Les chansons prennent la descente dans
un mouvement irrépressible, délivrant souvent au délà de la
formule couplet/refrain, un élan psychique qui nous élève ou nous
confond un peu – selon si on est familier ou non avec le groupe.
Avec les écoutes répétées de Twerp Verse comme des précédents
Major Arcana et Foil Deer, tout se met en place, révélant un groupe
qui surpasse ce que l'on croyait connaître du rock à guitares. Leur
musique devient jouvence et plongeon sans qu'il soit besoin
d’idolâtrer Sadie Dupuis. Nirvana allait avec Kurt Cobain, et les
performances physiques de sa section rythmique. Mais ils se sont
détruits. Sadie Dupuis est à l'opposé, elle n'a pas le désir que
les choses convergent vers le groupe. Au mieux, celui-ci reste
insaisissable, rien de tangible, et pourtant les performances sont
parfaites. Voilà groupe qui ne fonde pas sa gloire sur la
performance mais sur une certaine souplesse de corps et d'esprit.
La production y est pour quelque chose.
La voix de Dupuis est multiple lorsque la formule s'éloigne le plus
du collège rock qui intimait leurs débuts. Et sur Lucky 88, ils
réussissent à produire une pop non agressive. Accro au travail,
Speedy Ortiz reconstruit toujours mieux le monde. « C'est
d'important d'honorer ses propres sentiments et la tristesse qu'on
ressent », reconnaît-elle. Mais sa façon de concevoir le
groupe, tout en synergies positives, l'éloigne de la spirale de
l'enfermement. Que reste t-il de commun avec les fleurons du rock
d'avant les années 2000 ? Sadie Dupuis et son groupe se battent
aussi contre les vieilles idées réactionnaires, le puritanisme
etc., mais avec un activisme contemporain soucieux de montrer des
idées neuves et de les faire circuler jusqu'à nous dans
l'équivalent d'un toboggan, un conduit lisse. Dupuis en tournée pour
défendre son album solo en 2016, avec son groupe féminin et lesbien
sait une chose de cette rectitude mâle tapie dans les stations
service et dans les parages de chaque concert.
Twerp Verse s'apparente à plonger dans
un pool, où des poissons de toutes formes ne sont jamais ce qu'ils
semblent être, mais des allégories. Sadie Dupuis est fan de
Guilermo Del Toro et de sa forme de l'Eau, parce qu'il s'en prend au
fascisme avec ce penchant vaste, réaliste qui joue à armes égales
dans un monde technologiquement avancé et en quête de cohésion.
C'est comme la bande originale de Black Mirror, par Max Richter, et
sa palette austère, capable d'empêcher le monde de se réduire en
miettes. Un certain sens de ce qui maintient les choses ensemble, de
ce qui illumine l'être humain. Comme aussi pour maintenir des
chansons d'époques disparates, écrites entre 2014 et 2017.
La clairvoyance pousse Sadie Dupuis
vers toujours plus de clarté dans sa vision. Speedy Ortiz a réussi,
par caractère à aller bien au delà des histoires de fac et des
histoires de boy meets girl qui peuvent faire le cliché de la
musique grunge originaire des années 90. Il en émane désormais
comme une onde soyeuse sous les guitares, capable de baigner toute la
société américaine et au-delà.
Essayer de creuser l'essence de Speedy
Ortiz ne débouche pas sur grand-chose. L'origine du nom (une
référence à un personnage de fiction qui disparaît et comment
ceux qui le connaissent survivent son souvenir) nous laisse en dehors
de son univers. Toutes les tentatives de s'y plonger sont
frustrantes, en dehors du plaisir musical qui lui nous incite à
revenir à cet âge au milieu de la vingtaine où la vie ne
s'organise qu'autour d’événements successifs. L'âge où il n'y a
pas d'urgence à devenir. C'est le souvenir de ces événements, dans
une écriture qui utilise la mélancolie pour comprendre ses
relations présentes et tangibles, que Dupuis secoue à renfort de
riffs et de mélodies. Le groupe le fait avec un sens de la
reconstruction permanente, réussissant l'exploit de détourner
autant les mélodies et les rythmes que Dupuis le fait en changeant
la rime attendue d'une phrase. « One more time with reeling/You
siphoned out the feeling. » Alors que d'autres groupes habitués
à dérouter adoptent un son plus dur, une façade plus intimidante,
Speedy Ortiz nous convie de plus en plus, nous laisse oublier notre
condition de non américains confrontés au microcosme du
tout-américain. L'excitation de créer et de différer des règles
établies par des décennies de rock, réunissent des cultures.