The Black Rider
Dans un studio noir, ou bien sur scène,
Willis Earl envoie souvent son micro en révolution, d’un tour de
poignet. Un geste qui pourrait mal finir pour le micro. Mais Beal le
maîtrise à la perfection. Que cherche t-il à maintenir à distance
avec ce geste intimidant ? Que contient le cercle ainsi formé ?
Quand un chanteur devient à ce point une énigme pour les autres,
qu’il semble aussi déterminé, cela suscite la critique, des
réactions. Les lunettes noires ?
Elles protègent ce ‘narcissique’,
selon ses propres mots, des reflets de l’extérieur. Les gants
noirs sont aussi là pour l’isoler des sources parasitaires. Il
semble nous dire que si on veut s’inspirer de son art, c’est sa
manière de faire qu’il faudra regarder, pas la musique. Il
pourrait aussi facilement brancher un transistor sur lequel seraient
enregistrées ses chansons.
Certains ont cru que Beal s’était
fabriqué une armure de toutes pièces, un personnage juste bon pour
la scène. Ce qui donne cette impression, c’est qu’il est un
authentique paradoxal, et que les seuls comportements dont il puisse
satisfaire son public, au premier abord, semblent caricaturaux. Il a
réalisé après avoir enregistré Acousmatic Sorcery (2012) qu’on
en a fait ‘un Noir de Chicago, honnête et sincère’. Pas très
satisfaisant pour l’égo. Mais à ce stade, il a à peine mis la
machine en route. Ce premier album est davantage le tableau de
morceaux rassemblés pendant les dernières années qu’une œuvre
focalisée. On le jauge pourtant déjà, on le met face à ses
références, on est à l’écoute de ses relations, et beaucoup
d’histoires invraisemblables mais souvent vraies se mettent à
circuler à son sujet. C’est un vagabond. On croit l’avoir cerné,
sans savoir qu’il n’a pas encore sacrifié son intégrité ;
c’est une arme à retardement. Un peu comme pour Antony Hegarty,
dans un autre genre.
La matière des rêves
Beal ne veut garder que le message, se
moque des styles musicaux comme des classes de la société. Dans ces
conditions, Nobody Knows est un album au raffinement inattendu,
peut-être le dernier avant longtemps où Beal accepte de chanter une
chanson telle que Everything Unwinds. Au moins y a t-il fixé
l’errance – un paradoxe, encore. Il y a marqué les ornières de
sa présence de fantôme. Cette chanson vous donne l’idée que la
voix de Beal, étonnante de variété depuis Acousmatic Sorcery, est
un murmure capable d’arrêter le temps. Comme Sambo Joe From the
Rainbow, Monotony ou Evening Kiss sur Acousmatic Sorcery, Everything
Unwinds est la matière des rêves. Pour le précédent album, elles
auraient été enregistrées en pleine nuit, entre deux songes, avant
que l’inspiration propre aux imprécisions nocturnes ne se dissipe,
et recueillies ensuite, plus tard. Ici, la trame est une texture
ondulante et séduisante, dépeignant une mélancolie qui inclut le
dehors. La lune, les larmes, la douce étrangeté qui donnent à Beal
la sensation d’être entendu, non seulement par nous qui l’écoutons
mais aussi par une présence réparatrice/maléfique au-delà de
nous. Réparatrice lorsqu’elle permet de recueillir une
lamentation : maléfique parce qu’elle ne répond pas.
Et pour se convaincre qu’il n’a pas
besoin de réponses, Beal fait un provocation de sa poésie étrange
et apocalyptique. Peut-être ne veut t-il se rendre qu’à elle. Ne
se livrer qu’aux trois choses qui l’inspirent : venir seul ;
la nuit la plus noire ; l’ange lui caressant l’âme.
Au delà de l’insurrection qui
consiste à ne rien représenter, une poésie prend corps dans Nobody
Knows. Elle est le mieux représentée par la relation ingénue
de Beal à Chan Marshall, ou Cat Power, que les amoureux de musique
rock indépendante intimiste connaissent bien. L’album s’ouvre
sur des performances qui semblent mettre le chanteur dans une
position plutôt inconfortable pour lui, comme s’il faisait la
révérence à Marvin Gaye, la cour à sa bonne amie et, à travers
elle, à l’auditeur qui trouvera absurdement que Wavering Lines est
une chanson trop léchée. De son passé à Chicago, on retrouve la
patte des productions de Motown sur le morceau suivant, Coming
Through. Cette humilité et cette fraîcheur lui sied mieux que
jamais sur la quatrième chanson, Burning Bridges, une chanson qui se
termine lorsque Beal prend une voix de falsetto pour répéter « elle
et moi, toi et moi, elle et moi. »
Passer la frontière
Puis vient Disintegrating. Elle se
termine dans une noirceur sexuelle qui semble faire renaître pour de
bon l’alter-égo féroce de Beal, affamé de vie, celui que
certains accusent de construire un mur factice pour ensuite avoir la
gloire de passer au travers. Mais le mur le protège des expériences
les plus folles qu’il risque encore de vivre. Il va pénétrer dans
les fentes du mur comme une araignée recherche une mouche pour se
nourrir. « Tu ne réalises pas que je me sens à l’étroit.
Je vais te montrer la douleur que je ressens. Je vais te pénétrer,
pour que tu ressentes la même chose. Je me désintègre au-dessus de
toi. Mais il y a ce mur qui nous sépare. Je le traverse. » Cat
Power, elle, est comme ‘Neal Cassady dans Sur la Route, de Jack
Kerouac : fragile mais impénétrable, et sans artifice. »
Même lorsqu’il se retrouve enfin
auprès d’elle, il réalise qu’il ne doit la prendre que pour une
sorte de guide spirituel. Il a joué dans un petit film pour l’une
de ses chansons une fois, en plein désert Californien. « A la
fin, j’en avais tellement marre que je me suis mis à marcher deux
heures en plein désert. Quand vous êtes là, vous vous mettez à
sentir votre conscience tout envahir : les interstices du passé,
du présent et du futur. Tout ce que vous avez fait devient diffus,
vos erreurs, vos succès. Vous commencez à vous persuader qu’il
n’y a pas de raison de faire demi-tour. Mais la logique revient :
j’ai fait demi-tour parce que la première vie que j’ai vue dans
le désert c’était un nuage de mouches qui n’arrêtaient pas de
voler autour de moi. »
C’est comme si en le traversant il
pourrait donner un sens à ses désillusions. « Elles dépassent
mon talent de loin, dit t-il de celles-ci. Et ce sera toujours ainsi,
car si ce n’est plus le cas, il n’y a pas de raison de vivre. »
On peut remplacer « vivre » par créer. Remplacer les
mots sur la langue d’un parolier par d’autres, drôle d’idée.
Comme si remplacer un mot pouvait faire passer la frontière à
Beal : passer de personne à quelqu’un, de réel à irréel,
d’insignifiant à important.
Willis Earl Beal manipule ces mots, les
phrases, cherchant malgré tout à rester le maître de sa destinée.
L’envie de vivre, dépasse la désillusion.
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