/ou même t’enseigner/Nous avons nos propres pensées ») et Marley sentait que Uprising serait un bon disque.
Une première version de Uprising fut envoyée à Island Records, mais Chris Blackwell la retourna à Marley, car, à son avis, il manquait une chose pour faire du e ce très bon disque un chef d’œuvre. Il lui suggéra de réenregistrer le dernier morceau, Redemption Song, seulement lui et sa guitare. Un exercice acoustique que Marley n’avait jamais tenté avec autant de succès, car il donna l’une de ses meilleures interprétations, pour une chanson déjà très forte et symbolique. Selon Rita Marley, « il souffrait déjà beaucoup, secrètement, et jouait de sa propre mortalité, une chose qui est très apparente sur l’album, et particulièrement sur cette chanson ». Redemption Song semble résumer l’ensemble des précédentes chansons de Marley, et c’est un tour de force en cela: « Tout ce que j’ai eu/des chansons de rédemption ». Il jette un regard apaisé sur sa propre œuvre, tout en continuant son travail pour la liberté. « Emancipez-vous de l’esclavage mental/Personne d’autre que vous ne peut vous libérer l’esprit ». Enjoignant enfin ceux qui l’ont supporté à marcher sur ses traces. « Ne vas-tu pas aider à chanter ces chansons de liberté ». L’austérité de la chanson fait résonner chaque mot avec une émotion sans précédent dans l’œuvre de Marley. Redemption Song a été le dernier simple de Marley, ainsi que la dernière chanson qu’il a jouée en concert, à Pittsburg, en septembre 1980. L’album était paru en juin.
Le troisième album de la trilogie voulue par le chanteur Jamaïcain, et le sixième en huit ans, Confrontation, fut terminé par sa femme Rita après la mort de Bob Marley en mai 1981, à l’âge de 36 ans. La pochette représentait Marley en Saint-George tuant le dragon Babylonien. C’est une compilation de simples (Rastaman Live Up !, Blackman Redemption) et autres morceaux jamais parus (I Know, Mix Up Mix Up) ou démos (Jump Nyabinghi). La chanson Buffalo Soldiers rencontra un grand succès en Angleterre. Depuis la disparition de Marley, son label Tuff Gong continue d’enregistrer de nouveaux artistes reggae et, bien entendu, la fratrie des Marley, qui compte onze enfants. La Jamaïque se prépare aussi pour le triomphe de l’équipe Jamaïcaine, et de Usain Bolt, aux jeux olympiques à Londres en 2012…
Uprising
Parution Juin 1980
Label ; Island Records/Tuff Gong
Genre : reggae
A écouter : Work, Zion Train, Redemption Song
8.50/10
Qualités : Communicatif, engagé, lucide